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Allocution du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors de sa rencontre avec les membres de l’Association des entreprises européennes en Fédération de Russie, Moscou, 31 octobre 2017

2085-31-10-2017

Cher Monsieur Sterzel,

Cher Monsieur Schauff,

Mesdames et Messieurs,

C'est avec un grand plaisir que je profite de cette nouvelle occasion pour prendre la parole devant les membres de l’Association des entreprises européennes. Comme notre modérateur vient de le dire, c’est ma huitième intervention devant vous. Si ces rencontres ne perdent pas de leur intérêt à vos yeux, je ne serai que trop heureux d’accepter vos invitations. Il me semble que c’est un dialogue dépolitisé très utile, une conversation franche qui aide à trouver de nouveaux points de convergence entre nos intérêts et renforce la compréhension mutuelle.

Nous apprécions beaucoup l’engagement de tous ceux qui sont présents dans cette salle pour l’élargissement de la coopération avec la Russie et leur volonté de mettre en œuvre des projets conjoints dans divers domaines, de l’énergie aux technologies de pointe. Vous trouverez toujours en nous de bons amis et partenaires qui veulent contribuer à un bon climat d’affaires pour vous en Russie. Ceci a été récemment évoqué en détail lors de la réunion du président russe Vladimir Poutine avec les capitaines d'industrie allemands à Sotchi, à laquelle a également participé le président du Kazakhstan Noursoultan Nazarbaïev.

Dire que la situation dans le monde n’a pas vocation à se simplifier est devenu une banalité ces dernières années. Les crises et conflits anciens ne sont toujours pas réglés, tandis que de nouveaux défis sécuritaires apparaissent. La montée sans précédent de terrorisme international représente une menace particulièrement grave pour tout le monde. Pour l’instant, la communauté internationale n’a pas réussi à former de large coalition antiterroriste véritablement globale sous l’égide de l’Onu - la Russie y reste favorable et ne cesse de plaider en sa faveur. Les actions parfois imprévisibles de l’Administration américaine, notamment en ce qui concerne le retrait effectif de Washington de la participation au Plan d’action global commun relatif au programme nucléaire iranien, sont un autre sujet de grave préoccupation , tout comme les menaces de plus en plus fréquentes de la part des USA de résoudre le problème nucléaire de la péninsule coréenne exclusivement par des moyens militaires, par la force.

Nous estimons que l’une des principales raisons de l’instabilité mondiale croissante est la réticence d’un petit groupe de pays dirigé par les USA de participer à un travail véritablement collectif sur la base de l’égalité, du respect mutuel et de la prise en compte des intérêts de chacun. Nous constatons le non-respect systématique des principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies, y compris le recours à la force non-sanctionné par le Conseil de sécurité qui a déjà porté une atteinte très grave à la stabilité globale et régionale et contribué à la propagation de l’idéologie extrémiste et terroriste. L’affaiblissement des structures étatiques que nous observons aujourd’hui dans différents pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, de plus en plus dominés par le chaos, est le résultat direct d'actions aventureuses en Irak, en Libye et maintenant en Syrie.

Le commerce mondial est affecté par les tentatives non-dissimulées d’utiliser les sanctions unilatérales en tant que moyen de concurrence déloyale en violation des normes de l’OMC et de nombreuses résolutions de l’Assemblée générale de l’Onu condamnant les méthodes illégales de coercition unilatérale.

Sur ce fond, les relations entre la Russie et l’Union européenne connaissent une évolution mitigée. D’une part, des développements positifs se profilent dans un certain nombre de domaines. Après une baisse des échanges de plus de deux fois ces trois dernières années, nous constatons une croissance du commerce de 25% pour les huit mois de l’année en cours. C’est un résultat très solide, même si nous partions de très bas. Notre dialogue politique s’est intensifié. En juillet, en marge du sommet du G20 à Hambourg, le président russe Vladimir Poutine s’est entretenu avec le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. Nous maintenons des contacts réguliers avec la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini. Des consultations d’experts sont organisées sur les questions d’intérêt commun; notamment, pour des raisons évidentes, Bruxelles exprime sa volonté de discuter avec nous des défis de migration et de réadmission. Nous y sommes prêts, mais nous pensons aussi qu’il serait opportun de rétablir plus globalement l’ensemble de nos dialogues sectoriels qui avaient été gelés de façon unilatérale par nos collègues de l’UE.

Dans le même temps, il faut relever, bien évidemment, les tentatives visant à empêcher que les relations russo-européennes reprennent la trajectoire du développement progressif. Nous voyons bien qui agit ainsi. Nous observons une ligne politique destructrice d’un groupe russophobe d’États européens peu nombreux, mais très agressif. Ils essaient de jouer la carte antirusse au sein de l’Union européenne pour atteindre leurs propres objectifs géopolitiques très étroits. Comme vous le savez, sans aucun fondement, nous sommes accusés d’ingérence dans les élections non seulement aux USA, mais aussi dans des pays européens. Tout récemment, on nous accusait de vouloir prendre des décisions quant à la nomination des ministres en Afrique du Sud. Bref, les fantasmes n’ont pas de limites.

Pour contrer le danger imaginaire venant de Moscou, différentes structures d’orientation antirusse sont créées telles que le Groupe sur la communication stratégique de l’Est au sein du Service européen pour l’action extérieure, ou encore le "centre d’excellence" multinational pour la lutte contre les menaces "hybrides" basé à Helsinki. J’ai récemment rencontré le Ministre finlandais des Affaires étrangères Timo Soini et lui ai demandé de quoi ce centre serait chargé. Il m’a dit "probablement de toutes les menaces hybrides", et a ajouté qu'Helsinki serait heureux que la Russie puisse aussi coopérer avec ce centre. C’était un contact oral, personne ne nous y a invités. Si l’on nous invite quand même, cela sera probablement intéressant. Mais pour l’instant, nous n’avons pas eu d’invitation. Toutes ces mesures visant à créer différentes structures pour lutter contre les menaces hybrides, y compris à travers les médias, ressemblent à une chasse aux dissidents et ne sont pas de nature à contribuer au rétablissement de la confiance.

Nous sommes également préoccupés par les tentatives de ces forces égoïstes au sein de l’UE de politiser et saper le dialogue énergétique entre l’Union européenne et la Fédération de Russie. On entend des accusations selon lesquelles l’UE serait trop dépendante des exportations russes d’énergie, et ceci malgré le fait que la part du gaz russe sur le marché européen est tout à fait comparable à celle du gaz norvégien – prêt d’un tiers du volume total. On observe des tentatives de discréditer les projets conjoints tels que Nord Stream-2, bien qu’il vise à réduire considérablement les risques de transit, à renforcer la sécurité énergétique de l’Union européenne et à contribuer au développement de l'économie des pays de l’UE. Près de 200 entreprises de 17 États membres seront impliquées dans la mise en œuvre du projet pour la seule étape des travaux de construction.

Nous restons perplexes face à la volonté de certains membres de la Commission européenne de lui imposer des décisions sur la nécessité d’obtenir un mandat de négociation pour un accord spécial avec la Russie sur le projet Nord Stream-2. Ceci est complètement infondé. Le service juridique de la Commission européenne a clairement stipulé qu’il n’y avait aucun fondement pour l’application extraterritoriale du droit communautaire dans la mer Baltique. Plus récemment, le service juridique du Conseil de l’Union européenne est parvenu à la même conclusion. À notre avis, l’introduction de nouvelles normes juridiques exclusivement pour le projet Nord Stream-2 serait une discrimination des investisseurs de ce projet pour des raisons politiques. D’ailleurs, si je comprends bien, au Danemark, on n’essaie même pas de le cacher et on a déjà approuvé une loi spéciale à cet égard. Je crois que celle-ci sera vraiment unique dans la pratique normative régissant les projets économiques et énergétiques.

Les besoins énergétiques croissants de l’Europe du Sud et du Sud-Est pourraient être satisfaits par l’extension du deuxième tube du gazoduc Turkish Stream sur le territoire de l’Union européenne. Nous constatons un grand intérêt de la part de plusieurs gouvernements des pays de l’UE. Nous y sommes favorables, mais après la mauvaise expérience avec le projet South Stream nous ne serons prêts à réaliser le projet Turkish Stream sur le territoire de l’Union européenne qu’après avoir reçu des garanties juridiques solides de la part de Bruxelles.

