Interview de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, à l'agence de presse Rossiya Segodnya, 30 mai 2024
Question: Les installations stratégiques russes, y compris nucléaires, pourraient être menacées par des missiles américains à court temps de vol si les États-Unis déployaient des missiles terrestres de portée intermédiaire en Europe et en Asie-Pacifique. Quelles mesures supplémentaires en matière de dissuasion nucléaire la Russie pourrait-elle prendre dans ce cas? Une réponse symétrique de notre part serait-elle suffisante?
Sergueï Lavrov: Vous avez absolument raison de dire que le déploiement de missiles terrestres américains de portée intermédiaire dans les régions mentionnées créerait un sérieux défi pour notre sécurité. Et, soit dit en passant, ce problème ne concerne pas seulement notre pays. Dans la déclaration commune à l'issue de la récente visite du Président russe Vladimir Poutine en Chine, il est noté que de telles actions déstabilisatrices des États-Unis représentent une menace directe non seulement pour notre pays, mais aussi pour la Chine. Par conséquent, nous sommes convenus avec nos partenaires chinois d'intensifier notre coopération pour faire face au comportement irresponsable de Washington qui sape la stabilité internationale.
La mise en œuvre par les Américains de leurs plans de déploiement de missiles de portée intermédiaire terrestres ne restera pas sans réaction de notre part. En particulier, dans ce cas, il est inévitable que nous renoncions aux autolimitations unilatérales que la Russie a imposées après la sortie des États-Unis du Traité FNI. Nous n'excluons pas des mesures supplémentaires dans le domaine de la dissuasion nucléaire: en effet, les missiles américains avancés pourraient couvrir les postes de commandement et les emplacements de nos forces nucléaires. Les décisions sur ces questions relèvent de la compétence du Président de la Fédération de Russie.
Question: La Russie envisage-t-elle d'intensifier les exercices militaires conjoints avec la Chine en réponse aux actions des États-Unis dans la région Asie-Pacifique?
Sergueï Lavrov: La base de notre coopération militaire avec la Chine repose sur un haut niveau de confiance mutuelle. La coopération russo-chinoise vise à renforcer la sécurité internationale et se déroule conformément aux normes du droit international.
La coordination de nos efforts n'est pas dirigée contre d'autres pays. Nos amis chinois et nous devons prendre en compte les tendances politico-militaires négatives en Asie-Pacifique et prendre des mesures pour en atténuer les conséquences.
Nous partageons l'avis sur l'importance de renforcer la coopération en matière de défense non seulement sur une base bilatérale, mais aussi dans des formats multilatéraux. Cette entente est consignée dans la déclaration commune signée à l'issue de la visite du Président russe Vladimir Poutine en Chine. Concrètement, il s'agit d'élargir la portée des exercices conjoints et de la formation au combat, de mener des patrouilles maritimes et aériennes, et de développer le potentiel de réaction conjointe.
Question: Compte tenu de l'expiration du mandat de Vladimir Zelenski, la Russie voit-elle des forces en Ukraine avec lesquelles elle est prête à dialoguer sur la paix? Avons-nous une idée de quand l'opération militaire spéciale pourrait être terminée?
Sergueï Lavrov: Le "parti de la guerre" est au pouvoir à Kiev et il cherche, du moins en paroles, à obtenir une victoire sur la Russie "sur le champ de bataille". Dans ces conditions, un dialogue sur la paix est difficilement envisageable. De plus, depuis le 30 septembre 2022, une interdiction juridique de négocier avec les autorités russes est en vigueur en Ukraine.
En ce qui concerne le statut juridique de Vladimir Zelenski après le 20 mai, date à laquelle son mandat de président de l'Ukraine a expiré, le Président russe Vladimir Poutine s'est exprimé de manière assez claire à ce sujet lors d'une conférence de presse à Minsk le 24 mai.
Nous espérons qu'un jour ou l'autre, des forces politiques soucieuses des intérêts du peuple apparaîtront en Ukraine. Pour l'instant, il n'y a pas d'autre option que de poursuivre l'opération militaire spéciale jusqu'à ce que ses objectifs soient atteints.
Question: Existe-t-il une possibilité d'accélérer le processus de règlement politique de la situation en Ukraine?
Sergueï Lavrov: Théoriquement, oui. Pour cela, il est nécessaire que l'Occident cesse d'armer l'Ukraine et que Kiev arrête les hostilités. Plus cela se produira rapidement, plus vite le règlement politique commencera.
Nous avons répété à plusieurs reprises, y compris au plus haut niveau, que la Russie restait ouverte aux négociations. Cependant, il faut bien comprendre qu'il s'agit de paix, et non de trêve. Il n'y a aucun sens à accorder à l'ennemi une pause qu'il utiliserait encore une fois pour se regrouper et se réarmer. Les négociations doivent être basées sur le principe de l'indivisibilité de la sécurité et les réalités sur le terrain.
Question: Est-il judicieux pour la Russie de continuer à coopérer avec l'OSCE compte tenu du cap pro-ukrainien de cette organisation?
Sergueï Lavrov: Il est indéniable que l'OSCE traverse une crise profonde. Cela résulte du fait que l'Occident a piétiné tous les principes sur lesquels cette organisation était fondée. L'ukrainisation totale de son ordre du jour réduit pratiquement à néant les activités dans les domaines traditionnels: politico-militaire, économico-environnemental et social.
Le seul intérêt pour la Russie de continuer à participer à l'OSCE réside probablement dans la possibilité de faire connaître directement notre position sur les questions d'actualité aux 56 autres participants, y compris les pays occidentaux qui ont gelé le dialogue avec nous dans d'autres formats. De plus, la règle du consensus en vigueur dans l'organisation nous permet de bloquer les propositions des pays inamicaux qui ne conviennent pas à la Russie.
