Interview du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov accordée en direct aux radios Sputnik, Echo de Moscou, Govorit Moskva, à Moscou le 22 avril 2015
Question: Pourquoi la Russie ne reconnaît-elle pas Novorossia (Nouvelle-Russie)? Après tout, cette région a été "offerte" à l'Ukraine par Lénine. Est-il possible que la Russie la reconnaisse un jour?
Sergueï Lavrov: Novorossia est un terme assez vague.
Question: Les républiques de Donetsk et de Lougansk (DNR et LNR).
Sergueï Lavrov: C'est plus concret. Nous partons du fait que les Ukrainiens sont nos voisins proches, un peuple frère. Nous voulons vraiment que les gens qui habitent à proximité de nos frontières, envers qui nous avons beaucoup d'estime, vivent bien. Pour que cela soit possible, l'Ukraine doit rester unie. Je ne parle pas de la Crimée - c'est une histoire complètement différente. Le Président russe Vladimir Poutine a expliqué à plusieurs reprises les raisons de ces événements, la principale étant l'incapacité des partenaires occidentaux, qui se sont porté garants de l'accord du 21 février 2014, à contraindre l'opposition ukrainienne de l'époque à tenir sa parole et ses engagements, à créer un gouvernement d'unité nationale. Les signataires pour la France, l'Allemagne et la Pologne – les ministres des Affaires étrangères de ces pays – n'ont absolument rien dit quand un coup d’État inconstitutionnel a eu lieu le lendemain. Le Président américain Barack Obama, qui la veille avait spécialement téléphoné au Président russe Vladimir Poutine pour lui demander de soutenir cet accord et de persuader Viktor Ianoukovitch de ne pas recourir à l'armée, n'a même pas rappelé pour dire "désolé, cela n'a pas marché". Vladimir Poutine demandait pour sa part à son homologue de convaincre l'opposition de ne pas recourir à la violence et ne pas faire échouer l'accord. Voilà ce qui s'est passé avec la Crimée, où l'on préparait aux habitants le même sort qu'à ceux qui s'opposaient au Maïdan et aux tentatives de prendre le pouvoir de manière anticonstitutionnelle.
En ce qui concerne Novorossia, et plus précisément la DNR et la LNR. L'Ukraine peut exister en tant qu’État reconnaissant la diversité des régions et cultures qui le composent. Nous savons comment est née l'Ukraine: on mentionne souvent Joseph Staline et les décisions prises en URSS pour le transfert de certains territoires séculaires russes. Nous voulons la paix et le calme en Ukraine. Pour cela, il faut garder l'Ukraine unie, empêcher de la diviser. Or certains en parlent déjà en Europe, dans les pays qui ont cédé une partie de leur territoire à l’État ukrainien actuel à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. Le peuple ukrainien est constitué de Russes en grand nombre mais aussi de Polonais, de Roumains, de Tchèques, de Slovaques. Pour garder ce pays stable et amical envers la Russie et l'Europe, il ne faut en aucun cas le déchirer. Il est nécessaire de renoncer à l'obstination à préserver l'Ukraine unitaire, dont parlent le Président Petro Porochenko et les ministres de ce pays - ce qu'ils appellent "ukrainisation". Ils menacent d'ukrainiser tout le monde, y compris les DNR et LNR.
Précisément pour que cela n'arrive pas, pour que l'Ukraine reste unie et prévenir les tentatives de plonger tout le monde dans une idéologie nationaliste, nous avons insisté et réussi à signer les accords de Minsk. Le texte stipule qu'il est nécessaire de procéder à la décentralisation et à la réforme constitutionnelle de l'Ukraine avec la participation et en concertation avec les LNR et DNR. Il est dans notre intérêt de ne pas diviser l'Ukraine, mais de la conserver neutre, notamment dans le sens militaro-politique. Nous avons tous parfaitement conscience du fait que l'éclatement du pays ne signifie qu'une chose: du côté occidental (européen et otanien) seront immédiatement entreprises des tentatives de rendre l'Ukraine antirusse.Je voudrais souligner encore une fois que nous souhaitons voir ce pays uni. Mais pour cela Kiev, doit tenir ses engagements pour la décentralisation et la réforme constitutionnelle.
Question: Mikhaïl Zourabov – "le pire ambassadeur de tous les temps" – dirige l'ambassade de Russie à Kiev. Cette mission diplomatique est votre zone de responsabilité. Quand remplacerez-vous Mikhaïl Zourabov?
Sergueï Lavrov: Mikhaïl Zourabov, comme tout autre ambassadeur qui travaille à l'étranger, est nommé par le Président de la Fédération de Russie. Il remplit les directives venant du Centre. La durée de son mandat est déterminée par le Président russe. Personne n'est éternel, cet ambassadeur sera lui aussi remplacé un jour.
Question: Comme nous le savons, l'ambassadeur des USA à Kiev joue un rôle conséquent, alors l'ambassadeur de Russie n'en joue aucun. Si j'ai bien compris, personne n'en assumera la responsabilité?
