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Allocution et réponses à la presse du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors du Forum russe d'éducation et de jeunesse " Terra Scientia sur la Kliazma"

1508-11-08-2017

Bonjour,

Merci pour cet accueil aussi chaleureux.

On m'invite déjà pour la troisième année consécutive. J'accepte avec un grand plaisir ces invitations car il est important pour tous les professionnels des relations internationales de parler avec les jeunes qui s'intéressent à des problèmes très différents. Qui plus est, des sociologues et des politologues sont aujourd'hui présents dans l'assemblée. Leurs sphères d'études se croisent très étroitement et sont à mon avis nécessaires pour bien comprendre la vie en général et la vie internationale en particulier. 

Je vais vous présenter certaines de nos positions. Je n'abuserai pas de votre temps avec mon allocution d'ouverture parce que le Président russe Vladimir Poutine s'est prononcé plus d'une fois sur ces sujets. D'une manière générale, notre position est très bien connue.

Aujourd'hui, nous faisons face à un tournant dans les relations internationales. Nous voyons s'éloigner une époque caractérisée par la domination séculaire de l'Occident dans les affaires internationales, et constatons la formation d'un ordre polycentrique du monde. Il s'agit d'un processus naturel car la vie évolue constamment. En face de ceux qui ont été pionniers du développement mondial, en face des pays occidentaux, on voit apparaître de nouveaux centres de croissance économique et de pouvoir financier, qui apportent naturellement de l'influence politique. Tous ces nouveaux venus veulent protéger leurs intérêts en participant à la formation de l'agenda international, en faisant respecter leurs positions, notamment dans les régions où se forment des centres de puissance: la Chine, l'Inde, le Brésil et dans une certaine mesure l'Afrique du Sud. Bien qu'il existe des pays plus larges sur le continent africain, l'Afrique du Sud est la seule à faire preuve d'un développement stable.       

Encore une fois, il s'agit d'une véritable tendance: ces nouveaux centres de puissance en formation assument la responsabilité du maintien de la sécurité et de la stabilité dans leur région et sur l'arène internationale en général. Ce processus ne peut pas être arrêté, parce que la multipolarité reflète la réelle diversité culturelle et civilisationnelle du monde et la volonté des peuples de décider de leur sort et d'assurer la justice conformément à la vision des auteurs de la Charte de l'Onu, dont tous les principes sont toujours d'actualité et universels pour tous les États. Je voudrais souligner encore une fois qu'il s'agit d'un processus objectif dont le déroulement est assez compliqué. Premièrement, un changement d'époques prend toujours beaucoup du temps: on ne peut pas tout simplement se réveiller un jour dans un monde multipolaire, cela ne marche pas comme ça. Ce processus va encore durer. Deuxièmement, outre des raisons objectives, je voudrais souligner le fait que certains tentent activement d'empêcher ce processus. Cela concerne notamment les anciens hégémons qui veulent conserver l'ancienne disposition des forces dans les nouvelles circonstances, pour toujours. Cette attitude se reflète dans des domaines très différents. Mais nous allons en parler un peu plus tard. 

Il y a 25 ans, après la dissolution de l'Union soviétique et la liquidation du Pacte de Varsovie, des politiciens occidentaux sérieux débattaient activement des choix possibles. Certains proposaient de dissoudre l'Otan pour se focaliser sur l'OSCE et bâtir - dans un cadre euro-atlantique universel et sur la base de l'égalité des droits de tous les membres - de nouvelles approches du maintien de la sécurité pour que personne ne se sente heurté. A l'époque on a vu apparaître le terme de "sécurité égale et indivisible". Bien que l'OSCE ait adopté des déclarations en ce sens, personne n'a dissout l'Otan. Le travail réel des membres occidentaux de l'Alliance visant à garantir leurs intérêts militaires et politiques se déroulait évidemment dans le cadre de ce bloc. Ils ne conféraient et ne confèrent toujours à l'OSCE aucune question pratique. L'organisation ne leur sert qu'à promouvoir des discussions idéologisées et leurs valeurs pseudo-libérales qu'ils tentent de présenter comme universelles. Les valeurs universelles sont fixées dans la Charte de l'Onu, dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée suite à la création de l'Onu. Tout ce qui sert à imposer certaines visions sur tel ou tel événement de la vie actuelle, à imposer certaines approches, y compris de la situation des droits de l'homme, à d'autres pays, contredit évidemment les principes fondamentaux de l'Onu. Encore une fois, on a décidé à une époque de ne pas dissoudre les blocs militaires, de ne pas dissoudre l'Otan, pour se laisser guider par l'illusion de la "fin de l'histoire" qui affirmait que le monde n'avait plus aucune alternative au capitalisme. Mais cette illusion s'est avérée… illusoire. Un seul club d'élite ne peut pas "donner le la" pour le monde entier. Cela ne pouvait pas réussir et n'a pas réussi. Qui plus est, le modèle de mondialisation même, y compris ses aspects économiques et financiers bâtis par le club de la prétendue globalisation libérale, est à mon avis un fiasco. Ce constat est aujourd'hui évident, y compris pour les penseurs en Occident.

Quant à nous, il y a 25 ans, nous considérions lors de ces événements que tout le monde avait gagné la Guerre froide, que la victoire était commune. Nous voulions croire en la réalisation de l'idée d'une sécurité égale pour toute l'Europe et pour le monde entier, comme le disait la Charte de l'Onu. Je voudrais rappeler que dans les années 1990, pendant lesquelles la Russie peinait à se rétablir après les répercussions de la dissolution de l'Union soviétique, pendant lesquelles on faisait face à beaucoup de problèmes, à l'aménagement de nouvelles frontières apparues avec les anciennes républiques soviétiques, à des problèmes sociaux etc, les leaders occidentaux ont décidé que la Russie resterait faible, qu'ils l'intégreraient dans leur système mondial, qu'elle serait une partenaire et qu'ils pourraient dicter leurs conditions. A l'époque il fallait être très lucide pour réfléchir à d'autres formes d'organisation de la vie internationale. Feu Evgueni Primakov a donc jeté un regard au-dessus de l'horizon et formulé sa conception de la multipolarité. Peu de gens comprenaient à l'époque que cette vision pourrait devenir réalité. Evgueni Primakov a démontré ce modèle dans ses travaux et souligné le caractère néfaste des actions et des approches unilatérales de l'organisation de la vie internationale. Comme vous le savez, un peu plus tard le Président russe Vladimir Poutine s'est prononcé lors de la Conférence sur la sécurité à Munich en février 2007 et a développé ces idées du point de vue des expériences post-soviétiques, en démontrant à l'aide d'exemples concrets l'impossibilité de poursuivre le schéma "commandant-commandé". Dans tous les cas, nous ne permettrons à personne de se conduire ainsi avec la Russie.