J’espère tout de même que le bon sens l’emportera car, dans le secteur énergétique, nous sommes des partenaires naturels et interdépendants. La fourniture ininterrompue pluriannuelle d’hydrocarbures russes en Europe offre des avantages compétitifs importants aux économies des États membres de l’UE, sans parler du fait que l’année dernière, les exportations russes d’énergie vers l’Europe ont atteint un volume record.

Mesdames et Messieurs,

Devant un auditoire aussi éclairé, il n’est guère utile d’expliquer que les tentatives d’isoler la Russie, de la punir pour sa politique extérieure indépendante et de la faire changer ont toujours été vouées à l’échec. Les tendances positives se consolident dans notre économie, ce qui est confirmé par la Banque mondiale et le FMI.

Sur le fond de cette relance économique, de nouvelles opportunités se présentent pour les entreprises étrangères en Russie et notamment celles que vous représentez. Le principal obstacle reste la spirale de sanctions imposée par les USA. Dans son intervention devant la Commission du commerce international du Parlement européen, Monsieur Schauff a relevé le préjudice subi par les industries des pays membres de l’UE touchés par les sanctions, du fait que les producteurs d’autres régions du monde sont venus remplacer les Européens sur le marché russe. Ce sont des réalités objectives qu’on ne peut pas contester.

Sous le prétexte de la lutte contre la menace russe, Washington essaie non seulement de rafistoler ladite "solidarité transatlantique" et de forcer les Européens à augmenter leurs dépenses de défense, mais aussi de promouvoir ses positions économiques et énergétiques en Europe en détruisant nos projets énergétiques conjoints, en évinçant la Russie du marché de l’armement – c’est bien le but de la dernière série de sanctions annoncée. Comme l’a noté le président russe Vladimir Poutine dans son discours à la réunion du Club international de discussion de Valdaï, certains "ne cachent même pas qu’ils se servent de prétextes et d’occasions politiques pour promouvoir leurs propres intérêts purement commerciaux".

Dans quelle mesure les Européens ont-ils besoin de cet antagonisme avec la Russie? A eux de voir. Nous savons que dans les milieux politiques et surtout dans les milieux d'affaires des pays de l’UE, le mécontentement face à cette situation devient de plus en plus prononcé. Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a souligné la nécessité de rétablir le dialogue à plusieurs reprises, notamment lors d'une conférence organisée début octobre au Luxembourg. Je crois que tôt ou tard, ces paroles devraient se traduire en actes.

Dans ce contexte, nous entendons souvent des spéculations selon lesquelles la Russie aurait intérêt à voir une Union européenne affaiblie, et qu’elle chercherait à la diviser. Ce n’est pas vrai. Nous souhaitons (et nous l’avons toujours dit) voir l’Union européenne – notre voisin et notre partenaire commercial et économique clé – comme un acteur international fort, uni et indépendant, capable de définir ses propres priorités sur la base d’un équilibre durable des intérêts nationaux de tous ses membres, et non seulement sur la base de la position d’une minorité agressive concernant la politique envers la Russie.

Pour notre part, nous resterons disposés à développer notre coopération au rythme que voudrons nos collègues de l’Union européenne. Dans le même temps, bien évidemment, nous poursuivrons notre politique extérieure multivectorielle visant à renforcer la coopération multifacette avec les États qui se sont débarrassés des œillères idéologiques dans leurs relations avec les partenaires étrangers et qui représentent une écrasante majorité dans le monde. Nous allons approfondir l’intégration eurasiatique et intensifier le travail pratique au sein de l’OCS, des BRICS et d’autres associations agissant selon les principes de la recherche d’accords généralement acceptables sans rien dicter. Le G20 en fait partie.

Comment voyons-nous l’avenir des relations entre la Russie et l’UE? Le potentiel créatif de notre coopération – du commerce jusqu’à la lutte contre les nouveaux défis et menaces – est vraiment énorme. L’essentiel est de bien l’utiliser. La Russie a toujours préconisé la formation d’un espace commun de paix, de sécurité et de partenariat. Beaucoup de personnalités européennes éminentes, dont Charles de Gaulle et Helmut Kohl, parlaient de la nécessité de bâtir une grande Europe dénuée de lignes de division.

Je suis convaincu qu’aujourd’hui, il faut parler non seulement de l’indivisibilité de la sécurité mais aussi de celle du développement économique.

Consciente de cette réalité objective, l’Union économique eurasiatique intensifie le dialogue avec des dizaines de pays et associations sur tous les continents. Nous poursuivons le travail visant à associer le processus d’intégration eurasiatique à l’initiative chinoise "La Ceinture et la Route". Un intérêt grandit pour l’élaboration d’un nouveau cadre d’intégration que le président Vladimir Poutine a appelé le "Grand partenariat eurasiatique", avec la participation des États membres de l’Union économique eurasiatique, de l’OCS et de l’ASEAN. Nous serions heureux que l’Union européenne s’associe à ce travail. Nous partageons le même continent. Pour commencer, nous espérons recevoir une réponse à notre proposition d’établir des contacts entre l’Union économique eurasiatique et l’Union européenne. Cette proposition a été formulée pour la première fois il y a deux ans et nous la réitérons régulièrement depuis. Il y a eu des promesses timides de lancer le travail au niveau technique. Nous sommes prêts à travailler à tout niveau. Nous considérons qu’il est contreproductif que deux associations d’intégration voisines n’aient pas de contact direct.

Nous continuons de croire que les contacts entre la Russie et l’UE revêtent un caractère durable, non conjoncturel et ont une valeur intrinsèque. D’autant plus que leur état influe considérablement sur la vie de nos citoyens et sur la situation dans le monde en général. Je crois que nous devons préserver le capital accumulé de partenariat entre la Russie et l’UE. Nous y sommes prêts. Nous continuerons à soutenir les entrepreneurs européens dans leur volonté d’élargir leur présence dans notre pays à travers des projets mutuellement bénéfiques avec leurs partenaires russes.

Question: Je vais certainement exprimer l'avis de la plupart des investisseurs européens en Russie: la Russie a besoin de l'Europe, l'Europe a besoin de la Russie. Les milieux d'affaires européens sont profondément intégrés à l'économie russe. Par exemple, notre compagnie Siemens a 7.000 collaborateurs dans ce pays. Il ne s'agit pas seulement de fonctions représentatives, mais également de fonctions d'intégration dans l'économie, contrairement à de nombreux représentants de compagnies américaines. Dans le même temps, force est de constater que le durcissement des sanctions américaines créer un "nuage toxique" pour les entreprises européennes qui travaillent en Russie. D'où ma question: entrevoyez-vous une possibilité de dialogue bilatéral entre la Russie et l'Europe, une amélioration des relations entre les affaires russes et européennes, un assouplissement des sanctions que nous attendons et souhaitons vraiment en tant que représentants des investisseurs étrangers?

Sergueï Lavrov: Quand vous parlez de dialogue bilatéral, il faut savoir que nous n'avons pas interrompu ce dialogue. Avec l'UE nous avions probablement le mécanisme le plus ramifié de coopération parmi tous nos partenaires extérieurs. Plus de vingt dialogues sectoriels, deux sommets par an, des réunions annuelles du Conseil permanent du partenariat au niveau du Ministre russe des Affaires étrangères et du Haut-représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, des consultations sur les questions internationales et les droits de l'homme. Comme je l'ai dit, pratiquement tout cela est gelé aujourd'hui. Il y a des tentatives de relancer le dialogue sur la migration, un cycle a eu lieu (il était devenu insupportable de ne plus communiquer à ce sujet, qui est très important pour nous tous). Même chose concernant le dialogue sur la réadmission, directement lié à celui sur la migration. Après une longue interruption, les premiers contacts ont repris sur la lutte contre le terrorisme, la lutte contre le trafic de stupéfiants.

