Allocution d'ouverture et réponses à la presse du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors de la conférence de presse conjointe à l'issue des négociations avec son homologue italien, Paolo Gentiloni, Moscou, le 1er juin 2015
Mesdames et messieurs,
C'est la première visite de Paolo Gentiloni à Moscou depuis le début de son mandat de ministre italien des Affaires étrangères. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois en marge de différents forums internationaux, ainsi que le 9 mai à Moscou dans le cadre des célébrations à l'occasion du 70e anniversaire de la Victoire, auxquelles Paolo Gentiloni représentait la République italienne.
Aujourd'hui nous avons constaté que, dans le contexte difficile qui s'était formé en Europe, il fallait adopter une approche pragmatique et constructive. Comme nous, nos collègues italiens sont en faveur d'efforts conjoints pour assurer l'amélioration de la situation sur le continent. Je crois que c'est la seule attitude appropriée.
Nous avons examiné l'état et les perspectives de la coopération bilatérale et le calendrier des futurs contacts, y compris au plus haut niveau. Nous avons activement soutenu les efforts de l'Italie pour attirer l'attention sur les problèmes de sécurité alimentaire - sujet central de l'Exposition universelle "Expo 2015" actuellement à Milan. Comme je l'ai déjà dit, le pavillon russe est l'un des plus grands et des plus visités.
Nous avons également évoqué les liens interministériels, sphère dans laquelle nous constatons un certain dynamisme. Il y a eu des rencontres entre les ministres responsables des situations d'urgence, les ministres de la Justice et de la Culture. Nous soutenons la poursuite de cette pratique.
Nous avons convenu de tenir des consultations régulières entre les ministères des Affaires étrangères, notamment sur les questions de la lutte contre le terrorisme international, le crime organisé et le trafic de drogue dans le cadre du Groupe de travail bilatéral pour lutter contre les nouveaux défis et menaces, créé en 2013.
Ce matin, Paolo Gentiloni s'est entretenu avec le vice-Président du gouvernement de la Russie, Arkadi Dvorkovitch, en tant que co-président du Conseil bilatéral sur la coopération économique, industrielle, monétaire et financière. Un plan de travail a été dressé. Nos collègues italiens ont confirmé qu'une délégation importante des cercles d'affaires italiens participerait au Forum économique international de Saint-Pétersbourg.
Nous étions unanimes pour saluer le maintien et le renforcement du climat de confiance, de compréhension mutuelle, ainsi que l'augmentation du rôle des liens culturels et humanitaires, des contacts humains, surtout entre les jeunes Italiens et les jeunes Russes. À cet égard le Forum russo-italien des sociétés civiles, dans le cadre duquel se réalisent plusieurs initiatives communes, joue un rôle important.
Nous avons également évoqué des questions internationales et régionales. Bien sûr, une attention particulière a été accordée à la situation en Ukraine. Nous avons souligné le caractère inconditionnel de la mise en œuvre par les parties de toutes les dispositions des accords de Minsk du 12 février 2015 sans exception. Bien évidemment, nous avons une fois de plus attiré l'attention sur les tentatives de déformer, de dénaturer et de réinterpréter ces accords. Nous sommes convaincus qu'aujourd'hui il est essentiel de se concentrer sur le point principal, fixé dans les accords de Minsk: la nécessité d'établir un dialogue direct entre Kiev, Donetsk et Lougansk. Sans cela, aucun problème ne pourra être résolu. Il est nécessaire de prendre des mesures afin de faciliter la vie sur les territoires des Républiques autoproclamées, pour lever le blocus économique et rétablir le paiement des allocations sociales. Nous mettons certains espoirs dans les réunions des sous-groupes de contact prévues demain à Minsk, lors desquelles on examinera des mesures concertées pour la désescalade de la situation sur le plan militaire et politique, et pour l'arrêt des violations des accords de trêve. Nous avons examiné l'état des relations entre la Russie, l'Union européenne et l'Otan. De notre côté, nous avons présenté une fois de plus des arguments sur la contre-productivité de la ligne de confrontation avancée par Bruxelles. Nous avons également noté l'importance du lancement de travaux concrets pour convenir de fondements acceptables pour tous, sur lesquels la sécurité européenne sera basée – égale, indivisible, la même sécurité pour tous, sans lignes de démarcations ni zones avec différents niveaux de sécurité. Bien évidemment, nous plaidons pour le développement des discussions sur l'harmonisation des processus d'intégration en Europe. Vous êtes au courant de nos initiatives visant à lancer un dialogue entre l'Union européenne et l'Union économique eurasiatique dans le contexte du but commun, qui semble être partagé par tous – la formation de l'espace économique et humanitaire commun de l'Atlantique au Pacifique.