Évidemment, il est impossible d'imposer à tout le monde le même modèle de mondialisation. Les peuples veulent protéger leur identité nationale, assurer leur souveraineté, rechignent à être forcés et commandés. On comprend parfaitement que ceux qui restent attachés au monde unipolaire ne veuillent pas céder leurs positions, même si c'est une illusion. Cette époque est révolue. Mais on constate toujours des tentatives de freiner ces processus: des mesures coercitives unilatérales contournant le Conseil de sécurité de l'Onu, des sanctions unilatérales et absolument illégitimes, des interventions militaires répétées dans les affaires intérieures d'autres États, y compris visant à changer des régimes indésirables pour certains de nos collègues occidentaux, ainsi que des utilisations extraterritoriales de la législation nationale, comme le font actuellement les États-Unis. Quant à l'Union européenne (UE), elle semble vouloir suivre l'exemple américain. Les conséquences sont évidentes pour tout le monde: crises, conflits, États détruits. L'Irak et la Libye sont en péril. D'autres pays du Moyen-Orient et d'Afrique du nord font également face au chaos. Les interventions en Irak et en Libye ont ouvert la voie aux terroristes vers le reste de l'Afrique, notamment l'Afrique centrale, ainsi que vers l'Asie centrale et du sud-est. L’État islamique y est déjà présent, ce qui suscite des inquiétudes sérieuses. Les extrémistes et les terroristes ont également vu s'ouvrir une voie vers l'Europe. Sous la pression des problèmes actuels, l'Europe doit tirer des conclusions. Nous lui souhaitons bon courage. De nombreux pays européens ont promu la politique qui a provoqué ces actions musclées, grossières et illégales, ainsi que les événements que nous voyons actuellement se dérouler sous nos yeux. Chez nos voisins européens, cela coïncide également avec les problèmes liés au Brexit et au mécontentement croissant contre la bureaucratie bruxelloise, qui assume trop de pouvoirs et ignore les opinions des pays membres de l'Union européenne. Nous répétons toujours, par principe, que nous voudrions voir une UE forte et unie. Nous avons probablement surestimé son indépendance et sa capacité à réagir aux défis actuels de manière constructive, à mener un dialogue et une coopération égalitaires et mutuellement avantageux avec la Russie sans tenir compte de la minorité russophobe agressive qui tente d'abuser des principes de consensus et de solidarité de l'UE et exige que les positions de tous les autres membres se fondent sur le plus petit dénominateur commun. Ce dernier a visiblement un caractère antirusse. J'espère que les pays sérieux de l'Union européenne, qui comprennent parfaitement l'inadmissibilité et l'irrecevabilité d'une poursuite du travail de cette manière, tenteront d'obtenir la chose qui est, selon  moi, tout à fait logique: s'il s'agit en réalité d'un consensus, l'entente doit tenir compte de tous les points de vue sans se laisser guider par ceux qui font des caprices et imposent à tout le monde leurs approches agressives et de confrontation. Il est tout à fait compréhensible que dans le contexte de la lutte pour le maintien et la domination de l'Occident, nos collègues américains se servent de la situation actuelle, notamment des approches antirusses de leurs alliés européens, pour garder l'Europe dans le cadre de la prétendue "solidarité atlantique", c'est-à-dire pour conserver l'importance de l'Otan - qui ne peut pas fonctionner sans les USA - et réfléchir en même temps à leurs intérêts économiques. Comme vous le savez, les dernières sanctions antirusses ont provoqué une résistance en Europe, parce qu'elles affirment presque ouvertement qu'il faut désormais acheter le gaz américain même si ce dernier est plus cher. Il s'agit donc de maintenir l'Europe dans le cadre atlantique et de protéger parallèlement les intérêts des entreprises énergétiques américaines. On le fait de manière tout à fait éhontée, en usant de méthodes malhonnêtes de concurrence.   

Des théories de ce genre sont avancées pour justifier la volonté de conserver un ordre du monde centré autour de l'Occident. En réalité, cette voie mène au chaos car un groupe très important d'acteurs ne sera jamais en mesure d'atteindre une entente intérieure. Il vaudrait mieux analyser d'abord ses propres actions pour comprendre la situation dans le monde et les origines du chaos. Si l'on analyse les faits, on verra que le chaos créé en Irak, en Libye, au Moyen-Orient et Afrique du nord en général, l'impulsion donnée aux processus négatifs par l'ingérence extérieure en utilisant la force militaire, résultent de l'unipolarité que nos collègues occidentaux tentent actuellement de conserver. Concernant le chaos, une autre analyse sera probablement plus appropriée. Beaucoup de faits indiquent que les auteurs de la théorie du chaos contrôlé comptent assez de partisans parmi les hommes politiques actifs. Cette analyse formulée par de nombreux politologues occidentaux est, d'après moi, tout à fait justifiée. Si des régions éloignées des USA font face à des turbulences incessantes, les pays limitrophes de ces zones de crise accordent plus d'attention au règlement de ces crises au détriment du renforcement de leur propre économie et de leurs capacités sur la scène internationale. Nous proposons de revenir à la source, comme je l'ai déjà dit au début de mon allocution, à la Charte de l'Onu, et d'assurer les principes fixés par ce texte: l'égalité souveraine des États, la non-ingérence dans les affaires des autres pays, le règlement exclusivement pacifique de tous les conflits.       

Nos collègues occidentaux exigent souvent que la Russie et d'autres pays ayant envie d'agir de manière indépendante assurent la primauté du droit sur leur territoire. Ils "se cachent" pourtant dès que nous leur proposons d'appliquer la même thèse aux relations internationales. En ce qui concerne la primauté du droit comme principe universel, ils font du "deux poids, deux mesures". Ce principe est donc, selon eux, pertinent pour imposer des normes sur un territoire étranger, mais tout à fait incompatible avec des approches égalitaires et honnêtes des affaires internationales. Cette attitude envers le droit international peut difficilement sembler satisfaisante à qui que ce soit.

La Russie tentera d'assurer le renforcement des tendances et des processus de multipolarité. Il s'agit d'un processus objectif qui doit se développer sans subir de freins. Ces démarches anti-historiques sont l'affaire de ceux qui se trouvent du "mauvais" côté de l'histoire. La Russie est un centre de la civilisation mondiale. Oui, certains de nos analystes et observateurs libéraux estiment qu'il ne faut pas attirer l'attention car cela ne donnera rien de bon, que nous avons notre "particularité" et qu'il faut "nous fondre" avec l'Occident. D'autres analystes - eux-aussi libéraux - ont formulé une thèse très intéressante selon laquelle la Russie était "le plus oriental des pays occidentaux et le plus occidental des pays orientaux". C'est un fait réel géographique et géopolitique, qui souligne déjà la nécessité de respecter notre culture et notre histoire, d'avancer, à l'époque de la modernisation, en respectant nos racines au lieu d'y renoncer.

Nous essayons d'apporter une contribution créative et constructive aux affaires internationales, en obtenant toujours des résultats. C'est pourquoi notre approche suscite probablement l'hostilité des partisans de la théorie du "chaos contrôlé", qui veulent l'utiliser en espérant que cela leur permettra de pêcher plus facilement en eaux troubles. Nous poursuivrons sans aucun doute une politique étrangère indépendante, comme l'a dit le Président russe Vladimir Poutine, nous tenterons de parvenir à des approches des affaires internationales qui ne se fonderont pas sur l'imposition d'idées et d'actions, mais sur la recherche de compromis honnêtes et d'ententes respectant les intérêts de tout le monde, sur la base des intérêts de tous les pays impliqués dans tel ou tel processus.    

Nous comprenons qu'une partie des élites occidentales voulait une Russie faible - les sanctions économiques qui nous ont été imposées poursuivaient notamment cet objectif - prête à faire des concessions au détriment de ses propres intérêts. Nous ne ferons rien allant à l'encontre de nos intérêts, et tout le monde le sait parfaitement. Mais nous sommes toujours prêts à des ententes. En Russie, à l'époque des premiers négociants, on se serrait tout simplement la main sans signer aucun papier. Tenir les promesses est un trait caractéristique de notre peuple. Et si nous ne promettons pas une chose, c'est que nous sommes tout simplement incapables de le faire, et nous le disons honnêtement. Nous sommes ouverts aux négociations et au dialogue avec tout le monde sans aucune exception, notamment avec l'UE et les États-Unis. Comme vous le savez, ce dialogue, bien que plus lent et moins régulier, se poursuit. A vrai dire, il n'a jamais cessé. L'essentiel est que tout le monde nous considère comme un partenaire égal en droits. Si ce principe est respecté, je suis sûr que tout ira bien que et nous serons en mesure de trouver un équilibre d'intérêts, de garantir l'équité.

Mon allocution s'est finalement avérée plus longue que prévu. Je suis maintenant prêt à répondre à vos questions. 

Question: Quelle est, d'après vous, l'idée nationale russe et sur quoi repose-t-elle?

Sergueï Lavrov: La loi sur la nation russe est une initiative élaborée par l'Assemblée fédérale de la Fédération de Russie. Mais dans tous les cas, la nation existe. C'est le plus important, indépendamment de l'existence d'une loi. Cela touche à l'histoire, au sens de sa propre identité - ce mot n'est pas russe mais il est solidement ancré dans la langue russe, entre autres, et caractérise l'état où l'on s'identifie au pays où l'on habite, à sa ville, son village natal ou celui de ses ancêtres, à la culture qui s'enrichit sans cesse grâce aux nouvelles œuvres de musique, de théâtre et de cinéma, au fait que toi, tes enfants, tes parents et tes grands-parents ont vécu et vivront dans ce pays. Dans ce cas, tu as intérêt à ce que le pays soit plus fort. Si c'est bien le cas - j'espère que nous avons les mêmes intérêts - il nous sera plus facile de remplir des objectifs en matière de politique étrangère. Plus nous serons forts, plus il sera facile de le faire, de résoudre des questions permettant de renforcer davantage notre économie, notre société et notre défense.   

Question: Je voudrais vous remercier de n'avoir jamais gaffé sous les regards de millions de personnes. 