D'ailleurs la présidence estonienne, qui dirige l'UE durant ces six mois, n'a pas inclus, alors que c'était prévu, d'activités ni pour la lutte contre le terrorisme ni contre le trafic de stupéfiants. Dans l'ensemble, j'ai un peu de mal à comprendre le rôle actuel des présidences nationales dans les conditions où, après le traité de Lisbonne, elles ne sont même pas autorisées à organiser des sommets avec des partenaires étrangers (seulement à Bruxelles). Les sommets leur ont été pris mais ils peuvent formuler l'agenda en fonction de leurs propres intérêts en ignorant la position de toute l'UE. C'est leur affaire, mais je veux simplement dire que la drogue et le terrorisme sont des sujets qui sont toujours bons à évoquer.

Vous vous intéressez certainement avant tout au dialogue d'affaires. En un peu plus de trois ans, nous avons acquis une expérience de plate-formes d'affaires bilatérales. Très récemment, les capitaines d'industrie allemands sont venus à Sotchi pour s'entretenir avec les présidents de la Russie Vladimir Poutine et du Kazakhstan Noursoultan Nazarbaev. Des réunions similaires ont été organisées entre autres à mon niveau en Allemagne, quand Sigmar Gabriel était Ministre de l’Économie. De telles réunions bilatérales se sont déroulées avec des hommes d'affaires français, italiens et autrichiens. Mais je n'ai pas entendu parler de l'organisation du dialogue d'affaires UE-Russie qui était toujours un élément important, y compris pour la préparation des sommets. Même si les entrepreneurs qui sont à sa tête de notre côté y sont certainement prêts.

C'est une bonne question, d'ailleurs. Je me suis déshabitué du fait qu'un dialogue d'affaires a existé entre la Russie et l'UE. Demandez à Bruxelles et moi je demanderai à nos hommes d'affaires qui évite le contact.

En ce qui concerne les sanctions (j'en ai parlé en introduction pour montrer tous les facteurs qui influencent nos relations), nous ne pouvons pas et ne demanderons pas leur levée, d'autant plus qu'on nous demande de faire "quelque chose de bien" du point de vue de l'Occident pour qu'elles soient levées. En d'autres termes (or beaucoup nous le disent), cette proposition laisse entendre que les sanctions sont un exercice inutile qui n’apporte rien de bon à personne et que c'est une position absolument politisée de ceux qui veulent "punir" la Russie et obtenir des avantages concurrentiels. C'est pourquoi il est "intéressant", en soi, de parler d'un prétexte pour lever les sanctions.

Je rappelle que les sanctions sont utilisées depuis longtemps comme un moyen de lutte concurrentielle, notamment par les USA. Selon mes informations, entre 2008 et 2016, les compagnies européennes privées ont reçu plus de 200 milliards de dollars d'amendes. Si je ne m'abuse, rien qu'en 2016 Volkswagen s'est vu infliger une amende supérieure à 14,5 milliards de dollars. Total a été sanctionné pour "corruption commerciale", BNP Paribas pour ses relations avec Cuba, le Soudan et l'Iran. Alstom a souffert à cause de schémas de corruption en Indonésie. Le Crédit agricole également pour avoir coopéré avec le Soudan, Cuba et l'Iran. L'UBS suisse pour avoir caché des informations sur les citoyens américains. Et bien d'autres.

Vous comprenez que cela n'avait rien à voir et n'a rien à voir avec ce que fait la Russie. Rien à voir avec la Crimée qui a rétabli son appartenance russe après le coup d’État anticonstitutionnel à Kiev - un acte criminel que les Criméens n'ont pas accepté. Rien à voir avec la situation dans le Donbass. Le Donbass et la Crimée sont simplement un prétexte pour nos collègues américains de pratiquer une lutte concurrentielle déloyale, de saper les positions de leurs concurrents.

C'est pourquoi ce sujet ne se résume pas à s'entendre sur une mission de maintien de la paix de l'Onu à envoyer dans le Donbass ou au fait que dès que nous trouverons un accord les Européens auront un prétexte (à nouveau un prétexte!) pour assouplir les sanctions. La question est bien plus large. Il faut analyser l'ensemble de la situation, qui est liée à une lutte concurrentielle acharnée dans laquelle les Américains (et je les comprends) veulent réussir plus que les autres. Je comprends leur volonté mais leurs méthodes sont difficiles à justifier.

Question (traduite de l'anglais): Trois choses. Premièrement, je trouve qu'il n'est pas réaliste de dire "les affaires sont les affaires et la politique, la politique". Deuxièmement, il faut cesser de parler en mal les uns des autres si nous voulons améliorer les relations. Troisièmement, l'UE souhaite également que la Russie soit forte et défende ses intérêts dans le cadre du droit international.

Enfin, vous dites que la Russie ne veut pas diviser l'UE mais dans la phrase suivante vous affirmez que plusieurs pays de l'UE sont mauvais. La politique de l'UE est convenue par 28 pays. Quant à la mise en œuvre des Accords de Minsk, je sais que l'Allemagne, la France et les USA travaillent avec la Russie pour aboutir à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies sur les casques bleus dans le Donbass. Nous devons nous appuyer sur les "îlots" de coopération comme les affaires, l'enseignement, la science. Nous devons parler davantage des aspects positifs des relations qui nous unissent.

Sergueï Lavrov: Je commencerai là où tu t'es arrêté: parler de ce qui nous unit et non de ce qui nous divise. Par exemple, nous essayons de parler de l'énergie. Elle nous unit, non? Mais il s'avère qu'elle nous divise. Non pas par la faute de la Russie ou de l'Allemagne ou de la grande majorité de pays de l'UE, mais par la faute de quelques pays qui se comptent sur les doigts d'une main. Ils sont convaincus qu'il est préférable de payer 50% de plus pour le gaz naturel liquéfié américain plutôt que d'acheter avec l'UE du gaz russe plus avantageux. C'est tout.

Par rapport à l'idée selon laquelle l'économie c'est l'économie, et la politique c'est la politique, en l'occurrence, pour ces pays, la politique est l'économie, et l'économie est la politique.

Je me suis déjà exprimé par rapport au fait qu'en UE vous prenez des décisions en vous appuyant sur la position des 28 pays. Quand 28 pays disent qu'ils doivent régler tous les problèmes par consensus et solidarité, si je comprends bien, quand il y a des approches contradictoires parmi les 28 pays on choisit un milieu entre les extrêmes. Avec tout le respect, force est de constater que dans la politique envers la Russie la position et la solidarité de l'UE ne sont pas définies en fonction d'accords moyens, mais du dénominateur minimal qui est déterminé avant tout par la minorité la plus agressive, composée de pays dont le nombre se compte sur les doigts d'une main.

Marcus, je vois que tu n'es pas d'accord. Je ne prends pas de décisions au sein de l'UE, mais j'explique ce que nous voyons de l'extérieur non pas à partir d'impressions mais, je vais le dire franchement (j'espère que je ne causerai d'ennuis à personne), à partir de pourparlers bilatéraux de confiance avec de très nombreux États membres de l'UE.

En ce qui concerne la nécessité de réduire la rhétorique réciproque, je suis entièrement d'accord et complètement pour.

De la même manière que nous avons besoin d'une UE forte, l'UE a besoin d'une Russie forte. Je soutiens à 100% les propos sur le fait qu'il faut le faire dans le cadre du droit international, qui suppose le rejet des méthodes anticonstitutionnelles et antidémocratiques de changement de pouvoir.

