Réponses à la presse de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, lors d'une conférence de presse conjointe avec Abderaman Koulamallah, Ministre d'État, Ministère des Affaires étrangères, de l'Intégration africaine et des Tchadiens de l'étranger, N'Djamena, 5 juin 2024
Question (traduite du français): Le Tchad et la Fédération de Russie entretiennent des relations diplomatiques depuis 1964. De nombreux accords ont été signés entre 1964 et 1974 dans les domaines de l'économie, de la culture, du matériel et de l'aviation. Quel bilan pouvez-vous tirer de la mise en œuvre de ces accords 60 ans plus tard?
Sergueï Lavrov: Aujourd'hui, nous n'avons pas parlé de faire le bilan, mais plutôt de construire des plans pour l'avenir en s'appuyant sur l'expérience accumulée, en accord avec les axes stratégiques définis par le Président de la Russie Vladimir Poutine et le Président du Tchad Mahamat Idriss Déby ors de leur rencontre au Kremlin en janvier de cette année.
En plus des accords que vous avez mentionnés, d'autres ententes ont été signées par la suite, notamment dans les domaines de la coopération militaire et technique. Nous avons un mémorandum sur les consultations en matière de politique étrangère entre les ministères des Affaires étrangères de la Russie et du Tchad, qui est en vigueur depuis 2013. Cependant, nous pourrions envisager de le moderniser, de le mettre à jour afin qu'il réponde aux exigences de la politique mondiale actuelle, qui accumule un grand nombre de problèmes. Le Président de la République du Tchad, Mahamat Idriss Déby, en a parlé en détail aujourd'hui.
Nous développons la coopération dans le domaine de la sécurité. Le Tchad y témoigne de l'intérêt, étant donné que des menaces terroristes persistent dans cette région, liées à la destruction de l'État libyen en 2011. Cela a été la principale source de manifestations terroristes et extrémistes, qui persistent et même augmentent dans les pays de la zone sahélo-saharienne, en Afrique de l'Ouest et dans d'autres parties du continent.
Nous sommes convenus de concentrer nos efforts, à ce stade, sur le renforcement de nos liens commerciaux et économiques et de notre coopération en matière d'investissement afin de les porter au niveau élevé atteint par notre dialogue politique et nos liens dans les domaines de la défense et de la sécurité, ainsi que dans les domaines social et éducatif. À cet égard, il y a plusieurs propositions très intéressantes. Le Président Mahamat Idriss Déby en a également parlé aujourd'hui.
Nous nous sommes mis d'accord que nos amis tchadiens nous transmettront leurs souhaits concernant les formes de coopération et les secteurs de leur économie où ils jugent utile la présence d'opérateurs économiques russes.
La délégation de la chambre de commerce et d'industrie du Tchad participe au Forum économique international de Saint-Pétersbourg. Elle a ouvert une représentation permanente sur le territoire russe. C'est aussi un canal important et stable pour échanger des opinions sur les projets qui répondront aux intérêts de développement de l'économie du Tchad, à la résolution des problèmes sociaux et qui seront basés sur le principe du bénéfice mutuel.
Nous sommes d'accord que les objectifs fixés en janvier 2024 au niveau des présidents sont prioritaires. Nous avons discuté aujourd'hui des prochaines étapes pour leur mise en œuvre. Ce travail sera poursuivi par les institutions financières et économiques, les structures chargées des problèmes d'investissement et d'autres problèmes connexes.
Je pense que nous avons eu une conversation utile. Nous allons travailler encore plus activement.
Question (traduite du français): Vous êtes en visite en Afrique depuis plusieurs jours. Aujourd'hui, vous êtes ici. Peut-on aujourd'hui faire une rétrospective des relations entre la Russie et le Tchad? Vous avez mentionné que vous aviez abordé plusieurs questions, notamment celle de l'éducation. Nous sommes intéressés, par exemple, par la question des infrastructures. Que pouvez-vous en dire? Comment la Russie va-t-elle aider le Tchad et les autres pays africains?
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne le domaine des infrastructures, comme je l'ai déjà dit, nous avons demandé à nos amis tchadiens de préparer une liste de propositions concernant les secteurs de l'économie et des infrastructures dans lesquels ils souhaiteraient voir la participation des opérateurs économiques russes.
