Allocution et réponses à la presse du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, Munich, 17 février 2018
Mesdames et messieurs,
Chers collègues,
Aujourd'hui que les relations internationales connaissent des changements radicaux qui démentent définitivement la thèse de la fin de l'histoire, il faut nous souvenir d'événements remontant à un passé pas si lointain. Comme l'a dit le grand historien russe Vassili Klioutchevski, "l'histoire punit ceux qui en méconnaissent les leçons".
Il y a 80 ans, ici à Munich, était signé l'accord de partage de la Tchécoslovaquie qui a constitué le prélude de la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, lors du Procès de Nuremberg, les dirigeants accusés du IIIe Reich ont tenté de justifier l'accord de Munich en expliquant que son objectif était de pousser la Russie hors de l'Europe, comme l'a indiqué notamment le général Wilhelm Keitel.
La tragédie de Munich a reflété toutes les tendances les plus pénibles de l'époque: la foi en son caractère exceptionnel, les divergences et les soupçons mutuels, l'accent sur la formation de "cordons sanitaires" et de zones-tampons, ou encore l'ingérence ouverte dans les affaires intérieures d'autres États. Ces souvenirs sont surtout inquiétants si on les examine à la lumière des réalités actuelles, des tentatives malhonnêtes d'altérer la vérité historique sur la Seconde Guerre mondiale et les événements qui ont précédé ce conflit, de la réhabilitation des nazis et de leurs collaborateurs. Certains pays de l'Union européenne adoptent des lois mettant au même niveau ces derniers et les libérateurs de l'Europe, et détruisent les monuments en hommage aux vainqueurs contre le fascisme.
A première vue, l'expérience de la Seconde Guerre mondiale et de la scission du continent à l'époque de l'opposition bipolaire d'après-guerre aurait dû persuader une fois pour toutes les peuples européens de la nécessité absolue de créer une "maison européenne", sans diviser ses habitants en "amis" et "ennemis". Qui plus est, les racines du projet d'intégration qu'est l'Union européenne résident dans la volonté des pères fondateurs d'éviter la répétition de la logique de confrontation qui a plus d'une fois provoqué des désastres sur le continent.
Pendant des années, après la chute du mur de Berlin et la réunification de l'Allemagne - processus dans lequel la Russie a joué un rôle décisif -, nous avons tenté de faire le maximum pour former une architecture de sécurité égale et indivisible dans l'espace euroatlantique. Nous avons accepté une réduction considérable de notre potentiel militaire à nos frontières occidentales. Nous nous sommes régulièrement prononcés pour le renforcement des institutions européennes, notamment de l'OCSE, pour la concertation des accords et des régimes juridiques dans le domaine de la sécurité européenne.
Malheureusement, personne n'a voulu entendre nos appels à un dialogue égalitaire et à la mise en pratique du principe de sécurité indivisible.
L'Otan ne cesse de s'élargir à l'est, contrairement aux promesses qui nous avaient été données dans les années 1990 - ce fait a été confirmé récemment par la publication de textes des Archives nationales des États-Unis. Nous constatons l'élargissement des contingents militaires et le déploiement de l'infrastructure militaire de l'Alliance près de nos frontières. On exploite également le théâtre des opérations européen. On met en œuvre en Europe le projet américain de bouclier antimissile, qui ne fait que torpiller la stabilité stratégique. Il y a aussi une propagande ciblée qui cultive une attitude hostile envers la Russie auprès de l'opinion publique occidentale. Au sein de l'establishment de nombreux pays, ignorer ou dénigrer la Russie relève désormais du politiquement correct.
Quand l'Occident débat de l'influence grandissante de la Russie, il la présente le plus souvent sous un jour négatif. On constate la même approche chez les auteurs du rapport rédigé pour la conférence d'aujourd'hui. Je voudrais rappeler qu'à l'époque où la Russie faisait face à des épreuves historiques, tout le monde affirmait partout qu'il avait intérêt à voir une Russie forte, soulignait que telle ou telle action des pays non européens dans le voisinage de la Russie et ailleurs ne visait pas à nuire à nos intérêts. On a entendu les mêmes promesses concernant le projet européen de "Partenariat oriental". Nous espérons qu'on tiendra ces promesses et que Bruxelles mettra fin à toutes les tentatives de réorienter ce projet vers la russophobie. Il est très dangereux d'analyser la situation en Europe à travers le prisme du jeu antagoniste.