Au cours de nos derniers contacts (je comprends qu'il faut de toute façon terminer par l'Ukraine) nous avons dit franchement à nos collègues allemands et français (on aurait pu dire polonais, mais nous n'avons pas de contact avec eux aujourd'hui) que quand ces trois pays, représentés par leurs ministres des Affaires étrangères, ont signé l'accord entre Viktor Ianoukovitch et l'opposition le 20 février 2014, ils s'étaient engagés à remplir cet accord. Le lendemain matin, l'opposition a piétiné ses engagements et a fait preuve d'un irrespect total envers l'Allemagne, la France et la Pologne. C'est un fait. Quand nous demandons pourquoi ils ne rappellent pas l'opposition à l'ordre, ni l'Allemagne ni la France ni la Pologne ne peuvent dire quoi que ce soit, hormis le fait que le président Viktor Ianoukovitch a fui Kiev à ce moment-là. Premièrement, il était en Ukraine. Deuxièmement, à peu près à la même époque s'était enfui le président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi, et depuis trois ans qu'il a fui en Arabie saoudite, où il vit à présent, toute l'humanité occidentale progressive exige son retour au Yémen. Pourquoi l'attitude envers le Yémen est-elle différente que celle affichée par rapport à l'Ukraine? Dans les deux cas y ont été élus des présidents reconnus par tous, des dirigeants d'États membres de l'Onu. Mais en Ukraine Viktor Ianoukovitch est parti de Kiev à Kharkov et, selon la logique de nos collègues européens, dans ce cas on peut commettre un coup d’État. Alors que trois années se sont écoulées au Yémen et ils exigent de rétablir les pouvoirs du président légitime. Voilà en ce qui concerne le fait que nous voulons également mener les affaires en respectant le droit international à part entière et sans deux poids deux mesures.

D'ailleurs, l'accord du 20 février 2014 en question ne concernait pas Viktor Ianoukovitch. Le premier point de ce document stipulait que les parties s'engageaient à créer un gouvernement d'entente nationale qui préparerait la Constitution, les élections, etc. Mais dès que le coup d’État a eu lieu Arseni Iatseniouk, que vous avez soutenu dans son accord avec Viktor Ianoukovitch, est allé sur la place et a dit aux manifestants qu'il les félicitait, en proposant de les féliciter également pour avoir créé le gouvernement des vainqueurs. D'après moi, la différence est considérable: un gouvernement d'entente nationale et un gouvernement des vainqueurs. Vous – l'Allemagne, la France et la Pologne – avez signé pour le gouvernement d'entente nationale, et vous avez été ignorés. Cela a été tout simplement ignoré par ceux qui avait passé cet accord avec vous. Mais, comme on dit, c'est de l'histoire ancienne. Il est pourtant très dangereux de ne pas s'en souvenir parce que ni la Crimée  ni le Donbass n'ont attaqué le reste de l'Ukraine quand le coup d’État s'est produit. Ils ont simplement dit qu'un acte anticonstitutionnel avait été commis, qu'ils ne voulaient pas être impliqués et ont demandé de les laisser en paix pour comprendre ce qui se passait. Mais en échange, le principal inspirateur du Maïdan, le nationaliste Dmitri Iaroch, a exprimé l'exigence de "nettoyer la Crimée des Russes". Tout cela est dans les documents. Le Donbass a été proclamé territoire terroriste, et une opération antiterroriste a été lancée contre lui. Mais le Donbass n'a pas attaqué l'Ukraine, c'est l'Ukraine qui a attaqué son propre territoire en disant qu'il était occupé par les terroristes. Ce sont des choses très importantes qu'on oublie. Nous avons fait preuve de bonne foi en reconnaissant les résultats de la présidentielle ukrainienne, comme vient de le réaffirmer le Président russe Vladimir Poutine, tout en sachant que le national-radicalisme représente la base de ce pouvoir. Chaque semaine, de nouvelles preuves viennent confirmer ce constat.

En ce qui concerne l'avancée de la mise en œuvre des Accords de Minsk, nous avons répondu aux préoccupations de nos collègues allemands, français, européens ou ukrainiens, qui s'inquiétaient du fait que la Mission spéciale de l'OSCE en Ukraine faisait trop souvent face à des menaces et à des risques pour sa sécurité. Il faut la renforcer. Il y a plus d'un an, nous étions déjà prêts à adopter une décision offrant aux observateurs le droit de porter des armes pour assurer leur autodéfense. A l'époque, l'Allemagne, la France et toute l'UE - tout comme l'OSCE - avaient refusé car ils n'avaient aucune expérience, théorique ou pratique,  en matière d'organisation des opérations prévoyant le déploiement d'observateurs armés. Enfin, en réponse à de nouveaux appels à renforcer la sécurité de la mission de l'OSCE, le Président russe Vladimir Poutine a avancé sa proposition. L'une des raisons de la reprise des discussions sur la sécurité de la mission de l'OSCE a été l'explosion d'un véhicule de patrouille de l'Organisation sur une mine près de la ligne de démarcation dans la région de Lougansk. On a rédigé un rapport spécial et mené une investigation, qui stipule clairement que la mine n'avait pas été posée par les insurgés de Lougansk. Le même rapport indique également que les autorités ukrainiennes ont refusé de présenter l'enregistrement vidéo de cet incident - dont elles disposaient. Personne n'a voulu développer ce sujet. Quant à nous, nous n'avons aucune envie de rechercher des coupables même si, dans ce cas-là, tout est selon moi parfaitement évident. Nous avons intérêt à mettre en œuvre les Accords de Minsk. C'est pour cette raison que le Président russe Vladimir Poutine a proposé d'impliquer une mission armée de l'Onu dans la protection des observateurs de l'OSCE. La France et l'Allemagne ont montré leur intérêt envers cette initiative.  Lors d'un entretien téléphonique, la chancelière allemande Angela Merkel a demandé au Président russe Vladimir Poutine pourquoi nous proposions de protéger uniquement les collaborateurs de l'OSCE près de la ligne de contact après le retrait des forces des deux parties. Mme Merkel a également remarqué que les observateurs de l'OSCE travaillaient dans d'autres régions ukrainiennes des deux côtés de la ligne de démarcation: ils patrouillent, font des déplacements, observent la situation, parlent aux locaux. Le Président russe Vladimir Poutine a tout de suite reconnu que cette remarque était parfaitement logique, et notre proposition présentée au Conseil de sécurité de l'Onu stipule désormais que les observateurs de l'OSCE devaient toujours être protégés par les forces armées de maintien de la paix de l'Onu dans l'exercice de leurs fonctions.

Encore une fois, l'Allemagne et la France y voient un moyen de mettre en œuvre les accords. Le projet de résolution est déjà "sur la table" du Conseil de sécurité de l'Onu, mais les négociations peinent à démarrer car l'Ukraine a déclaré que cela ne lui convenait pas. Elle a promis de montrer ce qui était, selon elle, convenable, mais ne l'a toujours pas fait (depuis plus d'un mois). Nous voyons clairement ce que certains tentent de faire: Kurt Volker, représentant américain pour la crise ukrainienne, s'est déjà rendu à Paris, à Berlin et - on ne sait pas pourquoi - à Londres. Il a visité plusieurs fois Kiev, où il a récemment tenu plusieurs propos marquants qui en disent long sur l'alternative au projet russe rédigée par les tuteurs américains des autorités ukrainiens - les États-Unis sont le seul pays en mesure d'influer sur le gouvernement, l'opposition et les radicaux ukrainiens. Premièrement, monsieur Volker a déclaré que les forces de maintien de la paix - il a utilisé un autre mot ayant le même sens - devraient d'abord occuper et encercler tout le Donbass, puis les États-Unis pourraient alors soutenir les actions du Président ukrainien Petro Porochenko concernant la mise en œuvre de ses engagements, concernant notamment l'amnistie, le statut spécial du Donbass selon la formule de Frank-Walter Steinmeier - par ailleurs, cette région est depuis deux ans sabotée par Petro Porochenko et son gouvernement - et l'organisation des élections. Il est tout à fait évident que dès que les forces d'occupation prendront tout le Donbass, Petro Porochenko ne bougera pas le petit doigt pour tenir ses promesses. Selon moi, toutes les capitales européennes ont déjà conscience de ce fait.

Kurt Volker a prononcé une autre déclaration remarquable. Selon lui, ce sujet ne concerne que l'Europe, l'Ukraine et la Russie, et le Donbass n'a rien à voir avec les négociations et doit donc nécessairement en être exclu. Si Berlin considère cela comme une approche adéquate du processus, je le regrette. Je suis pourtant absolument sûr que des moyens de progresser existent et résident dans la mise en œuvre rigoureuse et méticuleuse des accords de Minsk. Les assistants de nos leaders le font scrupuleusement et depuis longtemps au sein du Format Normandie en concertant une feuille de route qui devrait synchroniser les initiatives renforçant la sécurité avec celles qui mènent au règlement politique. Ce travail a été lancé et j'espère que les propos de Kurt Volker, qui contredisent directement ce que font l'Allemagne, la France, la Russie et l'Ukraine au sein du Format Normandie, ne perturberont pas les préparatifs de cette feuille de route.