Sergueï Lavrov: En êtes-vous si sûr?  

Question: C'est grâce à vous et au Président russe Vladimir Poutine que la Russie reste le meilleur pays, le plus puissant. Qui est, selon-vous, le meilleur candidat à votre succession?

Sergueï Lavrov:  Vous savez qu'en Russie c'est le président qui nomme les ministres, donc c'est le peuple russe qui décidera.

Question: Vous occupez le poste de ministre des Affaires étrangères depuis 13 ans. Quelles négociations vous ont le plus inquiété ou vous ont le plus marqué depuis votre entrée en fonctions?

Sergueï Lavrov: Probablement les négociations qui ont donné des résultats. A mon avis, le mot "inquiétant" n'est pas tout à fait pertinent dans ce cas. Il y a des pourparlers passionnés, quand tu vois qu'il faut faire un tout petit effort, trouver une simple phrase pour que le partenaire ou l'adversaire avec qui tu négocies accepte le reste, qui est également satisfaisant pour toi.

Un bon exemple de négociations réussies est le bilan des pourparlers sur le dossier nucléaire iranien, que nos partenaires américains, malheureusement, remettent actuellement en question. L'administration du Président américain Donald Trump a confirmé que l'Iran remplissait tous ses engagements concernant les accords signés, mais certains représentants de l'administration américaine  continuent de considérer ces négociations comme erronées, injustes. Il est dommage qu'un accord assez bon soit aujourd'hui remis en cause.    

Je pourrais aussi citer le fait d'avoir réussi, il y a près d'un an, à concerter avec John Kerry nos approches du règlement syrien. Je considère ce moment comme une véritable percée ayant permis d'assurer une coordination complète des actions des forces aériennes russes et de la coalition menée par les États-Unis. La seule condition fixée dans cet accord était l'obligation, pour les États-Unis, de faire la distinction entre les opposants qu'ils soutenaient, d'une part, et les terroristes - notamment du Front al-Nosra - de l'autre. Les USA se sont entendus avec nous sur ce sujet mais se sont avérés incapables d'accomplir cette condition. S'ils avaient tenu leur promesse, nous aurions obtenu des progrès politiques très considérables pour le règlement syrien et, même, des acquis pour eux à l'approche des élections aux USA. Mais les États-Unis n'ont pas pu agir en ce sens. Je suspecte que certains, contrairement à John Kerry, n'avaient aucune envie de séparer les terroristes des opposants ordinaires.

Il ne faut pas non plus oublier le nombre important de traités sur la délimitation des frontières que nous avons signés avec la Chine et le Kazakhstan. Les négociations avec la Chine ont pris plusieurs décennies. La signature de l'accord bilatéral il y a près de dix ans a grandement contribué à la formation du solide duo russo-chinois, inédit, y compris sur l'arène internationale.

Voilà quelques exemples qui me reviennent en mémoire immédiatement.

Question: Le nom du diplomate éminent Evgueni Primakov suscite chez nous tous un sentiment de patriotisme et de fierté pour cet homme qui a apporté une contribution énorme à la politique russe. Pouvez-vous nous parler de vos relations avec lui? Quelles sont les paroles les plus importantes que vous avez entendues d'Evgueni Primakov, qui vous ont aidées dans votre vie personnelle et professionnelle?

Sergueï Lavrov: Nous avons coopéré avec Evgueni Primakov de manière la plus étroite suite à sa nomination au poste de ministre des Affaires étrangères. Nous nous étions pourtant déjà rencontrés à l'époque où il dirigeait le Service des renseignements extérieurs, travaillait au Conseil supérieur de l'URSS, à l'Institut de l'économie mondiale et des relations internationales. Quoi qu'il en soit, nous n'avons commencé à nous parler de manière véritablement ouverte, étroite et humaine qu'après sa nomination comme chef de la diplomatie russe. A l'époque, je travaillais déjà à New York. Evgueni Primakov est venu plusieurs fois, notamment pour des sessions de l'Assemblée générale de l'Onu. C'était un homme aux qualités personnelles remarquables qui pensait toujours à ses amis, respectait les liens sacrés d'amitié, la famille et tous ceux avec qui il avait grandi, travaillé ou résolu telle ou telle question. 

Comme je l'ai déjà indiqué dans mon allocution d'ouverture, Evgueni Primakov est celui qui a intégré la théorie de la multipolarité à la politique étrangère russe. Je me rappelle son arrivée à New York en septembre 1996. Nous avions visité les bains russes, quitté la salle de vapeur pour nous mettre à table où il y avait de la bière - pardon de l'avoir mentionné - et du poisson séché. Nous étions assis, couverts de serviettes, comme d'habitude, et il m'a dit qu'il avait décidé de m'envoyer à Washington. Il a dit que je n'étais pas assez mûr d'un point de vue politique et souligné que Washington était le principal point névralgique à l'étranger. J'ai dit que je n'étais pas d'accord et que je considérais New York comme telle. Je lui ai rappelé qu'il était l'auteur de la théorie de la multipolarité. Et où était la source de cette multipolarité? A Washington, où il te fallait appeler sans savoir si quelqu'un allait te recevoir, ou à New York où tu entrais dans le bâtiment de l'Assemblée générale et du Conseil de sécurité des Nations unies pour constater une vie bouillonnante, des représentations de tous les pays, des ambassadeurs, des informations facilement accessibles et des possibilités de travailler sur de nombreuses plateformes? Il a encore une fois souligné mon manque de lucidité politique et a indiqué qu'il prendrait sa décision avant que je ne parte en congé - plus précisément il s'agissait d'une conférence. Après être revenu, je n'ai évidemment pas voulu soulever cette question. Il a attendu pendant un certain temps avant de me dire qu'il avait changé d'avis et que je pouvais poursuivre mon travail à New York pour le moment. Evgueni Primakov n'était jamais têtu, ni partisan de mesures unipolaires. En tant que ministre, il n'était jamais à 100% sûr de sa justesse, si l'on lui présentait des arguments.           

Question: Ma question concerne la Syrie. En regardant la télé, on a des doutes: les partenaires américains et leur coalition combattent-ils en réalité le terrorisme? Ou ne font-ils que créer des apparences?

Sergueï Lavrov: J'ai déjà partiellement soulevé ce sujet en parlant du texte que nous avions concerté avec l'ancien Secrétaire d’État américain John Kerry, mais qui n'avait pas pu être pleinement mis en œuvre à cause de l'incapacité des Américains à remplir l'une de ses conditions-clés. Ils n'ont pas pu faire en sorte que les opposants qui se trouvaient sur le terrain du côté des unités du Front al-Nosra quittent leurs positions pour permettre de mettre fin à ce groupe terroriste. Ils ont été incapables de le faire.

J'ai une attitude ambiguë envers le fonctionnement de la coalition américaine. Nous en avons déjà parlé. Nous ne doutons pas que la coalition veuille fermement éradiquer l’État islamique. Toutes les actions de la coalition visent à affaiblir cette organisation, à la priver de tout soutien, à la morceler et à l'anéantir. De ce point de vue, nos objectifs coïncident parfaitement. Par ailleurs, les présidents russe et américain Vladimir Poutine et Donald Trump l'ont récemment évoqué lors de leur rencontre à Hambourg. Nous avons également des contacts au niveau des ministères des Affaires étrangères et de la Défense. Les deux parties les considèrent comme très utiles.

En ce qui concerne le Front al-Nosra, c'est un tout autre "animal". Cette organisation combat l’État islamique mais fait également partie, tout comme l'EI, de la liste des mouvements terroristes dressée par le Conseil de sécurité de l'Onu. Elle est donc une cible légitime, voire obligatoire pour tous ceux qui combattent la menace terroriste en Syrie.

De nombreux faits indiquent que certains acteurs extérieurs tolèrent voire encouragent ce mouvement. Ils veulent protéger le Front al-Nosra. Dans tous les cas, la coalition américaine qui frappe régulièrement l'EI n'a pas lancé d'opérations de la même envergure contre le Front al-Nosra voire ne mène aucune opération sérieuse contre cette organisation. Je ne me souviens de rien de tel. On devine que certains protègent ce groupe pour pouvoir l'utiliser ensuite comme une arme assez efficace contre le gouvernement syrien, pour renverser le régime après la défaite de l'EI - personne ne doute désormais de ce fait, bien que son délai soit toujours difficilement prévisible. Certaines forces mettent tout en œuvre pour atteindre cet objectif. Je ne peux pas le confirmer à 100% mais, je le répète, des témoignages indiquent que certains veulent jouer cette carte.         