Nos entreprises ont une bonne expérience dans les projets d'infrastructures. Par exemple, la compagnie des Chemins de fer russes travaille dans de nombreux pays africains, préparant des projets de création de chemins de fer et des infrastructures associées. Si ce domaine est inclus dans la liste que nos amis tchadiens nous transmettront, nous y réagirons positivement. Je souligne que nous avons une riche expérience dans ce domaine.
Question (traduite du français): La cause de la crise en Ukraine est la politique occidentale d'ingérence dans les affaires internes des États souverains. Comment le Tchad perçoit-il les approches occidentales de changement de régime, le manque de respect pour l'indépendance des pays, les traditions et les valeurs des peuples?
Sergueï Lavrov (ajouté après Abderaman Koulamallah): Tout d'abord, nous respectons pleinement la position du Tchad et d'autres pays qui mettent en avant leur neutralité. Nous, comme le Tchad, préférerions des négociations. De plus, ces négociations ont eu lieu en avril 2022 à l'initiative de la partie ukrainienne, qui a proposé des principes de base pour un traité de paix. Nous avons accepté ces principes. Ils ont été paraphés par les deux parties.
Ensuite, les maîtres occidentaux du régime de Kiev lui ont interdit de signer ce document. Ils ont dit qu'il fallait combattre pour infliger à la Russie une "défaite stratégique". Pour cela, ils ont dit qu'ils allaient les approvisionner en armes les plus modernes. Et c'est ce qu'ils font actuellement. Ils fournissent des systèmes de longue portée et disent publiquement: attaquez toute cible sur le territoire de la Fédération de Russie. Parallèlement, ils convoquent une "conférence de paix" en Suisse, qui se tiendra dans dix jours.
Il est difficile de comprendre comment cela concorde. Soit vous êtes pour la "défaite stratégique" de la Russie, soit pour des conférences de paix. Mais si vous êtes pour la paix, il faut probablement, comme l'a dit Monsieur le Ministre, résoudre le problème avec la participation de toutes les parties impliquées. Et non exiger de se rassembler en Suisse pour confirmer ou soutenir sans réserve la fameuse "formule" de Vladimir Zelenski, qui représente un ultimatum exigeant de la Russie une "défaite stratégique". Et que nous acceptions cela volontairement.
Les organisateurs de cette conférence ne veulent pas la paix. Le principe selon lequel ils invitent divers pays de la majorité mondiale, y compris africains, est le suivant. Ils disent: vous devez choisir de quel côté vous êtes: avec nous ou avec la Russie. Ceux qui seront avec la Russie seront punis. Voilà le sens de cette conférence.
Enfin, j'espère ne pas révéler un grand secret. De nombreux dirigeants africains, comme l'a également noté aujourd'hui le Président du Tchad Mahamat Idriss Déby, soulignent depuis longtemps la nécessité de relations respectueuses entre tous les pays du monde. Ils ont plusieurs fois évoqué que l'époque où un ambassadeur occidental pouvait venir chez le président d'un pays africain et lui donner des ordres était révolu. Dieu merci, ces temps ne reviendront plus en Afrique.
En Ukraine, tout se passe comme à l'époque postcoloniale. Les ambassadeurs viennent et donnent des instructions aux dirigeants du régime de Kiev. Donc tirez vos propres conclusions. Nous exposons notre position honnêtement.
Question (traduite du français): Vous avez souligné que le Tchad donnait l'exemple à d'autres États du Sahel, mais en même temps il est confronté à des défis en matière de sécurité. La Fédération de Russie est-elle prête à aider le Tchad à surmonter ces défis? Si oui, comment?
Sergueï Lavrov: J'en ai déjà parlé en détail deux fois aujourd'hui. J'ai mentionné les accords de coopération militaire et technique signés depuis longtemps entre la Fédération de Russie et la République du Tchad. Ces accords ne sont pas restés sur le papier, ils sont mis en œuvre. Les forces armées et les forces de sécurité du Tchad reçoivent de la Fédération de Russie des produits à usage militaire, renforçant la capacité de défense de votre pays et lui permettant de lutter plus efficacement contre le terrorisme. Cette coopération se poursuivra.