Question: Le Président russe Vladimir Poutine a récemment nommé notre ami Alexeï Mechkov au poste d'Ambassadeur à Paris. Comme il se trouve ici, je voudrais le féliciter pour cette nomination. Quelle est la feuille de route d'Alexeï Mechkov? Quels conseils lui avez- vous donné? Quelle est votre vision du développement des relations russo-françaises?

Sergueï Lavrov: L'information sur sa feuille de route est protégée.

Je pense que tous les ministres qui envoient leurs collaborateurs occuper des postes d'ambassadeurs rédigent certaines directives, des recommandations stratégiques générales qui sont des textes protégés. Les informations sur les orientations du futur travail d'Alexeï Mechkov sont pourtant tout à fait ouvertes: il s'agit de renforcer notre partenariat stratégique privilégié - selon les termes de nos prédécesseurs. Il travaillera pour que la conjoncture actuelle ne nuise pas aux tentatives d'assurer les intérêts nationaux à long terme des peuples russe et français. Nous constatons des tentatives d'introduire cette conjoncture dans la vie quotidienne. Nous espérons que notre histoire commune empêchera les éléments temporaires de gâcher les relations entre la Russie et la France.

Nous avons de très bons projets, et nos présidents se sont déjà rencontrés à deux reprises: le Président russe Vladimir Poutine a visité la France et le Président français Emmanuel Macron a accepté l'invitation à se rendre en Russie, notamment à prendre part au Forum économique de Saint-Pétersbourg en mai 2018. Il existe un accord prévoyant de créer le "Dialogue de Trianon", nouvelle structure de grande envergure dans le domaine du dialogue social. Il me semble très important que les présidents se soient focalisés sur cette initiative lors de leur première rencontre, car une coopération large entre des représentants très différents de la société civile est probablement le meilleur moyen de renforcer le fondement de nos relations et d'indiquer à nos gouvernement et à nos institutions la direction voulue par les citoyens des deux pays.    

Question: Les Américains lancent ce vendredi leur tournée la plus longue dans les pays d'Extrême-Orient: au Japon, en Chine, au Vietnam, etc. Il s'agira notamment de rassurer ces pays sur le dossier nucléaire coréen. Le Pape François réunira quant à lui 11 lauréats du prix Nobel du 10 au 11 novembre pour trouver comment poursuivre le dialogue visant à résoudre les problèmes existants de manière pacifique. Qu'en pensez-vous?

Sergueï Lavrov: On a déjà dit beaucoup de choses sur la situation sur la péninsule coréenne, autour de la Corée du Nord. Le Président russe Vladimir Poutine a évoqué en détail ce sujet. Nous nous prononçons clairement et exclusivement pour un règlement pacifique de la situation. Cela exige des concessions mutuelles et de renoncer au discours actuel concernant les liens entre la Russie et l'UE. Dans tout conflit, dans toute crise - je ne veux pas considérer nos relations comme telles - il y a des situations de manque de confiance. Il faut donc apaiser les discours, voire renoncer aux critiques et rechercher des concessions politiques mutuelles. Pour le moment, aucune volonté en ce sens n'est exprimée de la part des États-Unis ni de celle de la Corée du Nord, bien que - comme je l'ai déjà dit - celui qui est plus fort et plus intelligent doit faire le premier pas.

Parallèlement à l'absence d'initiatives et de progrès politique, les réactions à la proposition russo-chinoise de "double gel" - ne serait-ce que temporaire -, aux actions aventureuses en Corée du Nord et aux manœuvres militaires des États-Unis et de la Corée du Sud, le ton des discours monte - on assiste parfois à des accusations personnelles, voire à des offenses - ce qui n'aide en aucune façon à créer une atmosphère favorable à la détente.

De plus en plus de voix à Washington affirment que ce problème a une solution militaire. Hier ou aujourd'hui, le général Joseph Dunford, président du comité uni des chefs des états-majors, a indiqué que si l'ordre était donné de recourir à la force sur la péninsule coréenne, il n'excluait pas qu'on puisse le faire sans saisir le Congrès. Il s'agit d'une déclaration assez troublante. Nous avons parlé à nos voisins sud-coréens et japonais, qui sont préoccupés par la situation. Ils comprennent parfaitement qu'ils seraient les premières cibles vulnérables en cas de scénario militaire. Le Président sud-coréen Moon Jae-In nous a indiqué que les États-Unis ne pourraient pas recourir à la force sans consulter la Corée du Sud. Moi, j'entends à Washington des propos qui sont loin de suggérer l'exigence d'une concertation, d'un conseil voire d'une approbation. Il y a quelques jours, le Premier Ministre japonais Shinzo Abe a souligné qu'il était d'accord avec le Président américain Donald Trump concernant la possibilité d'une solution militaire. Je me rappelle parfaitement qu'il y a un mois, quand la situation était déjà assez tendue même si elle n'avait pas atteint son point d'ébullition, le Ministre américain de la Défense James Mattis avait estimé, en commentant la probabilité d'un scénario militaire sur la péninsule coréenne, que cela pourrait produire un nombre colossal de victimes. Nous ne comprenons donc pas très bien l'élaboration et la concertation de la politique à Washington sur cette ou pratiquement n'importe quelle autre question. Nous tenterons d'obtenir que la proposition russo-chinoise ou n'importe quelle autre initiative de paix ayant la possibilité d'être réalisée soit examinée assez attentivement. Nous n'avons pourtant pas encore atteint ce niveau.

Question: Quelles sont les raisons de la perte actuelle de confiance entre l'UE et la Russie? Qu'est-ce qui s'est passé de 2003 - quand on avait concerté l'idée d'un espace économique commun entre la Russie et l'UE, ce qui témoignait d'un niveau assez important de confiance - à 2014? Que peut-on faire pour éviter la répétition de cette situation dans le futur?

Sergueï Lavrov: C'est une remarque très juste. Je suis tout à fait d'accord avec vous sur le fait que les problèmes dans nos relations ont commencé bien avant le coup d'État en Ukraine. Il existe beaucoup de confirmations de ce fait. En 2003, nous avions en effet beaucoup d'attentes concernant l'espace économique et humain commun.

Romano Prodi, Président de la Commission européenne à l'époque, a déclaré en 2003, lors de la conférence de presse après le sommet Russie-UE, qu'il n'avait aucun doute que la Russie et l'UE signeraient un accord sur la levée des visas pour nos citoyens cinq ans après. En 2008, il n'y avait apparemment aucun problème global tel que l'Ukraine aujourd'hui, mais les préparatifs de l'accord sur les voyages sans visa traînaient en longueur. Quand ils avaient pratiquement atteint l'étape pratique, avec des discussions achevées et des formules concertées, on nous a dit qu'il fallait créer des groupes de travail pour vérifier la sécurité aux points de contrôle russes, qu'on avait besoin de passeports biométriques et d'engagements en matière de réadmission. Nous avons créé tous ces groupes de travail et accueilli des inspecteurs européens qui devaient vérifier notre travail. Nous nous sommes rendus en UE pour prendre connaissance de leur approche. Vers 2011-2012, il n'était plus possible de rien inventer. Il fallait donc signer l'accord, mais tout cela s'est avéré insuffisant car la minorité que je viens de mentionner - elle existait déjà à cette époque-là - s'est servie du principe de solidarité de l'UE pour qu'elle prenne la position suivante: bien que la Russie ait rempli toutes les exigences techniques et juridiques, et que les deux parties soient prêtes à introduire un régime sans visas, il serait politiquement incorrect d'appliquer ce régime à la Russie avant l'Ukraine, la Géorgie et la Moldavie. C'était en 2012. Voilà les origines de la crise. Il ne s'agit que d'un exemple parmi tant d'autres.   