Question: Je suis attentivement la politique et l'économie depuis 2013, et j'ai fait récemment une observation assez intéressante. Il me semble que ces trois années de crise ont apporté plus de changements économiques structurels que 13 ans de développement stable. Est-ce que cela s'explique par les technologies de pointe du Kremlin ou par l'irresponsabilité myope de la Maison blanche? 

Sergueï Lavrov: L'économie ne fait pas partie de mes responsabilités. Notre objectif est de garantir les conditions extérieures les plus favorables pour le développement du pays, l'absence de discrimination envers nos concitoyens, d'atteinte à leur vie et leur santé, la protection de la culture russe et des positions de la langue russe, ainsi que la prévention des sanctions discriminatoires unilatérales contre les entreprises russes. Comme je l'ai déjà dit, chez nous certains affirment qu'il aurait fallu prendre des mesures de précaution, s'abstenir de réunifier la Crimée avec la Russie, d'aider les rebelles du Donbass et de nous ingérer en Syrie. De telles opinions existent. En ce qui concerne le sort possible des russophones en Crimée et à l'est de l'Ukraine, le leader du Secteur droit Dmitri Iaroch a souligné fin février 2014, juste après le coup d’État en Ukraine et avant toute perspective réelle du référendum en Crimée, que comme les Russes ne comprendraient jamais les Ukrainiens et ne parleraient jamais l'ukrainien, il ne fallait laisser aucun Russe en Crimée. Je ne peux donc pas accepter la position des opposants à notre politique étrangère qui affirment qu'il aurait fallu ne pas nous ingérer - je voudrais également rappeler que ces propos de Iaroch ont été suivis d'une tentative d'assaut armé contre le bâtiment du Conseil supérieur de la Crimée.   

Vous rappelez-vous des récents débats concernant certaines positions "pragmatiques"? Si je ne me trompe pas, quelqu'un avait indiqué sur une chaîne libérale russe qu'il aurait probablement fallu céder Leningrad au lieu de protéger la ville. Selon lui, cela aurait permis d'éviter un nombre si élevé de victimes. A mon avis, c'est une idée du même genre que les propositions d'abandonner les Russes en Crimée ou dans le Donbass. Tout cela est relatif à la nation russe: l'empathie envers les gens et le maintien de son code génétique. C'est exactement ce dernier qui a permis de protéger Leningrad et de gagner la guerre. Je n'appelle en aucune façon à des actions militarisées, mais je veux tout simplement dire qu'il existe des choses que nous ne pouvons tout simplement pas laisser passer si nous sommes une nation. D'après moi, laisser la Crimée aux nazis ayant organisé le coup d’État à Kiev - qui a porté au pouvoir les autorités actuelles du pays - aurait été un crime.   

Question: Ma question concerne le barrage de Chouren que la Mongolie tente de construire actuellement. A quel stade en sont les travaux? En janvier 2017, vous avez déclaré que vous protégeriez le Baïkal. Aujourd'hui, il est très "malade". Le tarissement de la rivière Selenga pourrait être très néfaste. Quelle est actuellement la position du Ministère des Affaires étrangères à ce sujet? Protégerez-vous le Baïkal?

Sergueï Lavrov: Notre position n'a pas changé. Nous sommes certains qu'il est possible de régler le problème énergétique et électrique de la Mongolie de manière relativement simple sans recourir à la construction d'un barrage sur la Selenga. J'en ai parlé plusieurs fois avec le Ministre des Affaires étrangères de la Mongolie.

Il y a quelques jours, le Ministre russe de l’Énergie Alexandre Novak a abordé ce sujet. Il a déjà un plan concret à proposer à la partie mongole pour qu'elle puisse satisfaire ses besoins accrus en électricité. Le plus important, aujourd'hui, est que nous présentions à la partie mongole ces possibilités sur le plan pratique. Bien évidemment, nous protégerons le Baïkal.

Question: Certains pensent que les pays ne disposant pas de l'arme nucléaire ne peuvent pas mener de politique autonome. Ce point de vue est-il toujours valable dans les relations internationales contemporaines?

Sergueï Lavrov: Vous avez justement noté que c'était un point de vue. Il faut s'arrêter sur plusieurs aspects. Les pays possédant l'arme nucléaire se répartissent en deux groupes. Tout d'abord,il y a ceux qui sont officiellement reconnus comme des puissances nucléaire: dans le cadre du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), cinq pays - les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies - sont considérés comme détenteurs légitimes de l'arme nucléaire et s'engagent pour la non-prolifération des technologies nucléaires. Ils reconnaissent que le rôle de l'arme nucléaire se réduira progressivement dans le contexte des efforts globaux pour assurer la sécurité dans le monde, et que les technologies d'usage pacifique de l'énergie nucléaire seront activement utilisées (construction de centrales nucléaires, usage de l'énergie atomique dans la médecine, etc.). D'un autre côté, de nouvelles puissances nucléaires ont fait leur apparition, comme l'Inde et le Pakistan, qui n'ont pas signé le TNP. La Corée du Nord a signé ce traité, puis en est sortie. Aujourd'hui, Pyongyang déclare avoir tous les droits légitimes de créer l'arme nucléaire et cherche à le faire. Vous connaissez notre position: nous rejetons la possession de l'arme nucléaire par la Corée du Nord. Avec la Chine, nous avons formulé plusieurs propositions visant à empêcher un profond conflit, une crise avec de très nombreuses victimes humaines. Malheureusement, la rhétorique que l'on entend à Washington et à Pyongyang commence à dépasser les bornes. Nous espérons que le bon sens prendra le dessus.

Beaucoup se souviennent encore de l'exemple de Saddam Hussein, en Irak, qui avait signé un accord avec l'Onu. Armés de cet accord les experts internationaux avaient fouillé tout l'Irak, "retournant tout sens dessus dessous". Tous les vestiges du programme nucléaire irakiens avaient été effacés et rien n'a été retrouvé. Néanmoins, le dirigeant a tout de même été renversé car en tant que "dictateur" (comme on l'avait qualifié) il suscitait l'antipathie de nos collègues américains et britanniques. Ils ont détruit le pays pour satisfaire leur haine.

Il y avait également un programme nucléaire en Libye, auquel les Libyens ont finalement renoncé eux-mêmes. On connaît tous le sort de Mouammar Kadhafi.

Quand nous discutons avec certains pays, y compris dans cette région, ils pointent à voix basse le sort des Irakiens et des Libyens restés sans arme nucléaire. Votre question a une raison d'être, mais, bien évidemment, nous essaierons de faire en sorte que la possession de l'arme nucléaire ne soit pas un critère de respect dans le monde d'aujourd'hui. Ce n'est pas juste.

Question: Avez-vous éprouvé des difficultés à vous entretenir avec le Secrétaire d’État américain Rex Tillerson? Les pourparlers avec lui sont-ils différents de ceux que vous meniez avec l'ex-Secrétaire d’État américain John Kerry?

Sergueï Lavrov: Bien sûr, chaque personne est unique. Cette spécificité se révèle dans la communication sur les thèmes généraux et sur les questions professionnelles. Les gens sont différents. John Kerry puis Rex Tillerson, autant que je puisse en juger, promeuvent les intérêts américains comme ils jugent que c'est le mieux pour leur pays. Je suis prêt à échanger avec n'importe quel partenaire. Il est important non seulement de poursuivre le dialogue, mais également de commencer à s'entendre, comme ce fut le cas avec la mise en place d'une zone de désescalade dans le sud-ouest de la Syrie. Comme je l'ai déjà dit, un processus similaire continue de se dérouler entre les diplomates et les militaires. Des contacts pragmatiques professionnels et de travail sont en cours. Cela répond à nos intérêts mutuels car les forces aérospatiales russes et la coalition américaine sont sur le théâtre des opérations - à la seule différence que nous y avons été invités par le gouvernement syrien, contrairement aux USA. Ces contacts sont nécessaires pour lutter contre le terrorisme. Ils visent également à contribuer au processus de paix et à créer les conditions pour que le gouvernement syrien et l'opposition s'assoient à la table des négociations pour se mettre d'accord sur l'avenir de leur pays sans ingérence extérieure.