Sergueï Lavrov: Je suis responsable des actions des ambassadeurs nommés par le Président russe sur recommandation du Ministère des Affaires étrangères. Je suis responsable des directives reçues par Mikhaïl Zourabov – ce sont mes directives, celles du Ministère des Affaires étrangères. Nous évaluons son travail à chaque fin d'année.
Question: Essayons de connecter l'Ukraine et les USA. Cela se fera plus d'une fois au cours de l'émission…
Sergueï Lavrov: Avant vous, les Ukrainiens l'ont fait depuis longtemps et ont échoué.
Question: Je tâcherai de réussir. La candidate à la présidentielle américaine Hillary Clinton a comparé les actions du Président russe Vladimir Poutine en Crimée à celles d'Hitler dans les Sudètes. Comment allez-vous travailler avec cette éventuelle future présidente américaine, qui compare le Président russe à Hitler?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas l'unique déclaration qui ne présente pas les dirigeants et politiciens occidentaux sous leur meilleur jour. Si Hillary Clinton était élue, nous la considérerions comme chef de cet État.
Question: Est-ce que la Russie s'intéresse au résultat de l'élection présidentielle américaine: qui serait le partenaire le plus intéressant pour elle entre les républicains et les démocrates?
Sergueï Lavrov: Certains estiment qu'il est plus facile de s'entendre avec les républicains, parce qu'ils sont toujours plus fermes et qu'au final ils prennent plus facilement des décisions, qui auraient été perçues comme un signe de faiblesse si les démocrates les avaient prises.
Je ne suis pas partisan de ces théories. La coopération a été bonne aussi bien avec des présidents démocrates que républicains. Il est important d'établir les relations avec le monde extérieur de manière pragmatique, au lieu de chercher à revenir dans un passé bien lointain et de dicter à tout le monde ses décisions.
Question: Qui est plus pragmatique aujourd'hui – les républicains ou les démocrates?
Sergueï Lavrov: Le temps nous le dira.
Question: La crise ukrainienne et toutes les démarches adoptées ensuite par les Occidentaux n'ont toujours pas convaincu la Russie qu'on ne pouvait pas faire confiance aux USA? Vous-même, êtes-vous déçu par Barack Obama?
Sergueï Lavrov: Premièrement, nous nous sommes déjà suffisamment brûlés les ailes avec diverses illusions. Ronald Reagan avait dit en son temps que la confiance n'excluait pas le contrôle. Je pense qu'aujourd'hui tout le monde agit comme s'il fallait simplement contrôler, et ensuite comprendre si on peut faire confiance ou non. "Fais confiance et contrôle" – je dirais.
Deuxièmement, en ce qui concerne le Président américain Barack Obama. Il faut éviter d'entrer dans la sphère des rapports personnels. Beaucoup d'espoirs avaient été mis dans le prix Nobel de la paix. Mais on s'est retrouvé avec de nombreuses guerres parfaitement illogiques qui ne répondaient pas aux intérêts de stabilité dans certaines régions – en Afghanistan, en Irak, en Libye.
Aujourd'hui, tout le monde se bat contre l’État islamique. D'ailleurs, nous avons proposé d'inscrire l'EI sur la liste des organisations terroristes du Conseil de sécurité des Nations unies. Mais les Américains ont refusé en avançant un argument très curieux: "Vous savez, ce n'est pas une structure autonome quelconque, mais Al-Qaïda". Il existe une explication très simple à cela. Ils ne veulent pas reconnaître que l'EI est apparu à cause de leurs activités en Irak, et surtout en Libye et en Syrie. C'est pourquoi ils feignent que rien ne s'est produit en accusant Al-Qaïda de tous les problèmes, alors que cette organisation est apparue dans les années 1980 grâce au financement des moudjahids (afghans) contre l'URSS. Aujourd'hui, ils feignent que l'EI n'est pas le produit de la politique américaine.
Il m'est difficile d'entrer dans les détails personnels plus concrets. J'ai assisté à plusieurs reprises aux entretiens des Présidents russes avec Barack Obama, qui m'avait reçu à la Maison blanche. Il me semblait que cet homme comprenait l'importance des relations russo-américaines. Sous son administration a été créée une Commission présidentielle sans précédent, qui incluait 21 groupes de travail pour tous les domaines possibles et imaginables. C'est sous son administration aussi que cette commission a été enterrée.
Question: Les Russes se sont habitués à ce que pratiquement chaque guerre soit leur guerre. Mais ne pouvons-nous pas regarder les guerres "par la fenêtre", sans nous ingérer? Peut-on assister à distance à la guerre des USA sur l'axe Tel-Aviv-Bombay à divers endroits comme si ce n'était pas notre guerre? Qu'ils fassent le sale travail pour nous, que l'EI et les USA faiblissent (selon les stratagèmes chinois, ils doivent faiblir), puis nous achèverons le vainqueur?