Nous constatons actuellement l'un des résultats de cette tendance: le conflit intérieur en Ukraine qu'on a, dans le contexte de la préparation de l'accord d'association avec l'UE, mis devant un faux choix entre l'Occident et la Russie. Il est dommage que l'Union européenne, garante de l'accord signé le 21 février 2014 entre le Gouvernement ukrainien et l'opposition, se soit avérée incapable d'insister sur sa mise en œuvre, soutenant donc de fait le coup d'État anticonstitutionnel. Aujourd'hui, ce pays au potentiel vital énorme et au peuple talentueux est incapable d'assurer sa propre gouvernance. La Russie s'intéresse plus que les autres pays à la résolution de la crise intérieure ukrainienne. Le cadre juridique de la solution a déjà été formé: il s'agit des accords de Minsk rédigés par la Russie, l'Allemagne, l'Ukraine et la France avec la participation de Donetsk et de Lougansk, et approuvés par le Conseil de sécurité de l'Onu. Il faut les mettre en œuvre rigoureusement. Quoi qu'il en soit, les efforts menés en ce sens au sein du Groupe de contact et du Format Normandie sont toujours ouvertement torpillés par Kiev, qui parle déjà d'une solution militaire au niveau officiel. L'UE comprend certainement le danger de ce tournant.
Malheureusement, on constate de nouvelles tentatives de mettre les pays voisins de la Russie et de l'UE - dans l'espace de la CEI ou dans les Balkans - devant un choix entre l'Occident et l'Orient. Ainsi, le quotidien allemand Die Welt a récemment publié un article intitulé "UE ou Poutine: qui prendra les Balkans occidentaux?". Il existe encore beaucoup d'autres exemples de formatage de l'opinion publique selon la logique "ami-ennemi".
Le renoncement aux mécanismes collectifs de coopération Russie-UE tels que les sommets, le conseil permanent de partenariat, les dialogues sectoriels, ainsi que l'accent mis sur les moyens de pression n'ont pas rendu notre continent plus sûr. Au contraire, l'Europe fait face à une aggravation du potentiel de conflit, à la multiplication des problèmes et des crises à l'intérieur de la région et dans ses environs.
Les événements au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont démontré que la politique imposée d'outre-mer visant à changer des régimes indésirables et à imposer son modèle de développement, non seulement provoquait le chaos dans de larges régions mais se soldait aussi par l'importation en Europe - par effet boomerang - de menaces réelles telles que la percée du terrorisme international, l'afflux de clandestins etc.
Il est nécessaire de prendre tout cela en considération pour comprendre les origines de l'état actuel des relations entre la Russie et l'Union européenne. Les dirigeants russes ont déployé beaucoup d'efforts et de capital politique pour qu'elles se développent avec un bénéfice mutuel. Cet objectif de former un partenariat véritablement stratégique, un système de liens fiable et stable qui assurerait le renforcement de la compétitivité commune de la Russie et de l'UE, reste toujours irréalisé. Ce n'est pas notre faute.
A mon avis, l'UE n'a pas réussi à trouver le juste milieu dans ses relations avec la Russie ces dernières décennies. Dans les années 1990, l'idée dominante présentait la Russie comme un apprenti à qui il fallait enseigner méthodiquement les standards occidentaux malgré ses observations. Aujourd'hui, on constate le mythe irrationnel de la "menace russe toute-puissante", dont on tente de trouver les traces partout, du Brexit au référendum en Catalogne. Ces deux stéréotypes sont profondément erronés et ne témoignent que d'un manque de bon sens et de compréhension de la Russie. De plus en plus d'Européens sont dérangés par la situation anormale de nos relations. Des experts éminents reconnaissent ouvertement que cette unité apparente de l'Union européenne dans sa politique russe se solde par sa paralysie diplomatique.