Question: En octobre 2017 se tiendra le Festival mondial de la jeunesse et des étudiants. D'après vous, ce forum débouchera-t-il sur la formation de nouvelles relations internationales? Si oui, dans quels domaines comptez-vous aujourd'hui sur les jeunes?

Sergueï Lavrov: Comment ne pas compter sur vous, qui dirigerez bientôt tout dans notre pays? La politique de jeunesse est très importante. Nous tenons en grande estime nos relations avec l'Agence fédérale pour les affaires de jeunesse (Rosmolodej), ainsi que les programmes qui s'orientent de plus en plus sur les jeunes (pas seulement dans le cadre de Rosmolodej, mais également dans celui de l'Agence Fédérale des affaires de la CEI, des cercles de compatriotes résidant à l'étranger et de la coopération humanitaire internationale).

Je suis absolument favorable à que de tels festivals soient plus nombreux. J'espère que je pourrais profiter de mon invitation à cet événement très important dans la vie de notre pays et de tout le mouvement de jeunesse (et pas seulement). J'espère que les jeunes se lieront d'amitié avec les jeunes à l'étranger - impossible de faire autrement. Nous vivons dans le même monde, or il se réduit de plus en plus compte tenu des tendances globales et des risques et des défis communs pour tous.

Question: Le Président russe Vladimir Poutine dit constamment que nous, les Russes, n'abandonnons pas les nôtres, quel que soit le territoire où ils se trouvent. Comment peut-on associer ces propos à notre silence concernant les bombardements quotidiens sur le territoire du Donbass? Nous dépensons énormément d'argent du budget pour la guerre en Syrie. Les Alaouites sont-ils plus proches de nous que les Russes ethniques du Donbass? Pourquoi avons-nous reconnu la présidentielle ukrainienne et le référendum en Crimée, mais n'avons-nous pas reconnu le référendum sur l'indépendance des régions de Donetsk et de Lougansk du 11 mai 2014? J'ai visité le Donbass et l'une des phrases les plus courantes, que j'ai entendue prononcée par les habitants, est que "la Russie nous a trahis comme elle avait trahi la Yougoslavie".

Aujourd'hui, très souvent, nos services migratoires ne prolongent pas l'autorisation de séjour aux personnes qui ont fui les points chauds, dont les maisons ont été détruites, parce que selon les informations officielles il n'y a pas de guerre actuellement dans le Donbass, soi-disant, il y a une "trêve".

Pourquoi des opposants et des activistes de Donetsk se font-ils arrêter à la demande des autorités de Kiev pour être extradés vers le territoire ukrainien? Pourquoi la Russie livre-t-elle des opposants et pourquoi les réfugiés sont-ils déportés vers leur maison détruite? Pourquoi la Russie ne peut-elle pas leur accorder la citoyenneté russe? Nous accordons la citoyenneté à Steven Seagal et à Roy Jones, qui ne parlent pas russe. Si nous leur donnons une opportunité, nous devons l'assumer. Il ne doit pas s'agir d'ambitions politiques.

Sergueï Lavrov: Je ne peux rien dire concernant le service de migration. Je sais que récemment, des décisions ont été prises qui sont déjà en vigueur et facilitent considérablement l'accession à la citoyenneté russe, notamment pour les Ukrainiens. C'est un fait. Des amendements ont été adoptés à la loi sur la citoyenneté russe qui permettent, sans aucune attestation des autorités ukrainiennes, d'accéder à la citoyenneté russe. Cela règle un très grand nombre de problèmes.

En ce qui concerne les déportations et les extraditions, je n'ai pas connaissance de tels cas. Si vous me citez un nom concret, je pourrai vous répondre.

En ce qui concerne la Syrie. Quand l'Irak a été détruit, plus exactement quand les Américains soutenaient encore des moudjahidines en Afghanistan à l'époque soviétique, cela a conduit à l'apparition d'Al-Qaïda qui est ensuite revenu comme un boomerang contre les USA. Comme l'a dit à plusieurs reprises le Président russe Vladimir Poutine, il est impossible d'apprivoiser les terroristes mais de telles tentatives, malheureusement, continuent et nos collègues refont la même erreur. Après la destruction du régime de Saddam Hussein est apparu Daech, le fameux "État islamique". Des émissaires de Daech et d'Al-Qaïda travaillaient sur notre territoire et sur le territoire de nos alliés les plus proches, avant tout dans le Caucase et en Asie centrale. Aujourd'hui qu'ils ont envahi la Syrie et ont, de facto, déclenché une guerre contre Bachar al-Assad en utilisant des groupes terroristes et extrémistes, en les aidant avec des armes, des conseillers, puis des forces spéciales, s'est formé le fameux Front al-Nosra. Vous pensez que si ces gens y ont fait leur apparition, c'est là qu'ils vivront? Pas du tout. Leur réseau est déjà autour de nous, en Russie. Ceux qui tentent de commettre des attentats s'associent ouvertement à Daech. Nous n'avons pas le droit de laisser ce fléau et cette menace se répandre. C'est pourquoi je ne dirais pas qu'en Syrie nous avons oublié nos intérêts et pensons à ceux des autres. Parce qu'il y a eu plusieurs tentatives de régler les problèmes de cette région – j'ai cité l'exemple de l'Irak et de la Libye. Nous n'avons plus besoin de tels exemples. Nous voulons que les conflits soient réglés en respectant les intérêts des États concernés, et non par des méthodes élaborées quelque part en dehors de cette région.

Maintenant parlons du Donbass. Premièrement, je ne peux pas dire qu'une guerre y a lieu. Oui, des infractions du cessez-le-feu continuent. Avant tout du côté des autorités ukrainiennes. Si nous voulons que la paix s'installe et que tous ceux qui vivent dans le Donbass – les Russes ethniques et ceux qui s'associent à la culture et à la langue russes – soient en sécurité, nous devons forcer les autorités de Kiev à remplir les Accords de Minsk. Elles ne veulent pas le faire. La France et l'Allemagne, qui ont signé les Accords de Minsk, comprennent que Kiev ne veut pas le faire car il craint que les radicaux renversent le Président Petro Porochenko pour prendre le pouvoir. Mais les Allemands et les Français ne parviennent pas à changer cette situation pour l'instant. Les Américains vont rejoindre le processus, qui, je pense, comprennent également très bien ce qui se passe à Kiev. Il est dans notre intérêt de sauvegarder ce document unique – les Accords de Minsk, qui garantissent réellement les droits des habitants du Donbass. Une alternative à la guerre? Je pense que personne ici ne souhaite une guerre contre l'Ukraine. Il faut forcer ces fameux radicaux et néonazis qui mènent le bal aujourd'hui en Ukraine à connaître leur place et à se soumettre à la volonté de la communauté internationale. C'est bien plus difficile à faire que, simplement, bombarder un territoire. Nous ne réglerons pas ce problème par de nouveaux tirs et bombardements. Au contraire, en agissant ainsi nous l'aggraverons. Il est dans notre intérêt que les Russes ethniques ne fuient pas leur foyer, mais qu'ils vivent comme des hommes, qu'ils soient respectés, qu'on respecte leurs culture, langue, traditions, fêtes et histoire dans les pays où ils se trouvent aujourd'hui. Et je ne vois tout simplement pas d'autre solution. Malheureusement, sur ce point, nous ne pouvons pas être d'accord avec vous.

Question: Vous avez déjà mentionné le thème de la Corée du Nord et des USA. Le conflit grandit entre nous. D'après vous, débouchera-t-il réellement sur un grave affrontement militaire? Si oui, de quelle côté se placera la Russie?