Un accent important a été mis sur la situation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Nous avons noté la nécessité d'intensifier les efforts pour contrer la menace terroriste et extrémiste émanant de la région. Une attention particulière a été accordée à la situation en Libye, notamment aux défis migratoires graves posés aux pays européens, l'Italie avant tout. Nous sommes prêts à poursuivre la coopération sur ce problème avec nos collègues italiens et avec d'autres partenaires étrangers, y compris dans le cadre de l'Onu.
Globalement, nous sommes satisfaits du résultat des négociations. J'espère que nous sommes d'accords sur ce point.
Question: Ma question concerne la "liste noire" russe, qui a été établie en réponse aux sanctions occidentales il y a relativement longtemps, mais n'a été rendue publique que récemment. Pour quelle raison n'a-t-elle pas été publiée plus tôt? Quels ont été les critères retenus lors de sa rédaction? Ces critères semblent justement susciter beaucoup de questions. Par analogie avec la liste européenne, existe-t-il une "liste noire" visant des personnalités américaines?
Sergueï Lavrov: Il est utile d'en parler, parce que cette question révèle de nombreux aspects de nos relations avec les partenaires occidentaux. Si je comprends bien on nous accuse d'avoir dressé une liste de personae non gratae en Russie arbitrairement, sans aucune raison, alors que l'UE aurait respecté toutes les "bienséances", parce que chaque Russe inscrit sur cette liste l'aurait "mérité".
Il est même assez étrange d'expliquer l'absurdité de cette logique, parce que c'est clairement une tentative de substituer ses propres préférences politiques au droit international. On accuse, entre autres, les dirigeants et les membres du parlement russe des décisions qu'il prennent en votant "dans leur cercle" sur les questions d'actualité pour la Russie, y compris sur l'attitude envers l'expression de la volonté de la population de la République de Crimée et de Sébastopol. Je ne connais aucun cas, dans l'histoire, où les députés étaient sanctionnés de cette manière pour leur position politique. C'est pourquoi les sanctions décrétées par l'UE, les USA et certains de vos alliés sont parfaitement illégitimes.
Quant à cette liste, nous ne voulions pas la rendre publique, mais nous ne pouvions évidemment pas enfreindre la loi fondamentale des relations internationales – le principe de réciprocité. Quand l'UE a adopté ses restrictions contre environ 150 Russes, nous avons fait la même chose mais vis-à-vis d'un nombre bien moindre de citoyens de l'UE, parce qu'on ne voulait pas prendre le mauvais exemple de l'UE et lancer une campagne retentissante en annonçant des noms, comme l'a fait Bruxelles. Nous avons simplement transmis à nos partenaires en UE l'information selon laquelle la Russie avait également établi une liste de sanction, que nous ne rendrions pas publique et n'enverrions pas à Bruxelles pour ne pas provoquer de scandale. Nous avons demandé à la Commission européenne d'informer les députés et les représentants politiques et publics de l'UE comptant se rendre en Russie de consulter un consulat de Russie dans leurs pays respectifs pour savoir s'ils pouvaient utiliser leurs documents (passeports diplomatiques, visas). Et c'est tout.