Catherine Ashton, mon homologue de l'époque, et moi-même, ne sommes pas arrivés à organiser une seule réunion normale du Conseil de partenariat permanent comme le prévoyait l'Accord de partenariat et de coopération. Il devait se réunir tous les six mois au niveau des ministres des Affaires étrangères pour examiner tous les domaines de la coopération sectorielle entre la Russie et l'UE. Bien avant l'Ukraine, toutes nos rencontres se limitaient à la Syrie. Avant la Syrie, il s'agissait de l'Irak, du règlement au Moyen-Orient etc. On n'évoquait plus depuis longtemps la coordination des activités dans tous les domaines de partenariat, ce qui était pourtant un ordre direct de nos leaders.

Je suis obligé de revenir au problème de la formation de la position de l'UE: si elle faisait perdurer la pratique actuelle qui permet à n'importe qui de bloquer une décision constructive qui répond aux intérêts de tout le monde, le potentiel de notre partenariat - qui est énorme - ne pourrait pas être utilisé. Je n'ai aucun doute sur le fait que l'espace économique commun, le rapprochement entre l'intégration eurasiatique et l'UE, le progrès du Grand projet eurasiatique et l'implication à ce dernier non seulement de l'OCS, des participants à l'initiative "la Ceinture et la Route" et des États de l'ASEAN, mais aussi de UE, soient le meilleur moyen - pour vous et pour nous - de garantir nos positions dans le monde, qui connaît une hausse de la concurrence et l'apparition de nouveaux centres de croissance et d'influence. Comme nous nous trouvons sur le même grand continent, ne pas utiliser nos avantages comparatifs revient à contredire nos propres intérêts nationaux. Ici, le seul espoir repose sur les leaders raisonnables et visionnaires. J'espère que l'Europe en est toujours riche.    

Question: Il est injuste d'affirmer que l'Estonie, qui assure actuellement la présidence du Conseil de l'UE, n'a aucun intérêt à promouvoir des formats de dialogue entre l'Union européenne et la Russie. Nous restons absolument attachés aux cinq principes fondateurs des relations entre la Russie et l'UE définis l'année dernière, notamment au partenariat sélectif et à l'implication dans les domaines où cela est utile aux deux parties.

Vous avez évoqué l'ordre du jour du Partenariat oriental. Je peux vous assurer que les discussions se poursuivent à ce sujet à Bruxelles. L'Estonie, en tant que pays-président de l'UE, joue un rôle actif dans l'élaboration de l'agenda et de la déclaration du Sommet du Partenariat oriental qui devrait avoir lieu en novembre 2017. J'espère que cet événement enverra à nos partenaires un message compréhensible indiquant que cette politique sera poursuivie et leur apportera des avantages pratiques. Aujourd'hui, le plus important est que nous puissions développer le Partenariat oriental de manière à ce qu'aucun de ses participants n'ait à faire un choix difficile entre l'UE et la Russie. 

Sergueï Lavrov: J'ai seulement constaté le fait que les mécanismes auxquels il faut, selon moi, recourir de manière régulière, n'ont pas été réunis sous la présidence estonienne. Ne soyez pas offensé par mes propos, s'il vous plaît.

 En ce qui concerne les cinq principes qui, comme vous l'avez dit, constituent les piliers des relations entre la Russie et l'Union européenne, tout le monde sait que la Russie n'a pas participé à leur élaboration. Je ne vais pas évoquer en détail le développement de mes contacts avec Federica Mogherini, haute représentante de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Je sais toutefois qu'on ne lui a pas permis pendant longtemps de se rendre en Russie, même si nous en étions convenus. Cette situation a nui au dialogue. Si une partie a des questions pour l'autre, il vaut mieux se rencontrer pour poser ces questions et recevoir des réponses en se regardant dans les yeux. Federica Mogherini n'a pu se rendre en Russie qu'après la rédaction, par l'UE, de ces cinq principes unilatéraux que vous mentionnez. Elle est donc arrivée chez nous avec ce texte qui créait un cadre de travail très étroit. 

J'ai toujours pensé que nos relations n'étaient pas définies par les cinq principes unilatéraux mentionnés, mais par ceux stipulés dans l'Accord de partenariat et de coopération entre la Fédération de Russie et l'Union européenne. Il a expiré en 2010 mais reste en vigueur car le nouvel accord que nous avons commencé à élaborer n'est pas encore prêt. Le travail sur ce texte a été freiné bien avant le coup d'État anticonstitutionnel en Ukraine.

Vous avez mentionné le Partenariat oriental et souligné votre satisfaction vis-à-vis du fait que j'en aurais parlé. Mais je n'en ai rien dit, même si je sais que vous préparez un sommet qui réunira cette fois-ci les leaders des six États concernés. C'est déjà un pas en avant. Nous avons parlé à nos collègues par le passé, quand le Partenariat oriental était encore en cours de création. On nous a d'abord proposé d'être observateurs pour limiter ensuite cette invitation à des projets isolés, et enfin l'annuler complètement. J'espère que les propos que l'on a pu entendre parfois lors de la formation du Partenariat oriental ne reflètent pas la position de l'UE. Ils ont été avancés selon la logique qui exige d'un pays partenaire de faire un choix entre l'Europe et la Russie. On constate actuellement la même chose avec la Serbie, où le Sous-Secrétaire d'État américain Hoyt Brian Yee a déclaré que le pays devait choisir car il était impossible d'être ami avec les deux parties en même temps, et que les États-Unis soutenaient absolument le choix serbe en faveur de l'Europe. Ne s'agit-il pas d'une ingérence dans les affaires intérieures?

Nous avons entendu les mêmes propos de la part des membres de l'UE. Encore à l'époque du premier Maïdan ukrainien, Karel De Gucht, Ministre belge des Affaires étrangères et futur commissaire européen, avait publiquement annoncé que le peuple ukrainien devait choisir entre la Russie et l'Europe. Me reviennent immédiatement à l'esprit les propos du politologue américain Zbigniew Brzezinski, qui a écrit le Grand échiquier, entre autres, et qui, en parlant de l'avenir de l'Eurasie et des intérêts occidentaux, a ouvertement déclaré que l'objectif principal était d'empêcher les "barbares" eurasiatiques de s'unir. C'est une citation. Ce livre présente des réflexions philosophiques très intéressantes, qu'on considérait à l'époque comme fantaisistes. Il était un homme très intelligent, érudit et connaisseur. Malheureusement, beaucoup de choses qu'il a conseillées par le passé se matérialisent actuellement.

Question: Si nous, les entrepreneurs, essayons de progresser sur une affaire, nous nous laissons guider par certains principes. Mais si rien ne se développe, ne pas vouloir rechercher de compromis ne semble pas tout à fait juste. Quand nous parlons à nos partenaires russes, nous avons l'impression qu'il est bien temps de rechercher un compromis sans se laisser guider par des principes immuables. Tout le monde y est prêt. Quelles initiatives sages la Russie pourrait-elle entreprendre dans ce domaine? Y a-t-il des progrès dans la mise en œuvre des accords de Minsk?     

L'Association of European Business (AEB) se prononce pour plus d'unité et une coopération avec l'UEEA. C'était l'un des objectifs prioritaires de notre déplacement à Bruxelles. Quel est, selon vous, l'avenir d'une telle union? Peut-on développer le partenariat entre l'UE et l'UEEA?

Sergueï Lavrov: Je comprends votre mécontentement et votre déception quant au fait que nos relations ne sont pas au niveau auquel elles le devraient etre aujourd'hui compte tenu du potentiel de l'Union européenne, de la Russie et de l'UEEA.

Dans tous les cas, vous avez déjà répondu à votre propre question en mentionnant que tout cela devait se dérouler en se basant sur la mise en œuvre des accords de Minsk.

