Allocution et réponses à la presse de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, lors d'une conférence de presse conjointe avec Khalid al-Khalifa, Ministre des Affaires étrangères du Royaume de Bahreïn, Moscou, 20 novembre 2019
Nous venons de mener de bons pourparlers avec mon homologue bahreïni et ami Khalid Ben Ahmed al-Khalifa, et sommes parvenus à une entente sur toutes les questions évoquées.
En ce qui concerne les relations bilatérales, nous avons exprimé notre satisfaction vis-à-vis de leur très bon état. Ces relations s'appuient sur les intérêts mutuels et le respect réciproque des intérêts de l'autre partenaire. Nous sommes d'accord pour dire que leur développement progressif est dans l'intérêt de Moscou et de Manama, comme cela a été déterminé pendant les entretiens du Président russe Vladimir Poutine avec le Roi Hamad de Bahreïn.
Je voudrais souligner l'attention particulière que nous avons accordée aux perspectives des relations dans le domaine économique, commercial et des investissements. Le potentiel est significatif, mais pas encore dévoilé. Dans ce contexte nous avons évoqué l'énergie, les transports, la logistique, l'agriculture, les hautes technologies, la santé et la pharmaceutique. Dans tous ces domaines il existe des idées concrètes et des contacts entre les compagnies russes et les collègues bahreïnis. Nous avons mentionné notamment les plans de Gazprom, de Rosgeologia, de Sberbank et de VEB. Nous avons exprimé notre grande estime de l'activité de la Commission intergouvernementale russo-bahreïnie pour la coopération commerciale, économique, scientifique et technique, qui s'est réunie pour la deuxième fois en avril dernier à Moscou. Nous avons prôné la préparation sans plus attendre de la réunion suivante l'an prochain. Des deux côtés nous apprécions la coopération entre le Fonds russe des investissements directs et le fonds bahreïni Mumtalakat. Tout le budget prévu pour les investissements communs en Fédération de Russie a été utilisé conformément aux accords entre ces deux fonds conclu en 2014. Nous sommes convenus aujourd'hui de les encourager à signer un nouvel accord et à allouer des sommes supplémentaires, qui seront utilisées pour investir l'argent bahreïni de concert avec le Fonds russe des investissements directs.
Nous soutenons des deux côtés l'intensification des contacts interparlementaires et interrégionaux, qui se multiplient, ainsi que l'intérêt mutuel pour développer les contacts socioculturels. Des collectifs artistiques russes, notamment le Théâtre académique Mariinski et le Théâtre académique d'opéra et de ballet Tchaïkovski de Perm, ont réalisé cette année une tournée à Bahreïn.
Nous avons remarqué une hausse considérable, d'un tiers, des échanges touristiques pendant la saison hiver-printemps 2018-2019.
Nous sommes convenus de renforcer notre base contractuelle et juridique. Plusieurs accords en sont au stade final de mise au point. Avec monsieur le Ministre nous avons réaffirmé aujourd'hui que nous allions accélérer le travail sur l'accord relatif à la suppression des visas pour nos citoyens.
Nous avons parlé de la coordination sur la scène internationale, notamment à l'Onu, et sommes tombés d'accord pour intensifier le dialogue entre les services diplomatiques. Nous comptons signer prochainement un accord de coopération entre l'Académie diplomatique du Ministère russe des Affaires étrangères et l'Institut diplomatique de Bahreïn.
Nous avons beaucoup parlé aujourd'hui du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord. Cette région est confrontée à de nombreux risques et défis. Nous avons prévu plusieurs démarches communes afin de consolider les efforts de tous les pays de la région et d'autres acteurs intéressés pour y réduire la tension et instaurer la confiance et la coopération.
Nous avons informé nos amis bahreïnis des efforts de la Russie visant à contribuer au processus de paix syrien sur la base de la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies et des décisions du Congrès du dialogue national syrien à Sotchi.