Sergueï Lavrov: Je l'ai déjà mentionné aujourd'hui en répondant à une autre question. Je pense que les risques sont très élevés, notamment compte tenu de cette rhétorique. On entend des menaces directes d'usage de la force, sachant que Secrétaire à la Défense américain James Mattis a déclaré à nouveau (il s'était déjà exprimé ainsi il y a quelques semaines) que cela s'accompagnerait d'un très grand nombre de victimes humaines. Néanmoins, les discussions qu’il faut porter une frappe préventive contre la Corée du Nord et les déclarations de Pyongyang qui faut attaquer la base américaine de Guam ne cessent pas. Bien sûr, cela nous préoccupe sérieusement. Je ne vais pas m'étendre sur le sujet de savoir ce qui se produirait dans tel ou tel cas. Nous ferons tout pour que cela n'arrive pas. Comme je l'ai dit, avec la Chine nous avons proposé un plan très raisonnable qui implique un double gel: le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un gèle les essais nucléaires et les lancements de missiles, tandis que les USA et la Corée du Sud gèlent les exercices militaires d'envergure constamment invoqués par la Corée du Nord comme prétexte pour procéder aux essais et pour déclarer qu'elle reposera uniquement sur sa puissance nucléaire pour garantir sa souveraineté. Si ce double gel était instauré, alors on pourrait ensuite s'asseoir et commencer par le début – signer ensemble un accord qui soulignerait le respect de la souveraineté de tous les acteurs concernés, y compris la Corée du Nord. Puis il sera possible de créer les conditions pour atteindre notre objectif commun fixé par le Conseil de sécurité des Nations unies: la dénucléarisation de la péninsule coréenne. Cela signifierait l'abandon du programme nucléaire de la Corée du Nord, ainsi que le non-déploiement de l'arme nucléaire américaine en Corée du Sud - ce à quoi on commence également à faire allusion. J'en ai parlé avec le Secrétaire d’État américain Rex Tillerson, et avant cela avec John Kerry, et tous les deux avaient la même réponse à la question de savoir pourquoi on ne pouvait pas convenir de ce double gel: les essais nucléaires et les lancements de missile en Corée du Nord sont interdits par décision du Conseil de sécurité des Nations unies, qui est obligatoire, alors que personne n'a jamais interdit les exercices militaires. Ce qu'ils font est légal, contrairement à la Corée du Nord. Mais j'ai également un avis sur la question. Je pense que quand on arrive pratiquement jusqu'à la bagarre, c'est celui qui est plus intelligent et plus fort qui doit faire le premier pas pour s'éloigner de la ligne dangereuse. Espérons-le.

Question: C'est un grand honneur pour nous que vous soyez récemment revenu d'un voyage en Asie du Sud-Est pour venir directement chez nous. C'est effectivement très important pour nous.

Vous le savez, dans l'histoire diplomatique Andreï Gromyko a été surnommé "Monsieur Niet", et quelques années plus tard un autre ministre, Andreï Kozyrev, a été surnommé "Monsieur Da". Et vous, qui pensez-vous être?

Sergueï Lavrov: Que ceux qui m'observent donnent des surnoms. Je ne le ferai pas.

Question: On sait que vous êtes un grand amateur de poésie. Est-ce que, pendant les entretiens, vous vous souvenez d'œuvres poétiques?

Sergueï Lavrov: Oui, mais essentiellement des fables de La Fontaine.

Question: Vous le savez, pendant la dernière décade de juillet s'est déroulée la "Journée de la colère" des Palestiniens contre l'établissement de mesures de sécurité supplémentaires par le gouvernement israélien sur le Mont  du Temple. Pendant cette "Journée de colère" un Palestinien a commis un meurtre dans la colonie de Halamish, après quoi le chef du Hamas n'a pas du tout réagi comme il fallait à cet acte, qualifiant ce Palestinien de héros au lieu de criminel. Que doit encore dire Khaled Mechaal et faire le Hamas pour que la Russie reconnaisse ce mouvement comme une organisation terroriste?

Sergueï Lavrov: Khaled Mechaal n'est plus le dirigeant du Hamas. Un nouveau président du bureau politique (nom de l'organe de pouvoir principal au Hamas) a été élu: Ismaïl Haniyeh, qui vit dans la bande de Gaza. C'est en partie une question symbolique et en partie pratique. Il existe des pays (occidentaux notamment et Israël, évidemment) qui considèrent le Hamas comme une organisation terroriste. Si je me souviens bien, en 2007 étaient prévues des élections dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Il était clair que le Hamas était très populaire. C'est pourquoi on a compris que les élections pourraient se solder par un résultat qui ne contribuerait pas aux négociations de paix. J'espère que je ne dévoile pas un grand secret. A l'époque, Condoleezza Rice était Secrétaire d’État américaine, et nous avons demandé aux Américains de songer à convenir avec les Palestiniens du report de ces élections pour une durée indéterminée afin d'apporter une meilleure contribution au processus de paix. Les Américains ont répondu qu'ils ne feraient rien de tel – c'était l'exigence de la démocratie, les élections devaient avoir lieu. Les élections ont eu lieu, le Hamas a gagné à Gaza et ils ont dit qu'ils ne reconnaissaient pas ces élections. Alors que nous les avions mis en garde! Ils ont déclaré que les membres du Hamas étaient des terroristes, et que par conséquent il fallait isoler Gaza. Nous avions également demandé aux Israéliens de convaincre les Américains de reporter les élections. Ils n'ont pas écouté.

Maintenant, en ce qui concerne le Hamas et ce qu'il représente. On peut en parler longtemps. Mais cette structure est très populaire auprès de la population palestinienne, c'est un fait. Récemment nous nous sommes adressés de nouveau à nos collègues israéliens. Le Ministre israélien de la Défense Avigdor Liberman, ex-ministre des Affaires étrangères, et je le connais bien, s'est rendu à la Conférence internationale sur la sécurité organisée par le Ministère russe de la Défense. Nous en avons parlé avec lui et avec d'autres représentants israéliens. Nous pensons (c'est probablement un fait sur lequel la plupart de mes interlocuteurs en Europe et dans la région sont d'accord) que le non-règlement du problème palestinien et l'incapacité de créer un État palestinien à côté d'un État d'Israël (comme cela a été promis en 1947 à l'Onu) sont probablement l'un des facteurs principaux permettant aux terroristes de recruter de plus en plus de partisans dans les rues des pays arabes.

Je ne m'associe pas à ceux qui utilisent cet argument, mais quoi qu'on en pense il y a des jeunes gens en Palestine et dans la bande de Gaza qui sont élevés dans une situation pratiquement de blocus par ces prédicateurs, dans un esprit de haine et en utilisant comme principal argument le fait qu'on avait promis un État à la Palestine et qu'on l'a trompée. Il faut adopter une approche plus complexe de cette situation. Actuellement, Dieu merci, on évolue vers le règlement du problème de la bande de Gaza, la garantie de l'union des Palestiniens du Hamas et du Fatah dirigé par Mahmoud Abbas, sur base des principes de l'Initiative de paix arabe et sur la plateforme de l'Organisation de libération de la Palestine. Cette plateforme et l'Initiative de paix arabe reconnaissent l'existence d'Israël. Je regrette que nous n'arrivions pas, depuis tant d'années, à avancer dans ce sens.

On remet aujourd'hui en question le règlement du problème palestinien par la création de l’État palestinien, ce qu'on appelle la solution à deux États prévue par l'Onu: un État hébreu et un État arabe en Palestine. On dit qu'il pourrait y avoir un autre scénario acceptable pour les Israéliens et les Palestiniens. Peut-être. S'ils s'entendaient sur quelque chose: pas de problème, personne ne s'y opposerait. Il faut les faire asseoir à la table des négociations. Le Président russe Vladimir Poutine, en août 2016 déjà, appelait le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le Président de l’État de Palestine Mahmoud Abbas à des négociations directes, tout en précisant qu'ils seraient prêts aux négociations sans conditions préalables. Malheureusement, on attend encore cette rencontre.

Mais si le problème palestinien était réglé sans la création d'un État palestinien, que resterait-il? Nous savons quelles sont les options: les Arabes palestiniens resteraient au sein d'Israël, autrement dit Israël reprendrait le contrôle total en Cisjordanie et à Gaza. Dans ce cas il y aurait encore deux voies possibles: Israël accorderait aux Arabes, aux musulmans qui vivront en Israël, des droits à part entière - et alors qui sait comment fonctionnera le processus démocratique et quels seront les résultats des élections dans 5, 10, 30 ans. Deuxième possibilité: ne pas leur accorder ces droits. Ce serait alors pratiquement un apartheid, comme à une époque en Afrique du Sud.

Je parle très franchement parce qu'il me semble incorrect de dire qu'il faut faire en sorte que telle ou telle structure soit reconnue comme terroriste, de faire en sorte de condamner quelqu'un en engageant des actions contre lui.