Une brève histoire. Le processus de concertation des accords de Minsk a pris 17 heures. Nous avons rédigé un paquet de documents qui a été unanimement adopté par le Conseil de sécurité de l'Onu sans aucune modification. Cela concernait notamment les signatures posées sous l'ensemble de mesures de Minsk par les chefs des deux républiques autoproclamées - de Donetsk et de Lougansk - Alexandre Zakhartchenko et Igor Plotnitski. A l'époque, le Président ukrainien Petro Porochenko avait insisté pour que ces deux hommes viennent personnellement à Minsk signer ce texte. Aujourd'hui, il dit qu'il faut obligatoirement les écarter des accords concernant la mise en œuvre des engagements. Kurt Volker, représentant spécial américain pour le règlement ukrainien, affirme lui aussi qu'ils n'ont rien à voir avec ce travail. Nous voulons avoir des partenaires qui sont aptes à s'entendre. Il est pourtant désormais clair que Petro Porochenko sabotera coûte que coûte la mise en œuvre des accords de Minsk car il a peur des radicaux qui l'ont accusé de trahison. Il n'a pas su utiliser son autorité pour remettre les radicaux à leur place à l'aide de l'Union européenne, des États-Unis et du Conseil de sécurité de l'Onu qui le soutiennent, et pour insister sur la nécessité de mettre en œuvre les accords de Minsk. Si vous voulez, il n'a pas pu démontrer la force de son caractère.   

Toutes les réunions et tous les sommets du Format Normandie qui ont suivi ont tourné autour de la manière d'appliquer les accords de Minsk. Le Président russe Vladimir Poutine indiquait que tout était parfaitement clair: il fallait faire certaines choses dans un mois, rédiger et concerter les lois sur les élections et le statut spécial du Donbass. Cela n'a pas fonctionné. Petro Porochenko s'est mis à répéter qu'il était impossible d'adopter la loi sur le statut spécial avant l'organisation des élections car il devait savoir qui seraient les leaders du Donbass. Autrement dit, il n'octroiera ce statut spécial que si on élit des gens qui lui plaisent. Cette discussion a duré assez longtemps, jusqu'au lancement de l'initiative de Frank-Walter Steinmeier, Ministre allemand des Affaires étrangères de l'époque et actuel Président du pays. Il a proposé son schéma, qu'on appelle actuellement la "formule de Steinmeier", selon laquelle la loi sur le statut spécial doit être adoptée et entrer en vigueur de manière préliminaire lors de la première journée des élections pour devenir définitive après la publication du rapport d'observation du scrutin de l'OSCE.

Un an après, rien n'a été fait. Cette formule n'a toujours aucun statut juridique. Elle n'a même pas été fixée sur le papier. On a donc tenté d'établir où était le problème. Petro Porochenko a déclaré que le rapport final de l'OSCE pourrait souligner le caractère injuste et non-démocratique des élections. Il ne l'a indiqué qu'un an après. Mais le Président russe Vladimir Poutine a dès le début annoncé qu'il fallait fixer que la loi devrait entrer en vigueur de manière préliminaire le jour du vote pour ne revêtir un caractère définitif qu'après la publication du rapport de l'OSCE confirmant que les élections étaient libres, justes et correspondaient aux critères de l'Organisation. Tout le monde l'a accepté. Il s'agissait de la deuxième concession, alors même que les accords de Minsk ne disent rien à ce sujet. Ces derniers stipulent que la loi doit être adoptée avant le scrutin pour que les électeurs soient au courant des pouvoirs qui reviendront aux représentants à qui ils donneront leur sufffrage. La troisième concession par rapport aux accords de Minsk a été la proposition d'armer les observateurs de l'OSCE. Elle s'est avérée inacceptable pour les Européens mêmes. Aujourd'hui, nous nous sommes enlisés au Conseil de sécurité de l'Onu, où tout le monde semble vouloir examiner notre projet de résolution mais ne fait rien. Les Ukrainiens et les Américains affirment qu'il nous faut une autre résolution mais ne proposent aucune alternative. Si l'Union européenne avait besoin de prétextes pour abandonner sa politique russophobe, elle en a eu en abondance.

Je ne veux pas paraître antiaméricain: nous ne faisons que constater les faits. Les Américains veulent conserver leur domination sur l'économie mondiale, la politique et le domaine militaire. Il est probablement difficile de contester cette volonté de la première puissance du monde, mais leurs actions visant à atteindre cet objectif impliquent une concurrence déloyale et malhonnête. Nous avons déjà  présenté aujourd'hui beaucoup d'exemples. En fin de compte, quand on observe la vie intérieure de l'Europe, ce qu'on considère comme son "mainstream", nous avons ces dernières années l'impression que les Américains ont réussi à faire que pratiquement tous les événements négatifs en UE - des protestations contre la politique des autorités aux faillites d'entreprises en passant par les catastrophes industrielles - peuvent désormais être imputés à la Russie, à sa "malveillance" et à son abus de l'espace d'information. Certains affirment même que non seulement nous avons envie de nous ingérer dans toutes les élections, mais aussi que nous sommes capables de manipuler l'environnement pour déclencher notamment des inondations comme celles, terribles, qu'on a observé hier en Europe.

Concernant les élections, je veux dire que nous n'avons rien fait aux États-Unis, en Allemagne,  au Royaume-Uni - on nous a même considérés comme les auteurs du Brexit - ni en France - où nous avons fait face à des accusations similaires, alors que le Président a même chassé de son pool deux médias russes, Russia Today et Sputnik, qu'on tente aujourd'hui d'inscrire sur la liste des agents étrangers aux États-Unis.

Pour revenir à l'Europe, les Suédois ont dit qu'ils n'avaient pratiquement aucun doute quant à notre volonté de nous ingérer dans leurs élections. J'ai déjà mentionné l'Afrique du Sud. Personne n'a pourtant présenté aucun fait.      

Quant à l'Allemagne, tout le monde a appris que le téléphone personnel de la chancelière Angela Merkel était sur écoute. Mais ni le Service fédéral de renseignement ni personne d'autre ne s'en occupe. Tout le monde préfère se limiter aux paroles et indiquer qu'il est au courant des agissements des Russes sans présenter de faits - car ils seraient secrets.

Les secrets sont une chose très intéressante. Alexandre Litvinenko est décédé de manière tragique à Londres. Nous avons insisté pour que l'enquête lancée soit ouverte, mais on l'a fermée pour la mener à l'aide des services secrets. On dit qu'elle est publique mais elle est en réalité fermée, et personne ne sait toujours au juste quels faits et accusations ont été présentés.

La catastrophe du Boeing malaisien dans le ciel ukrainien en 2014 fait elle aussi l'objet d'une enquête secrète. Les matériaux que nous avons présentés ne sont pas examinés, ni même mentionnés. Ils voulaient former un tribunal il y a déjà deux ans. C'est pourquoi ils se dépêchaient. Nous avons proposé de terminer d'abord l'enquête. Cette dernière traîne toujours en longueur, et on l'a prolongée pour une année supplémentaire. Nous ne voyons toujours aucun fait, juste des accusations. A nos interrogations concernant l'absence de preuves, on nous répond que ces dernières sont secrètes. Nos amis américains disent la même chose quand je leur demande de présenter les preuves de notre ingérence dans leurs élections. Ils soulignent l'existence de preuves infaillibles, mais secrètes. L'investigation du Sénat impliquant le procureur spécial dure déjà depuis neuf mois, sans qu'aucun fait n'ait été avancé - alors même que les fuites sont une chose parfaitement ordinaire dans la culture politique américaine. S'il existait donc même un seul fait plus ou moins important, cela se serait soldé par une fuite car les audiences au Congrès, le travail du procureur spécial etc. impliquent un nombre très important de personnes. Ainsi, toutes ces excuses concernant le secret sont franchement ridicules pour des hommes qui avancent des accusations aussi sérieuses contre la Russie.

Je voudrais souligner encore une fois qu'on attend de notre part un prétexte pour pouvoir dire que les Russes ont renoncé à leurs mauvaises habitudes, et proposer de coopérer normalement avec nous, d'annuler les sanctions. Mais nous faisons ce que nous faisons. J'ai déjà présenté l'exemple de nos approches très constructives de la mise en œuvre des accords de Minsk. Si quelqu'un a besoin de prétextes: en voilà un! Nous n'avons pas créé ces prétextes pour demander à votre gouvernement des faveurs concernant la levée des sanctions. Nous souhaitons tout simplement mettre en œuvre les accords de Minsk. Je n'ai aucun doute que nos partenaires allemands et français au sein du Format Normandie, qui s'occupent en permanence de cette question, comprennent parfaitement qui bloque la réalisation des accords de Minsk.