Nous avons salué le début du travail du Comité constitutionnel à Genève. Nous avons expliqué quels efforts supplémentaires étaient entrepris dans le cadre du format d'Astana pour contribuer à l'élimination de la présence terroriste dans la province syrienne d'Idleb, ainsi que pour stabiliser la situation de l'autre côté de l'Euphrate.
Nous avons évoqué les questions relatives à la contribution internationale au rétablissement de l'infrastructure syrienne détruite, ce qui est important pour le retour des réfugiés et des déplacés internes dans leur foyer. Nous avons rencontré la compréhension de Bahreïn en ce sens.
Nos positions se rejoignent sur la situation dans le processus israélo-arabe, notamment compte tenu des tentatives de modifier la base juridique internationale du processus de paix au Proche-Orient. Bien sûr, nous sommes très préoccupés par les récents événements - je fais allusion à la position des États-Unis visant à renoncer à toutes les décisions de la communauté internationale, et notamment aux décisions obligatoires du Conseil de sécurité des Nations unies concernant la nécessité de cesser l'activité colonisatrice d'Israël et de reconnaître comme illégale la situation où des territoires de Cisjordanie se trouvent sous occupation israélienne. Nous sommes convaincus que seules les négociations directes entre Israël et les Palestiniens visant à trouver un équilibre des intérêts en s'appuyant sur les décisions déjà prises par la communauté internationale permettront de régler le plus ancien conflit de la région.
Nous avons évoqué en détail la situation dans le Golfe persique. Nous sommes d'accord sur le fait que l'évolution de la situation selon un scénario de force dans cette région stratégique du monde aurait des conséquences extrêmement négatives pour la sécurité régionale et mondiale. Nous sommes d'accord sur la nécessité de promouvoir des approches collectives avec la participation aussi bien des pays du Golfe que de leurs voisins, ainsi que des acteurs extérieurs, notamment des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et de la Ligue arabe.
Je trouve que notre entretien a été très utile. Je remercie mon homologue pour son invitation à me rendre de nouveau à Bahreïn, à laquelle je répondrai volontiers. J'espère que nous pourrons le faire l'an prochain, quand nous célébrerons le 30e anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques.
Question: Avant sa visite en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, le Président russe Vladimir Poutine a mis l'accent sur le fait que la Russie ferait tout son possible pour réunir les conditions nécessaires à un dialogue positif entre les États du Golfe persique, notamment en s'appuyant sur ses relations amicales avec les États de la région, l'Iran et les pays arabes. Est-ce Moscou entreprend déjà des actions concrètes dans cette direction?
Sergueï Lavrov: La Russie entreprend depuis des années toutes les mesures nécessaires pour promouvoir ses propositions concernant la normalisation de la situation dans la région du Golfe persique. Force est de constater, avec regret, que si notre initiative avait tout de suite suscité une réaction positive de la part de tous les acteurs, nous connaîtrions aujourd'hui un Golfe persique plus stable et plus sécurisé. A l'époque, tout le monde n'était pas prêt à étudier ce sujet, mais le Bahreïn comptait parmi ceux qui avaient immédiatement soutenu l'initiative du Président russe Vladimir Poutine. Son soutien a été infaillible pendant toutes ces années. Nous avons régulièrement soulevé cette question lors des réunions ministérielles entre la Russie et le Conseil de coopération des États arabes du Golfe persique, au niveau des vice-ministres et des experts.
Je n'exclus pas que cette initiative ait tout simplement mûri et que les événements inquiétants dans la région aient poussé ceux qui doutaient encore récemment de son utilité à lancer un dialogue sérieux à ce sujet. Nous en avons déjà débattu en détail aujourd'hui. Afin de faire progresser le processus vers les préparatifs pratiques - compte tenu du fait qu'au niveau officiel tout le monde n'est pas encore prêt à se réunir pour négocier - nous avons soutenu une initiative de l'Institut d'études orientales de l'Académie des sciences de Russie. Ce dernier a organisé en septembre une conférence scientifique spéciale sur le maintien de la sécurité dans le Golfe persique, à laquelle étaient invités des chercheurs de la plupart des États concernés.