J'ignore si la Commission européenne a satisfait cette demande, mais elle n'a exprimé aucun grief au sujet de cette entente qui date de presque un an. La Commission européenne s'est souvenue de cette entente et a déclaré se rappeler de l'avertissement seulement après l'histoire impliquant un député allemand, mais tout le monde ne peut probablement pas profiter de cette possibilité correctement. Pourquoi la Russie ne transférerait-elle pas la liste confidentiellement uniquement pour que Bruxelles puisse informer les personnes concernées? A la demande de l'Union européenne nous avons transmis cette liste à titre confidentiel et elle a immédiatement fait l'objet de "fuites" dans la presse, et l'UE s'est fait un plaisir de commenter ces "fuites". J'y perçois une infraction à certaines normes d'éthique.
La dernière chose que je voudrais dire concerne les déclarations de l'Union européenne selon lesquelles elle aurait décrété des sanctions en vertu d'un certain droit, alors que la Russie l'aurait fait de manière illégitime. Rappelez-vous et transmettez à vos lecteurs et auditeurs que nous avons répondu par la réciprocité à une démarche unilatérale, inamicale et infondée. Nous l'avons fait après une longue retenue. Nous n'avons pas réagi à l'abandon par l'UE de ses positions fixées dans l'Accord du 21 février 2014 signé par les ministres des Affaires étrangères de trois pays européens respectables, qui impliquait la formation en Ukraine d'un gouvernement d'unité nationale en assurant les droits de tous les citoyens d'Ukraine, y compris les Russes et les russophones. Cet accord a été piétiné dès le lendemain matin. Personne en UE, y compris les ministres signataires, n'a dit un mot pour sa défense. C'est ainsi qu'on a ouvert la voie au coup d’État dont les ultranationalistes étaient la force motrice, y compris ceux qui arborent des symboles nazis. Quand ces gens, arrivés au pouvoir en renversant le gouvernement légitime, ont annoncé que désormais ils dirigeaient l'Ukraine et ont commencé à adopter des lois attaquant directement la langue russe, quand les leaders qui ont permis ce coup d’État ont commencé à dire que les Russes devaient être chassés de Crimée parce qu'ils ne glorifieront jamais Stepan Bandera, l'UE n'a rien dit non plus. Nous n'avons pas réagi à ces actions de l'UE qui concernaient directement son incapacité ou sa réticence à hausser la voie pour défendre les Russes en Ukraine. Les sanctions de rétorsion décrétées concernaient des personnalités ayant activement soutenu le coup d’État après lequel les Russes en Ukraine ont commencé à être persécutés et discriminés, contrairement aux nombreuses conventions dont l'Ukraine est membre et exigeant la protection des droits des minorités ethniques. C'est probablement pourquoi l'Ukraine veut légaliser cette politique, elle a récemment renoncé officiellement à appliquer les conventions en question sur le territoire du Donbass. Une fois de plus, nous n'avons rien entendu de la part de l'UE. Mais je vous assure qu'en réagissant de manière proportionnée et même moindre par rapport aux sanctions unilatérales de l'Europe nous n'avons pas eu l'intention d'exacerber cette spirale les premiers. Tout dépend de nos partenaires, de leur compréhension de la situation et de la capacité à ne pas cacher la vérité, de ne pas feindre l'incompréhension.
Question: La Russie se présente comme un sérieux partenaire dans le règlement du problème libyen. A quelle étape en sont les négociations à ce sujet dans le cadre de l'Onu? Que pense la Russie de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies sur le Chapitre VII de la Charte de l'Onu?