La Russie n'a pas changé son approche de la coopération avec l'UE. Nous voudrions la voir soudée et guidée par les intérêts fondamentaux des pays membres. Ces derniers doivent eux-mêmes définir le développement de leur économie et de leur commerce extérieur. Cela concerne également la satisfaction de leur besoins en énergie: cette dernière doit-elle s'appuyer sur les positions pragmatiques de commerce ou être influencée par des raisons politiques et idéologiques?
Nous estimons que l'Union européenne est en mesure de jouer un rôle actif, responsable et - je le souligne - indépendant dans les affaires internationales. J'ai remarqué l'interview de Wolfgang Ischinger accordée au quotidien Bild: le président de la Conférence de Munich évoque notamment la nécessité d'élever le profil de l'UE dans le domaine de la politique étrangère. Nous apprécions également son idée de la nécessité d'une coopération entre la Russie, l'UE les États-Unis et la Chine visant à former une architecture de sécurité au Moyen-Orient. Une approche similaire est tout à fait applicable à la région du Golfe.
La Russie a intérêt à avoir dans son voisinage une UE solide et prévisible, capable d'être un acteur responsable de la vie internationale dans le monde polycentrique qui se forme devant nos yeux.
Il est grand temps de cesser d'aller à contre-courant de l'histoire et de commencer à travailler tous ensemble au renouvellement du système des relations internationales sur des bases justes et en s'appuyant sur le rôle central de coordination de l'Onu, comme le fixe la Charte de l'Organisation. La Russie est ouverte à un partenariat égalitaire et respectueux avec l'UE basé sur l'équilibré des intérêts et visant à trouver des réponses aux défis actuels. Nous sommes également prêts à développer nos relations avec les États-Unis et tous les autres pays selon les mêmes principes.
Il est important d'utiliser correctement le potentiel de coopération entre la Russie et l'UE au nom de la formation d'un espace commun de paix, de sécurité égale et indivisible, de développement économique mutuellement avantageux de l'Atlantique au Pacifique. D'un point de vue stratégique, je voudrais attirer l'attention sur l'initiative du Président russe Vladimir Poutine de former un grand projet eurasiatique conjuguant les efforts des membres des ensembles d'intégration de l'espace de la CEI, de l'OCS et de l'ASEAN. Je ne vois pas ce qui pourrait empêcher l'Union européenne de prendre part à ce travail, en commençant notamment par l'établissement de contacts professionnels avec l'UEEA. J'espère que cette idée sera bientôt réaliseé.
Question (traduite de l'anglais): Comment avez-vous réagi aux informations publiées hier aux États-Unis selon lesquelles les autorités russes auraient dépensé mensuellement 1,25 million de dollars sur le dos des contribuables pour tenter d'influer sur les élections américaines? Ces investissements ont-il porté leur fruits?
Sergueï Lavrov: Je n'ai pas réagi, car on peut publier n'importe quoi. Nous constatons la multiplication des accusations, des affirmations et de différentes déclarations. J'ai également lu les propos de Jeanette Manfra du Département de la Sécurité intérieure des États-Unis, qui a démenti les accusations d'influence d'un pays étranger sur les résultats des élections. Le Vice-Président américain Mike Pence a récemment dit la même chose, ici ou dans une capitale voisine. Tant qu'on ne nous présente pas les faits, tout cela n'est que du baratin. Je vous demande pardon pour cette expression peu diplomatique.
Question (traduite de l'anglais): Vous affirmez que l'UE place les pays du Partenariat oriental devant un choix entre la Russie et l'UE. Si on analyse les faits, êtes-vous d'accord avec le fait que nous avons des relations de différents niveaux avec ces six pays? L'Azerbaïdjan et la Biélorussie ne veulent pas d'accord global avec nous. Sous votre pression, l'Arménie sacrifie son statut de membre du Partenariat oriental en faveur de l'Union douanière, et nous sommes obligés d'accepter un accord de niveau moins important. Les trois pays restants ont également renoncé à un accord global. Êtes-vous d'accord avec le fait que nous ne faisons que reconnaître leur souhait sans leur imposer quoi que ce soit? Si quelqu'un ne signe pas un accord avec nous, nous n'envoyons pas nos chars chez lui…
Sergueï Lavrov: C'est comme ça que se forme le fantasme de la "menace" russe. Vous avez commencé votre question par l'affirmation selon laquelle le Partenariat oriental serait utilisé pour "déchirer" ces pays de la Russie. Mais j'ai dit que lors de la formation du Partenariat oriental on nous affirmait que ce dernier ne serait pas orienté contre la Russie. J'ai également dit espérer que ces promesses seraient tenues car certains pays que vous venez de mentionner voudraient bien qu'on utilise le Partenariat oriental exactement à ces fins. C'est tout.