Il s'agit des pays de la région ainsi que des acteurs extérieurs qui pourraient jouer un rôle utile dans la formation d'une atmosphère de confiance favorisant les ententes sur la baisse des tensions et la création de structures de coopération. Il faut notamment citer, parmi ces acteurs, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'Onu, la direction de la Ligue arabe, l'Organisation de la coopération islamique et l'Union européenne. Je pense qu'une telle liste d'acteurs extérieurs, représentative mais assez compacte, serait assez utile. Je voudrais exprimer ma reconnaissance à mon ami pour le fait que le Bahreïn soutient infailliblement notre approche et comprenne les avantages de cette dernière. Aujourd'hui, ce soutien a été réitéré.
Question: La Russie a annoncé à plusieurs reprises que les droits des Kurdes seraient garantis. Est-ce que cette question fait l'objet de pourparlers avec les dirigeants des Forces démocratiques syriennes? Comment résout-on cette question? La Russie soutiendra-t-elle dans le futur une Syrie fédérale où les Kurdes se sentiraient probablement plus rassurés et auraient plus de droits?
Sergueï Lavrov: La Russie soutient les droits légitimes des Kurdes et de tous les autres groupes ethniques et confessionnels de la Syrie. Cela a été fixé non seulement par notre position, mais aussi par la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l'Onu adoptée à l'unanimité. Cela a été confirmé encore une fois par les décisions du Congrès du dialogue national syrien organisé à Sotchi, et par les fondements approuvés par tous les participants au Comité constitutionnel dont le travail a commencé à Genève.
Nous maintenons le dialogue avec les représentants kurdes, y compris avec des membres des Forces démocratiques syriennes, tout d'abord dans le contexte de la mise en œuvre du mémorandum russo-turc du 22 octobre signé par le Président russe Vladimir Poutine et le Président turc Recep Tayyip Erdogan. Ce texte prévoit le retrait des unités des Forces démocratiques syriennes et de leurs armes à 30 km de la frontière turco-syrienne. Comme vous le savez, ces ententes ont été également approuvées par le Président syrien Bachar al-Assad et les dirigeants des Forces démocratiques syriennes, qui nous l'ont dit et l'ont annoncé publiquement. Afin de transformer cette position en action pratiques sur le terrain, nous avons immédiatement établi le dialogue, y compris avec les Forces démocratiques syriennes.
Le retrait des hommes armés a pratiquement abouti. Il existe probablement certaines régions où il faut encore mener ce travail à son terme. L'essentiel est que nos partenaires kurdes des Forces démocratiques syriennes soient cohérents. Comme je l'ai déjà dit, ils ont soutenu le mémorandum russo-turc et ont exprimé leur volonté de coopérer. Mais ensuite nos partenaires américains ont encore une fois modifié l'approche de leur présence en Syrie. Je ne vais même pas parler en détail de ce qu'ils font là-bas. D'abord ils voulaient partir après la défaite de Daech. Ensuite, ils sont revenus pour protéger les Kurdes, et sont encore une fois partis. Enfin ils se sont souvenus du pétrole et se sont revenus de nouveau. En observant ces zigzags de la politique américaine, certains dirigeants des Forces démocratiques syriennes ont visiblement décidé que les Américains leur accorderaient un soutien constant. Il me semble que c'est un choix erroné. Je pense que dans l'intérêt des Kurdes, de la protection de leurs droits, il n'y a pas d'alternative à un dialogue avec les autorités syriennes légitimes dans le cadre de la formulation d'approches garantissant la stabilité et la sécurité de la Syrie via l'aboutissement du travail du Comité constitutionnel qui assurera la protection de tous les groupes ethniques et confessionnels de la Syrie, ainsi que la garantie de leurs droits.