Je pense que les diplomates ne doivent pas obtenir satisfaction d'avoir sanctionné quelqu'un, comme il leur semble, mais de ce qu'on m'a demandé avant cela – quelles négociations ont été les plus préoccupantes. En l'occurrence, il faut effectivement se préoccuper du sort de cette région. Nous garantissons à 100% qu'en toutes circonstances, quelle que soit la voie choisie (il y aura de toute façon un encadrement extérieur, on parlera auxiliairement du sort de Jérusalem), nous respecterons les intérêts légitimes d'Israël en matière de sécurité. Nos amis israéliens le savent, ils comprennent parfaitement notre politique dans l'ensemble. Sans oublier qu'en Israël vivent plus d'un million de nos compatriotes qui profitent à part entière des droits de citoyens, notamment en occupant des postes de dirigeant. En abordant la question de la sécurité dans la région, y compris de la sécurité d'Israël, nous ne pouvons pas ignorer que le non-règlement de ce problème palestinien sape réellement cette sécurité. Ceux qui spéculent sur le non-règlement de ce problème et veulent poursuivre leur sale affaire reçoivent un très bon levier pour tromper les jeunes et les attirer dans les filets des terroristes.

Question: D'après vous, quelles compétences possédera la jeune génération dans 50 ans? Vous voyagez souvent dans différents pays, vous participez à différentes conférences. Comment arrivez-vous à faire tout cela, quel est votre secret?

Sergueï Lavrov: Le secret est probablement simple: merci maman et papa.

En ce qui concerne les compétences que possédera la jeune génération dans 50 ans. Quand vous aurez mon âge, vous vous demanderez la même chose. Il est très difficile de le prédire non pas parce qu'on ignore actuellement certaines choses de base – il est évident que la génération qui nous suit doit être instruite, avancée, meilleure que nous, plus intelligente que nous, plus apte à s'entendre, j'espère, par rapport à ce que l'on voit dans le monde contemporain, moins égoïste que certains de nos partenaires aujourd'hui. Mais quelles compétences précises il faudra avoir? C'est impossible de suivre les technologies. Parfois, beaucoup de choses se produisent en un mois, alors qui sait ce qui arrivera dans 50 ans? Peut-être que nous vivrons sur Mars, du moins la moitié de ceux qui le voudront.

Y a-t-il des personnes du MGIMO ici?

Question: Oui.

Sergueï Lavrov: Je commençais à avoir peur.

Question: Je suis journaliste, de Sterlitamak. Ma question est d'actualité: devons-nous nous attendre à une ingérence étrangère dans l'élection présidentielle russe de 2018? Quelle serait alors la réaction de la Russie et prendrait-on des contre-mesures?

Sergueï Lavrov: Bonjour à Sterlitamak, où j'ai été plusieurs fois en vacances à la rivière Belaïa quand j'étais jeune. Le Président russe Vladimir Poutine a déclaré plusieurs fois pendant des interviews, la ligne directe, pendant des discours et des conversations avec ses collègues étrangers que nous voyions comment travaillait l'ambassade américaine et les consulats généraux américains en Russie. Ils participent directement aux manifestations de l'opposition, y assistent, invitent et parlent de certaines choses. Nos diplomates ne se permettent rien de tel aux USA ni dans d'autres pays.

Par exemple, la prétendue "révolution de la dignité" en Ukraine. Tout le monde sait qu'un an avant cette "révolution" et pendant, des représentants de la CIA travaillaient au siège du Service de sécurité ukrainien. Personne ne le cache. L'Ambassadeur des USA en Ukraine convoquait chez lui à l'ambassade des chefs de l'opposition, ils s'y concertaient.

Quand, le 20 février 2014, un accord a tout de même été signé entre Viktor Ianoukovitch, Arseni Iatseniouk, Vitali Klitchko et Oleg Tiagnibok, c'est-à-dire avec les principaux leaders de l'opposition, et que le lendemain l'accord a été enfreint, nous avons dit aux Allemands et aux Français (qui avaient attesté cet accord, leurs signatures s'y trouvent) qu'ils devaient faire en sorte de rétablir l'accord car ils avaient été invités la veille à l'attester, puis une partie avait enfreint l'accord. Ils ont refusé parce que Viktor Ianoukovitch ne se trouvait plus à Kiev - un argument de poids, bien sûr, même s'il se trouvait à Kharkov au congrès de son parti. Si le président ne peut pas faire quelque chose (quoi qu'on pense de lui), cela ne signifie pas qu'il faut le proclamer renversé. Le premier point de l'accord portait sur la création d'un gouvernement d'unité nationale, et quand le coup d’État s'est produit Arseni Iatseniouk est allé sur la place de Nezalejnost et a félicité tous les manifestants du Maïdan pour la formation d'un gouvernement de vainqueurs. Il existe une différence entre unité nationale et vainqueur. Cela signifie qu'il y a un vaincu.

Autre fait intéressant (quand on en parle aux collègues occidentaux ils sont gênés). Approximativement à la même période s'est produit le coup d’État au Yémen. Le Président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi s'est enfui, non pas à Kharkov mais en Arabie saoudite, où il se trouve à ce jour. Toute la communauté internationale le considère comme le Président du Yémen et exige son retour pour régler tous les problèmes survenus après le coup d’État. C'est la position de nos partenaires occidentaux. C'est du deux poids deux mesures: Viktor Ianoukovitch est parti à Kharkov et a cessé d'exister en tant que président, alors que le Président Abdrabbo Mansour Hadi vit en Arabie saoudite depuis trois ans mais il faut le faire revenir à la tête du gouvernement pour diriger le pays. Nous cherchons des solutions pour régler également la crise yéménite, mais ce deux poids deux mesures et la volonté incessante d'essayer de tromper quelqu'un quelque part n'aide pas la cause.

En ce qui concerne l'ingérence dans les élections. J'ignore quels sont les plans de l'ambassade américaine mais des diplomates américains ont été remarqués plusieurs fois alors qu'ils participaient à des activités illégales. Bien sûr, nos services compétents doivent prendre les mesures appropriées. Par exemple, de très nombreux citoyens russes travaillent à l'Ambassade des USA en tant que locaux. D'après la Convention de Vienne, en engageant du personnel dans un pays où se trouve l'ambassade, ce personnel ne peut être que technique – des conducteurs, des secrétaires, des sténographes – et n'a pas le droit d'exercer une activité diplomatique, notamment sur les aspects politiques, bien sûr. Mais dans plusieurs cas nous avons constaté que des locaux embauchés par l'Ambassade des USA circulaient dans différentes régions, organisaient des sondages, interrogeaient la population sur l'attitude envers le gouverneur et envers le centre fédéral. Dans ces situations, nous demandons poliment à nos collègues américains de rompre leurs relations de service avec ces personnes.

Je pense que c'est dans la tradition américaine, et peut-être qu'eux-mêmes ne le considèrent pas comme ingérence parce que, premièrement, tout leur est permis et, deuxièmement, c'est dans leur sang. Partout, dans tous les pays, en Europe de l'Est, en Europe centrale, il existe de nombreuses preuves montrant quand une ambassade américaine dirige littéralement les processus, y compris les actions de l'opposition.

J'espère qu'après les accusations infondées contre nous (parce que depuis les 9 ou 10 mois que Washington parle de notre ingérence dans ses élections aucune preuve n'a été présentée) la sensibilité de ce thème pour l'establishment américain, comme on dit, les fera réfléchir une fois de plus. Si cela se produisait, nous avons des lois, la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques qui décrit très concrètement ce que peuvent ou non faire les représentants diplomatiques. Nous nous référons à la Convention et à nos lois.

Question: Combien de temps durera encore la guerre de sanctions avec les USA? La Fédération de Russie a-t-elle des solutions pour sortir de la situation actuelle?

Sergueï Lavrov: Il est difficile de prévoir combien de temps cette situation va durer. De toute évidence, cela ne s'arrêtera ni demain ni après-demain. Vous suivez probablement l'état d'esprit des congressistes à Washington: c'est parti pour durer. Chaque année, le Ministère américain des Finances doit présenter au Congrès de ce pays des rapports sur le comportement de tout le monde en Russie. Bien sûr, c'est une loi révoltante, cela va de soi. Nous en tirons une conclusion très simple, étant donné que nos collègues américains - et les Européens dans leur sillage - mènent envers nous une politique de sanctions parce que nous nous préoccupons en l'occurrence de l'Ukraine, du sort des Russes ethniques. Nous devons en tirer une conclusion. C'est une réflexion irrationnelle qui se trouve derrière la décision de décréter des sanctions punitives et exemplaires. Il faut partir du fait qu'il faut compter sur soi et pas sur les bonnes dispositions de ceux qui ne font pas preuve, actuellement, de telles dispositions.