Question (traduite de l'anglais): Vous avez mentionné mon article publié par le quotidien Bild sur la coopération de la Russie, des États-Unis et d'autres pays au Moyen-Orient. Du point de vue de la Russie, que faudrait-il faire pour mettre en place de manière plus systémique une architecture de sécurité dans cette région qui fait face à un nombre aussi important de crises? Qu'est-ce qu'elle exigera?
Sergueï Lavrov: Il faut reconnaître que tous les pays de la région - l'Irak, l’Égypte, l'Algérie, l'Arabie saoudite, les autres pays du Golfe et notamment l'Iran - ont leurs intérêts légitimes au lieu d'analyser ces problèmes uniquement du point de vue des jeux géopolitiques: soit c'est l'Occident contre la Russie, soit c'est l'Occident contre l'Iran, soit tout le monde veut être ami de la Turquie, mais exige qu'elle change d'attitude.
On ne peut pas non plus examiner ces problèmes sous le prisme des divergences intérieures du monde islamique et résoudre ces crises par une aggravation des tensions entre les chiites et les sunnites. A mon avis, cela pourrait représenter un danger mortel.
Le groupe des représentants des États-Unis, de la Russie, de l'UE et de la Chine, mentionné par Wolfgang dans son interview, devrait probablement inclure les acteurs extérieurs ayant une influence sur toutes les parties. Les uns parlent à un groupe d'acteurs, d'autres à un autre. Si l'on ajoutait également les dirigeants de la Ligue arabe, cela pourrait former un mécanisme extérieur susceptible d'influer sur la situation sur le terrain. Si l'on y arrivait, on pourrait élaborer des propositions s'appuyant dans une grande mesure sur l'expérience des Conférences pour la sécurité et la coopération en Europe, ou celle du processus d'Helsinki. Il n'y a rien à inventer: il s'agit de mesures de confiance, de transparence militaire, d'invitations aux exercices, aux briefings etc. A mon avis, il n'est pas très compliqué de commencer par ça. Mais l'essentiel est actuellement de convaincre les protagonistes du fait que les acteurs extérieurs ne soutiendront aucun conflit ethnique ou religieux. Nous serons toujours prêts aux contacts de ce genre.
Question (traduite de l'anglais): Vous avez mentionné dans votre allocution des tendances européennes liées à une certaine révision du nazisme. Pourriez-vous expliquer ce que vous vouliez dire? De qui parliez-vous?
Sergueï Lavrov: Ceux qui ont collaboré avec les criminels nazis condamnés par le Tribunal de Nuremberg sont actuellement honorés dans un certain nombre de pays, y compris au sein de l'UE. Nous savons que certains pays du nord de l'UE organisent des marches néonazies. On utilise activement des symboles néonazis, notamment en Ukraine: l'insigne du bataillon Azov est très similaire aux symboles SS. Il s'agit non seulement des insignes et des symboles - bien que les marches aux flambeaux soient très symboliques et que beaucoup d'Européens se rappellent, à mon avis, de leurs racines - mais aussi de l'attitude-même: l'élimination de tout ce qui n'est pas radical, l'exigence d'ukrainiser tous les domaines de la vie, les demandes d'interdire aux minorités ethniques de dispenser à leurs enfants un enseignement dans leur langue maternelle, l'interdiction des médias indésirables, les attaques contre les lieux de l’Église orthodoxe russe… Tous ces cas - il existe également beaucoup d'autres exemples - sont caractéristiques des nationalistes radicaux proches du néonazisme. C'est tout. Je pense que toute l'audience suit les événements en Europe et sait parfaitement de quoi il s'agit.