Question: Il a été rapporté que des chasseurs F-16 fournis par certains pays de l'Otan feraient prochainement leur apparition en Ukraine. Le ministère russe des Affaires étrangères a déclaré que Moscou considérait ces avions comme porteurs d'armes nucléaires. Quelle sera notre réaction face à l’apparition de chasseurs de ce type dans l’arsenal des forces armées ukrainiennes?
Sergueï Lavrov: La fourniture au régime de Kiev d'armes de plus en plus destructrices témoigne du manque d'intérêt de l'Occident pour mettre fin au conflit.
La fourniture de chasseurs américains F-16 ne changera pas la situation sur la ligne de contact. Ces avions seront détruits, comme d'autres types d'armes fournies à l'Ukraine par les pays de l'Otan.
Il faut tenir compte du fait que les chasseurs F-16 ont longtemps été le principal porteur dans le cadre de ce qu’on appelle missions nucléaires conjointes de l’Otan. Nous ne pouvons donc pas considérer la fourniture de ces systèmes au régime de Kiev comme un signal délibéré de l’Otan dans le domaine nucléaire. Ils essaient de nous faire comprendre qu’en Ukraine, les États-Unis et l’Otan sont prêts à tout.
Néanmoins, nous espérons que les exercices d'entraînement russo-biélorusses menés ces jours-ci sur l’utilisation d’armes nucléaires non stratégiques ramèneront à la raison nos adversaires, en leur rappelant les conséquences catastrophiques de l’escalade nucléaire.
Question: Comment évaluez-vous la déclaration de Washington sur un éventuel refus de fournir des armes à Tel Aviv à la lumière de l’opération israélienne à Rafah? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de réaction similaire de la part des États-Unis après les frappes des villes russes par les forces armées ukrainiennes?
Sergueï Lavrov: L’expérience de notre communication avec les Américains suggère de manière éloquente qu’il ne faut pas faire confiance aux déclarations des États-Unis. Nous avons longtemps voulu les croire, négocié, conclu des accords. Mais il s’est avéré plus tard que Washington n’allait pas tenir toutes ses promesses, également consignées sur papier et dans les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU.
Les Américains continuent de parler publiquement de leur engagement à une solution juste au problème palestinien. Dans le même temps, dans la pratique, ils alimentent généreusement le feu de la confrontation armée. Pendant six mois, Washington bloquait l'adoption d'une décision de cessez-le-feu par le Conseil de sécurité de l'ONU, donnant en fait le feu vert à la destruction de la bande de Gaza. Quand en mars 2024 les Américains ont été contraints de s'abstenir du vote et le Conseil a approuvé une résolution exigeant l'arrêt des hostilités, la représentante américaine a déclaré, sans l'ombre d'un embarras, que le document du Conseil de sécurité de l'ONU n'était pas contraignant.
La déclaration de Washington sur la suspension de la fourniture de munitions à Israël n'a concerné qu'un seul type de munitions, à savoir des bombes aériennes, et uniquement "une livraison d'aide à court terme". Quelques jours plus tard, la Chambre des représentants américaine a approuvé un projet de loi visant à mettre fin à la "pause" dans les livraisons d’armes à Israël. Si le document préparé par les républicains est adopté au Sénat, il ne permettra pas à la Maison Blanche de refuser une aide militaire à Tel Aviv.
Quant à la deuxième partie de la question, la réponse est assez évidente. Dans la stratégie américaine de sécurité nationale, la Russie est considérée comme une menace directe. Les États-Unis et l’Otan déclarent ouvertement que leur objectif est d’infliger une "défaite stratégique" à notre pays. Dans ce contexte, le sort de la population civile des villes russes n’intéresse pas la Maison Blanche, devenue complice des crimes du régime de Kiev.
Question: Le Président chinois Xi Jinping a déclaré que Pékin soutiendrait une conférence de paix reconnue par la Russie et l'Ukraine. Comment la Russie évalue-t-elle la position de Pékin sur la crise ukrainienne? Si Pékin propose d’organiser une conférence de paix sur l’Ukraine, la Russie soutiendra-t-elle une telle proposition? Quels sujets, selon la Russie, pourraient y être abordés?
Sergueï Lavrov: Nous apprécions la ligne constructive de Pékin dans le contexte de la crise ukrainienne. Nos amis chinois comprennent la nature de son apparition et l’essence de ce qui se passe. En février 2023, ils ont proposé un plan de règlement du conflit. En avril 2024, le président chinois Xi Jinping a appelé à réduire les tensions afin d’établir la paix et d’assurer la stabilité, plutôt que de jeter de l'huile sur le feu et de se laisser guider uniquement par ses propres intérêts égoïstes. J'espère que l'Occident et Kiev tireront les bonnes conclusions.
Quant à l’idée de convoquer en temps opportun une conférence internationale de paix, qui garantirait une participation égale de la Russie et de l’Ukraine et une discussion sur toutes les initiatives de paix existantes, nous la considérons comme une continuation des efforts de Pékin pour créer les conditions nécessaires à la résolution de la crise ukrainienne. Nous partageons la position qu’il faut avant tout éliminer ses causes profondes, garantir les intérêts légitimes de toutes les parties, puis parvenir à des accords fondés sur le principe de sécurité égale et indivisible. Je voudrais souligner encore une fois: cela implique le respect des réalités sur le terrain, reflétant la volonté des personnes qui y vivent.