Je vais présenter un exemple. Il y a un an, les leaders de nos pays se sont entendus à Berlin pour encourager la formation de zones de sécurité le long de la ligne de contact. On a choisi plusieurs régions en tant que zones-pilotes. On a réussi à évacuer les armes lourdes de deux de ces dernières. Dans la troisième région concertée par tout le monde, Stanitsa louganskaïa, le retrait des armes lourdes s'est avéré impossible car les Ukrainiens affirmaient qu'ils ne pouvaient pas le faire à cause des tirs incessants. Ils ont donc affirmé qu'ils étaient prêts à lancer l'évacuation des armes lourdes à condition d'une semaine de calme total. La Mission spéciale d'observation de l'OSCE a depuis enregistré huit fois des semaines de calme total - vous pouvez consulter des représentants de l'Organisation sur ce sujet. Mais chaque fois que l'OSCE rapportait ce fait et proposait de lancer l'évacuation des armes lourdes, les Ukrainiens soulignaient qu'il s'agissait de nos statistiques et qu'eux avaient constaté une centaine de tirs. Rien de plus.

On a lancé actuellement une nouvelle tentative de commencer ce retrait le 4 novembre. Il s'agit de la neuvième semaine de silence total que les Ukrainiens contesteront - je n'ai pratiquement aucun doute à ce sujet, mais je voudrais me tromper - pour présenter leurs propres statistiques. C'est également un prétexte. Vous attendez de notre part des prétextes positifs alors que je vous ai présenté un prétexte négatif pour demander à ceux qui, à Kiev, abusent de la bienveillance de Berlin, de Paris, de Washington et d'autres capitales occidentales, de cesser ces jeux et de remplir leur engagements car le tango, comme vous le savez parfaitement, ne se danse pas seul.        

Question: Que peuvent faire les milieux d'affaires pour combattre avec vous cette hystérie antirusse qui, comme on le sait, ne se fonde pas sur des faits?

Sergueï Lavrov: Les entreprises savent parfaitement où sont leurs intérêts. A mon avis, la manière la plus juste d'agir serait pour elles de présenter à leurs leaders et aux nôtres leur volonté d'avoir une autre atmosphère. Franchement, je ne suis pas très optimiste en ce qui concerne l'attention portée aux opinions des milieux d'affaires. J'ai parlé à des entrepreneurs allemands lors de leur rencontre avec les présidents russe et kazakh Vladimir Poutine et Noursoultan Nazarbaïev à Sotchi. Je sais donc qu'aucune entreprise allemande, française ou italienne n'a quitté le marché russe. Nous avons constaté intérêt des entrepreneurs allemands - ainsi que français, italiens, autrichiens etc. - à séparer l'économie de la politique. Mais je me rappelle bien de l'époque à laquelle l'UE a suivi les États-Unis en adoptant des sanctions suite aux événements en Crimée et dans le Donbass. J'ai lu la polémique dans le cadre de laquelle les entreprises appelaient le gouvernement à ne pas confondre l'économie et la politique. Nous l'avons déjà mentionné aujourd'hui. Mais la chancelière allemande Angela Merkel a annoncé à l'époque - dans tous les cas, c'est comme ça que ses paroles ont été présentées par les médias - que dans ce cas concret la politique devait dominer sur l'économie. Il s'agit donc d'un sacrifice volontaire des intérêts économiques. Il est difficile de dire quelque chose d'autre sur ce sujet.

Concernant l'hystérie, le procureur Robert Muller a présenté à Washington les premiers résultats de son travail qui a duré plusieurs mois: on a accusé deux anciens employés du QG de campagne de Donald Trump d'avoir travaillé avec le Président Viktor Ianoukovitch. On a recherché une trace russe. Je ne veux pas m'ingérer dans cette question mais tout le monde sait que les autorités ukrainiennes actuelles ont financé les activités du QG de campagne d'Hillary Clinton. Autrement dit, si on en a envie on peut toujours trouver des prétextes pour gâcher quelque chose, compliquer sa mise en œuvre pour les autres ou lancer la normalisation des relations.

Question: Aujourd'hui, nous aidons les 700 Russes qui ont été expulsés des missions diplomatiques américaines en Russie à trouver du travail. On dit à ces gens qu'il existe une certaine liste noire, et que nous n'arrivons pas à leur trouver des emplois dans les institutions russes ou les organisations publiques malgré tous nos efforts. Que peut-on faire pour aider ces personnes?

Sergueï Lavrov: Je ne suis pas expert du droit intérieur des États-Unis, ni des pays occidentaux principaux, mais je peux m'imaginer la situation dans laquelle l'Ambassade russe à Washington emploierait des citoyens américains à des postes non-techniques. Le fait est que certaines personnes employées au postes techniques de l'Ambassade américaine à Moscou assuraient des fonctions fixées uniquement pour les employés diplomatiques selon les conventions de Vienne. Ces gens voyageaient dans le pays, organisaient des rencontres et étudiaient l'opinion publique: il s'agissait d'un travail diplomatique. A de rares exceptions près, nous n'avons pas tiré de conclusions négatives. Imaginez-vous donc que plusieurs centaines de citoyens américains aient travaillé au Consulat général russe à San Francisco, qui a été fermé de manière grossière, brutale et insolente par les représentants du FBI et des services de sécurité qui ont fouillé les archives du consulat. Pensez-vous qu'on accepterait tout de suite ces employés (citoyens américains), s'ils tentaient de trouver un emploi dans des établissements publics américains? J'en doute fort. A mon avis, chaque bureaucratie doit prendre ses décisions en conformité avec ses propres règles. Il existe dans les pays européens des normes concernant l'attitude envers les personnes qui ont des parents étrangers ou sont mariés à des étrangers. Je suis certain que s'ils sont talentueux - ce qui est certainement le cas, car les Américains n'emploient pas n'importe qui - ils trouveront du travail. Pourquoi veulent-ils travailler nécessairement dans les établissements publics? Il existe dans notre secteur privé une demande très importante de gens talentueux.

En ce qui concerne cette situation en général, elle ne nous apporte aucune joie. Nous avons été obligés de lancer cette initiative pour établir une parité totale entre le nombre de diplomates et d'employés des établissements diplomatiques russes aux États-Unis et leurs homologues américains en Russie. Qui plus est, nous avons fait une concession très importante aux Américains car le chiffre général établissant le plafond des employés des missions russes aux États-Unis et vice versa inclut les 170 salariés de notre Représentation permanente auprès de l'Onu. Ces derniers n'ont rien avoir avec la parité bilatérale et sont protégés par l'accord entre les États-Unis et l'Onu (l'Accord entre l'Onu et les États-Unis relatif au siège des Nations unies). Si l'on donc parle d'une parité totale, ces gens ne doivent pas être comptés. Nous les avons pourtant comptés en espérant que cela permettrait d'arrêter cette escalade parfaitement folle lancée par le Prix Nobel de la paix en décembre 2016. Il est dommage que l'obsession d'Obama d'enterrer les relations russo-américaines ait créé une telle impulsion soutenue par de nombreux démocrates et, malheureusement, certains républicains. Qui plus est, tous ces groupes le font uniquement pour atteindre leurs objectifs de politique intérieure aux États-Unis. Malheureusement, l'Administration de Donald Trump n'a pas pu arrêter cette tendance, bien que le Président américain confirme régulièrement son intérêt à normaliser les relations avec la Russie et à les améliorer, à les rendre avantageuses pour les deux pays et le monde entier. J'espère que les observateurs sérieux comprennent bien les origines de la situation et les lois diplomatiques exigeant une réciprocité obligatoire. Si vous comparez les actions lancées par Barack Obama et poursuivies par Donald Trump, qui a dû suivre cette tendance peu saine, avec notre réponse, vous comprendrez, j'espère, que nous tentons de faire preuve d'autant de retenue que possible en respectant les règles générales des relations diplomatiques.     

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