D'ailleurs, en parlant de la politique de sanctions, cette volonté se ressent même dans les appellations qu'on donne à ces mesures, par exemple "lutter contre les actions hostiles de la Russie, de l'Iran et de la Corée du Nord". Ils ont tout mis dans un seul tas pour une caution solidaire de l'administration, notamment du président qui prônait toujours une solution plus dure pour l'Iran. Nos actions en politique étrangère, au contraire, n'ont jamais pour objectif d'infliger un préjudice à un partenaire. Contrairement aux "détracteurs de la Russie", comme disait Alexandre Pouchkine. Voilà la différence.

Je pense que vous suivez l'actualité, on fait beaucoup de choses. Par exemple, la substitution aux importations, malgré toutes les critiques et les difficultés, est un travail de grande ampleur qui donne des résultats. Nous avons fait une percée dans le domaine de la construction des moteurs. Nous avons cessé de dépendre de l'Ukraine dont les autorités ont arrêté de coopérer avec nous - à leurs dépens. Cette année nous serons le numéro 1 mondial de l'exportation de céréales avec 25 millions de tonnes devant les USA, le Canada et l'Australie.

Question: Que ressentez-vous quand vous réalisez que, d'un entretien avec tel ou tel diplomate étranger, dépend le sort non seulement de notre État mais également d'autres pays? Quels principes adoptez-vous lors de tels entretiens?

Sergueï Lavrov: Le sort de notre État dépend de notre peuple et du gouvernement. Dans les conversations avec des responsables étrangers je n'ai pas le sentiment que le sort du pays dépend de cette rencontre. Je n'y ai jamais pensé. D'une rencontre concrète dépend le règlement de la question abordée: un accord, la mise au point d'un accord intergouvernemental.

Bien sûr, il existe des entretiens fatidiques. Ils se déroulent au sommet car les actions concrètes sur la scène internationale sont décidées par le chef de l’État, qui détermine la politique étrangère. Plusieurs décisions de ce genre ont été prises, notamment pour renforcer les structures comme l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), la mise en place de l'Union économique eurasiatique (UEE), la formation du groupe des Brics. Cela influe sur les capacités de notre pays, les élargit considérablement. C'est la raison pour laquelle les sommets de l'UEE, de l'OCS et des Brics attirent une telle attention. Cela reflète réellement la tendance à la formation d'un ordre mondial polycentrique dont nous avons parlé au début.

Question: Quel est votre avis personnel concernant la situation d'Alexeï Navalny?

Sergueï Lavrov: Quelle situation?

Question: Toutes ces manifestations…

Sergueï Lavrov: Tout cela ne relève pas de la politique étrangère. Je pars du fait que nous sommes tous des citoyens russes, nous avons des lois à respecter.

Question: Quel conseil pourriez-vous donner aux jeunes fonctionnaires pour se réaliser dans le domaine professionnel et travailler pour le bien de notre Patrie, que nous chérissons et dont nous sommes fiers?

Sergueï Lavrov: Cela dépend des institutions publiques où vous souhaitez travailler.

Obtenir plus de compétences, développer ses capacités de réflexion analytique, le savoir de communiquer car tout travail, notamment dans les institutions publiques, exige de savoir communiquer et plus qu'ailleurs une attitude respectueuse envers tout interlocuteur. Ces qualités sont très similaires à celles que doivent avoir les diplomates, c'est pourquoi si quelque chose comme le Ministère des Affaires étrangères vous plaît, pourquoi pas?

Question: Est-il probable qu'on assiste prochainement à une nouvelle révolution de couleur? Quelles mesures préventives sont mises en œuvre, et le sont-elles, par la Fédération de Russie?

Sergueï Lavrov: Assister où?

Question: Dans les pays de l'ex-URSS.

Sergueï Lavrov: J'espère que non, car aucune expérience de "révolution de couleur" n'a encore rendu la vie meilleure aux citoyens des pays touchés. Non seulement dans les pays de l'ex-URSS mais également dans d'autres régions du monde où, de l'extérieur, on a tenté de changer les gouvernements et de soutenir l'opposition. Je pense que l'expérience des quinze dernières années montre que les peuples eux-mêmes, qui, pardonnez-moi, sont des cobayes dans ces projets, le comprennent de plus en plus, mais ne renoncent pas pour autant à ces projets. J'ai déjà dit comment les ambassades américaines dans chaque pays tentaient activement d'influencer avant tout l'opposition. Les Américains ont cette philosophie: même s'ils considèrent un gouvernement comme légitime et n'ont pas de reproches particuliers à lui faire, il faut le maintenir sous tension en montrant qu'ils travaillent avec l'opposition. Une théorie du "chaos contrôlé" miniature, en quelque sorte. Plus il y aura d'ébullition, plus il sera pratique pour eux d'observer ce "bouillon" et de l'assaisonner comme ils l'entendent.

Question: D'après le Centre russe d'étude de l'opinion publique (VTsIOM), les Russes considèrent la Biélorussie, la Chine, le Kazakhstan et le Japon comme des pays alliés. Sachant qu'il existe des conflits avec le Japon sur les îles Kouriles, avec la Chine qui installe ses missiles à la frontière russe, alors que la Biélorussie ne reconnaît pas la Crimée comme russe. Ainsi, la Russie dispose-t-elle actuellement d'alliés économiques et politiques vraiment puissants?

Sergueï Lavrov: Vous savez, chaque pays a parfaitement le droit d'installer des armements sur son propre territoire. La Chine ne déploie pas ses armements contre la Fédération de Russie, nous n'avons pas eu connaissance de telles informations. Nous avons des relations très étroites avec la Chine, y compris au niveau militaire, on organise plusieurs exercices et entraînements conjoints, c'est pourquoi ces déploiements ne doivent pas être interprétés pour ce qu'ils ne sont pas.

En ce qui concerne les agissements de nos alliés, j'en ai déjà parlé. Vous savez, nous n'avons pas dans notre culture nationale de discipline du bâton ni d'aspiration à l'établir. Nous avons déjà traversé de telles périodes et nous les connaissons. En comparant la manière dont nos alliés réagissent à certaines démarches russes avec la réaction des alliés des USA aux actions de Washington, en général on cite l'exemple en contraste avec l'Otan, cette Alliance dont on dit qu'elle est toujours unie, solidaire. Mais je sais comment on parvient à une telle solidarité. J'ai déjà dit comment l'UE élaborait ses positions envers nous en s'appuyant sur les approches de la minorité russophobe agressive. Il y a également une "solidarité mal comprise" dont certains sont déjà fatigués. Nous ne forcerons pas nos voisins et nos partenaires à se ranger derrière nous. Mais, évidemment, nous constatons les démarches qui, selon nous, ne prennent pas dûment en compte nos intérêts et, bien sûr, nous en tenons compte et nous en tiendrons compte dans notre travail à terme.

Je voudrais souligner à nouveau que nous essayons, dans toutes nos actions, de trouver des points de convergence avec nos partenaires. Dans la CEI, à l'est, au sud, en Europe, aux USA, en Amérique latine, en Afrique – partout, nous essayons toujours de trouver des approches communes et de se mettre à leur place. Nous essayons de comprendre les raisons pour lesquelles ils entreprennent telles ou telles actions qui peuvent ne pas être tout à fait dans la ligne des actions de la Fédération de Russie. Nous ne faisons jamais quoi que ce soit pour nuire ou infliger intentionnellement un préjudice à un de nos partenaires, ce qui se passe actuellement dans les actions de certains pays occidentaux envers la Fédération de Russie.

Cependant, nous entendons ces derniers temps de plus en plus de voix sensées qui comprennent l'anormalité de la situation actuelle, quand des partenaires parfaitement naturels comme la Russie et l'UE traversent une période très difficile simplement parce qu'à une certaine étape quelqu'un a proclamé que, dans cette situation (à cause de la crise ukrainienne) la politique devait prévaloir sur l'économie. Cela a été proclamé en réponse aux entreprises européennes qui craignaient de détruire les fondations du partenariat stratégique. Aujourd'hui, ils sont nombreux à comprendre que c'était une erreur et c'est indéniable. Personne ne trouvera le courage de le reconnaître mais c'est un fait: en réalité, beaucoup souhaitent que la situation revienne à la normale, tout en sachant que cela prendra du temps.

J'espère vraiment que vous penserez à une solution pour rapprocher les peuples et les pays, pour contribuer à travailler ensemble, car tous les pays sans exception doivent faire face aux menaces trop nombreuses.

Merci, je vous souhaite beaucoup de succès.

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