Au lieu de cela, on rapporte que certains représentants des Forces démocratiques syriennes tentent de miser sur le fait que les États-Unis leur garantiront une autonomie pseudo-étatique sur le territoire syrien. Pour preuve: la revue respectée The National Interest éditée aux États-Unis a récemment écrit que l'envoyé spécial des Etats-Unis pour la Syrie, Joel Rayburn, avait communiqué avec les dirigeants politiques des Forces démocratiques syriennes, les leaders du Conseil démocratique syrien, et avait affirmé aux Kurdes que leurs unités armées devaient coopérer avec les groupuscules anti-Assad, notamment djihadistes, et devaient continuellement lutter contre le "régime" - comme ils disent - parce que c'est dans l'intérêt des États-Unis. J'ignore quelle a été la réaction des Kurdes, mais certains signes, indiquant que certains d'entre eux sont prêts à accepter cette idée, sont inquiétants. S'ils aspirent à garantir les intérêts des États-Unis en Syrie sur la foi de promesses assez précaires, qui sont illégitimes dans tous les cas - c'est leur choix.
Je suis convaincu que les droits des Kurdes - or nous prônons toujours la garantie de leurs droits, au même titre que les droits d'autres nations, groupes ethniques et confessionnels - ne peuvent être garantis qu'à travers un dialogue honnête et ouvert avec les autorités syriennes centrales dans le cadre du processus de paix.
Quant à savoir si ce processus de paix conduira à la fédéralisation de la Syrie, cette question ne s'adresse pas à moi mais aux Syriens qui doivent eux-mêmes décider du sort de leur pays en parfaite conformité avec la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies. Les accords qui seront conclus, notamment et avant tout à Genève pendant les réunions du Comité constitutionnel entre les Syriens eux-mêmes, devront être acceptés et respectés par toute la communauté internationale.
Question: La Turquie a déclaré une nouvelle fois que les combattants du groupe terroriste Forces démocratiques syriennes ne quittaient pas les territoires qu'ils occupaient à la frontière entre la Turquie et la Syrie. Depuis que les États-Unis ont annoncé qu'ils restaient en Syrie à cause du pétrole, ces combattants ont entamé le dialogue avec les autorités américaines. Le porte-parole du Président turc Ibrahim Kalin s'est exprimé hier à ce sujet. Ce dernier a appelé la Russie et les États-Unis à tenir leur promesse concernant le retrait des combattants de la frontière turco-syrienne. Que pouvez-vous dire concernant ces déclarations des autorités turques?
Sergueï Lavrov: J'espère que vous suivez la couverture de ce thème et d'autres aspects du dossier syrien par les représentants officiels russes. Une déclaration détaillée a été faite hier par le porte-parole du Ministère russe de la Défense Igor Konachenkov à ce sujet, qui expose notre vision des faits concrets sur le terrain. Le retrait des unités armées kurdes a eu lieu. S'il ne s'est pas achevé dans quelques zones mineures, c'est normal. Le travail sera mené jusqu'au bout. Le fait que tout se déroule en parfaite conformité avec le mémorandum approuvé par le Président russe Vladimir Poutine et le Président turc Recep Tayyip Erdogan est confirmé par les patrouilles conjointes régulières des collaborateurs de la police militaire russe et de leurs collègues turcs dans la bande de 10 km convenue à Sotchi le 22 octobre.
Hier, quand le Ministère russe de la Défense a fait cette déclaration en réponse aux affirmations d'Ankara concernant l'inaccomplissement des accords de Sotchi, un contact a eu lieu entre les représentants du gouvernement turc et l'Ambassadeur de Russie à Ankara Alexeï Erkhov, pendant lequel notre Ambassadeur a assuré qu'il s'agissait d'un malentendu, que personne à Ankara ne remettait en question le travail de la Russie, ni le Ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu ni mon collègue et ami Ibrahim Kalin n'ont parlé de la reprise de l'opération Source de paix.
En ce qui concerne l'existence d'une entente entre Ankara et Washington, les Américains cherchent à empêcher le dialogue entre les Kurdes et Damas, alors que nous adoptons une position directement opposée et sommes certains que seul un tel dialogue permettra de régler non seulement les problèmes de garantie des droits des Kurdes, mais également les problèmes de garantie des intérêts légitimes de la sécurité turque.