Sergueï Lavrov: Comme l'a déjà dit mon homologue Paolo Gentiloni, nous en avons parlé aujourd'hui. Nous comprenons parfaitement les difficultés éprouvées notamment par l'Italie et d'autres pays européens à cause de l'afflux d'immigrés et du sursaut de l'immigration clandestine via la Libye. Pratiquement tous les migrants ne sont pas des Libyens, mais des citoyens d'autres pays touchés par des conséquences du conflit qui a éclaté en Libye, qui a été bombardée et dont le dirigeant a été renversé. Afin d'écarter Mouammar Kadhafi du pouvoir, certains pays, y compris dans la région, ont commencé à soutenir les extrémistes qui ont formé par la suite des groupes terroristes et tentent de faire la loi déjà dans une douzaine d'autres pays. De ces pays les gens fuient via la Libye, qui semble être un itinéraire pratique. Comme l'a déclaré Paolo Gentiloni, il y existe un commerce criminel pour faire sortir les clandestins. Nous en sommes conscients. Je noterais que la Russie est le deuxième pays après les USA de par le nombre d'immigrés – nous avons accueilli près d'un million de réfugiés ukrainiens du Donbass en un an. Moscou souhaite une coopération internationale sur le règlement juridique des problèmes des réfugiés, notamment en partant de la nécessité de songer au respect du droit humanitaire international, d'empêcher les organisateurs de ce trafic criminel d'asservir les immigrés, de les priver de droits, de ne pas créer des conditions de vie normales pour eux.
En ce qui concerne les débats concrets au Conseil de sécurité des Nations unies, ils sont suspendus actuellement parce que les représentants de l'UE, comme il nous a été dit, sont en consultations avec les autorités légitimes de la Libye reconnues par l'Onu et siégeant à Tobrouk avec la Chambre de députés et le gouvernement d'Abdallah Al-Thani. De nombreuses questions nécessitent des précisions, avant tout en ce qui concerne le mandat demandé par nos collègues de l'UE pour une opération non seulement en mer, mais aussi dans les eaux territoriales libyennes, ainsi que sur le territoire libyen, y compris la partie qui n'est pas contrôlée par les autorités de Tobrouk reconnues par l'Onu mais se trouve sous le contrôle des représentants regroupés à Tripoli.
Beaucoup de questions concrètes se posent. Nous avons acquis une expérience dans la lutte contre la piraterie, qui donne certaines réponses aux questions concernant les fondements juridiques pour l'appréhension, la fouille et l'arrestation de navires en mer, mais ne prend pas en compte toutes les nuances qui demanderont une mise au point au vu de la lutte contre l'immigration illégale. Par exemple, que faire des navires arrêtés? Certains parlent même de la possibilité de les naufrager. Mais qu'en est-il du droit de propriété? Quelle juridiction appliquer pour juger les organisateurs de ce trafic illégal? Et surtout – comment assurer les droits des gens qui se font séduire par les promesses d'un voyage rapide et sûr en Europe, bien que coûteux, et qu'on abandonne par la suite?
Comme m'a dit aujourd'hui mon homologue Paolo Gentiloni, nous attendrons également des décisions au sein de l'UE pour que ce fardeau soit surmontable et ne soit pas juste supporté par l'Italie seule. Nous avons réaffirmé notre disposition à apporter notre aide en la matière, y compris le travail au Conseil de sécurité des Nations unies.
Vous avez aussi mentionné la résolution sur le Chapitre VII de la Charte de l'Onu. Si cette proposition était faite, le mandat de l'opération devrait être décrit dans les moindres détails, parce que nous ne voulons pas que se répète l'ambiguïté qui a servi de prétexte pour abuser grossièrement la fameuse résolution du Conseil de sécurité des Nations unies sur la Libye adoptée en 2011.
Nous espérons qu'au cours des débats au Conseil de sécurité des Nations unies, ses membres et l'UE dans l'ensemble tiendront compte des déclarations et idées récemment exprimées par le Secrétaire général de l'Onu Ban Ki-moon, le Haut-commissaire de l'Onu aux droits de l'homme (Zeid Ra'ad Al Hussein), le Haut-commissaire de l'Onu pour les réfugiés (António Guterres), le Directeur général de l'Organisation internationale pour les migrations (William Lacy Swing) concernant diverses initiatives visant à perfectionner la gestion multilatérale des processus de migration, notamment au vu de l'afflux de clandestins via la Libye. Je pense qu'il est important de tenir compte de l'avis de ces structures compétentes.