Question: La Russie et le Tchad ont discuté de la mise en œuvre conjointe de grands projets communs dans les domaines de l'exploration géologique, de l'exploitation des ressources naturelles sur le territoire tchadien et de l'énergie nucléaire. Avez-vous conclu des accords concrets? Peut-être que certaines entreprises ont déjà l'intention de s'implanter ici?
Sergueï Lavrov: Nous avons conclu des accords concrets. Les amis tchadiens prépareront prochainement une liste de projets dans lesquels ils souhaitent voir la participation des entreprises russes. Tous ces domaines, y compris l'énergie et l'agriculture, ont déjà été mentionnés. Le Président du Tchad Mahamat Idriss Déby a manifesté un intérêt particulier pour l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire. Il a mentionné l'expérience de notre société d'État Rosatom dans la coopération avec des pays africains (et d'autres), étant l'un des leaders en technologies de l'énergie nucléaire à usage pacifique.
Nous attendons des souhaits concrets de la part de nos amis tchadiens. Nous sommes prêts à envoyer une mission économique ici pour discuter sur place des projets prometteurs. C'est une entente que nous avons conclue aujourd'hui.
Question (traduite du français): Les relations entre le Tchad et la Fédération de Russie auront-elles un impact sur les relations entre le Tchad et la France? Le Tchad soutient d'autres pays, notamment ses voisins, comme le Soudan. Le Tchad peut-il renforcer ses relations avec d'autres États? Quelle est votre position? Il y a beaucoup de migrants ici maintenant. Cela est-il lié à ce qui se passe au Soudan?
Sergueï Lavrov (ajoute après Abderaman Koulamallah): Les efforts du Tchad et d'autres pays pour ramener la paix au Soudan... Il ne fait aucun doute que cette guerre est dévastatrice. Elle est déjà accompagnée de nouveaux flux de réfugiés et de menaces terroristes. Comme dans d'autres cas, il est nécessaire que toutes les parties se mettent à la table des négociations pour décider de la manière dont le peuple de leur pays doit vivre.
Je rappelle que les problèmes avec le Soudan ont une longue histoire. À un moment donné, les États-Unis ont insisté pour diviser le Soudan en Soudan et Soudan du Sud. Ce qui a été fait. Le Président Omar el-Bechir a coopéré dans le cadre de cet accord. On aurait pu penser qu'un des objectifs de la politique étrangère de Washington avait été atteint. Peu après, les États-Unis ont commencé à être mécontents de la manière dont les choses se passaient au Soudan et au Soudan du Sud. Les deux ont été soumis à des sanctions américaines. L'expérience a échoué. Peu importe le sort des peuples, ils veulent maintenant imposer leurs intérêts. Tout le monde doit s'arrêter et s'asseoir pour négocier. Que ce soit en Libye ou dans toute autre zone de crise.
Nous soutenons les actions du Tchad. Nous comprenons que cette République est l'un des États les plus affectés par les conséquences de ce conflit.
Quant à votre première question, je peux garantir que notre amitié avec le Tchad n'affectera en rien nos relations avec la France. La France a une autre approche. Elle part du principe que soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous.
Je me souviens d'un incident survenu il y a environ cinq ans. À l'Assemblée générale des Nations unies, j'ai rencontré le ministre français de l'époque, Jean-Yves Le Drian, et le chef de la diplomatie de l'Union européenne, Josep Borrell. Ils m'ont demandé (ils sont venus ensemble et ont commencé à poser des questions) pourquoi nous envoyions nos instructeurs militaires au Mali. J'étais un peu surpris. Je leur ai demandé: quel est le problème? Le gouvernement légitime malien nous l'a demandé. Je leur ai expliqué que cette demande était en partie liée au retrait des troupes françaises du Mali, qui étaient censées lutter contre le terrorisme. Mais ils m'ont répondu que c'était, en quelque sorte, "un territoire d'influence française". Voilà tout.
Nous n'avons pas ce principe. Nous sommes amis avec ceux qui veulent être amis. Nous ne sommes jamais amis contre qui que ce soit.