Sergueï Lavrov: Premièrement, nous n'avons honnêtement aucune intention d'achever qui que ce soit. Nous voulons la stabilité pour pouvoir coopérer, commercer et investir normalement. La guerre contre le terrorisme ne nous est pas étrangère. Elle doit être cohérente et s'appuyer sur une stratégie convenue par toute la communauté internationale. En recevant récemment à Washington le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi, Barack Obama a prononcé des paroles en or: "Tous ceux qui souhaitent aider l'Irak dans la lutte contre le terrorisme doivent le faire uniquement avec l'accord du gouvernement irakien". Mais alors pourquoi les Américains n'appliquent-ils pas le même principe en Syrie où ils ont déclaré la guerre au même État islamique qu'ils combattent en Irak? Dans le cas de la Syrie, ils n'ont pas l'intention de demander l'accord du gouvernement syrien.
Question: La toute-puissance n'a pas des forces infinies. Si les mains de l'Amérique étaient occupées par l'axe Tel-Aviv-Bombay, elle pourrait laisser en paix l'Ukraine. Cela nous serait bénéfique. Et plus elle serait occupée, plus elle serait faible en Ukraine.
Sergueï Lavrov: On pourrait peut-être voir la situation sous cet angle. Mais je le répète – nous avons intérêt à ce que les Américains fassent partie de la coalition pour lutter contre le terrorisme. La Russie participe à cette coalition de manière informelle – nous n'y avons pas adhéré. Il s'agit d'une structure montée par les Américains pour combattre l'EI en Irak et en Syrie. Mais nous aidons l'Irak et la Syrie de manière probablement plus efficace que les autres en équipant leurs armées et forces de sécurité.
Je le répète, il faut lutter contre le terrorisme sans deux poids deux mesures. J'ai déjà cité l'exemple de la lutte contre l’État islamique en Irak. Au Yémen, les USA ont soutenu la "coalition arabique", qui a commencé à bombarder le territoire de ce pays sans s'adresser au Conseil de sécurité des Nations unies. Les USA les appuient avec de la logistique et fournissent des renseignements. D'ailleurs, il a été annoncé aujourd'hui que l'opération était terminée et qu'il fallait lancer tous les efforts pour faire avancer le processus politique – et Dieu merci! Mais ces bombardements au Yémen ont profité avant tout à l'EI et à Al-Qaïda, qui ont pris les positions occupées auparavant par les Houthis, d'où ces derniers ont été évincés par les frappes aériennes. Même chose en Libye. Pour éliminer un individu devenu "indésirable", on a déclenché une guerre et soutenu des barbares qu'on poursuit aujourd'hui partout en Afrique du Nord et en dehors.
Question: Si l'on évoque les menaces extérieures pour la Russie, on identifie trois axes: Est (la Chine – puissance économique avec une forte croissance le long de nos frontières), Sud (le terrorisme) et l'Ouest (les USA et l'Otan). Pouvez-vous classer ces menaces en fonction de la nécessité de les parer rapidement? Existe-t-il d'autres menaces?
Sergueï Lavrov: Je ne vois aucune menace émanant de la Chine. D'ailleurs, je ne vois aucune menace à l'Est hormis le système américain global de défense antimissile en cours d'installation aux USA, sur le continent européen et en Asie du Nord-Est, encerclant merveilleusement le périmètre des frontières russes. Je le répète, je ne vois aucune menace du côté de la Chine. Au contraire, le partenariat sino-russe est stratégique: il apporte, sans exagération, une importante contribution au maintien d'une certaine stabilité dans les relations internationales et empêche la poursuite de la déstabilisation.
Le flanc Sud, c'est le terrorisme, je l'ai déjà mentionné. Nous avons proposé de mener, au Conseil de sécurité des Nations unies et en faisant appel à des experts, une analyse sérieuse de menaces terroristes et extrémistes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – le fameux axe. Nous sommes persuadés qu'il faut choisir une stratégie commune et l'appliquer à la lettre pour combattre l'ennemi commun – Al-Qaïda et l'EI - au lieu d'adopter une position en fonction du côté duquel se trouvent les bandits – des régimes "favoris" ou "indésirables". Voilà le problème.
Enfin, l'axe Ouest – les USA et l'Otan. Il n'y a rien de réjouissant. Nous avions de très bons mécanismes d'interaction avec l'Alliance. Je ne veux pas dire que nos relations étaient parfaites, mais les mécanismes d'interaction existaient entre les militaires sur les problèmes politiques, la lutte contre le terrorisme et le trafic de drogues ou encore la préparation de policiers pour les services de sécurité de divers pays, y compris, d'ailleurs, l'Afghanistan. Tout cela a été stoppé en un instant. Tous les formats de communication (les sommets, les réunions ministérielles, le travail entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense, les réunions d'experts) ont été suspendus. Il ne reste plus que le Conseil Otan-Russie au niveau des ambassadeurs, mais il ne s'est réuni qu'une seule fois en un an (en juin 2014). C'est tout.
On peut regarder les statistiques du nombre des exercices et activités de l'Otan le long de nos frontières, de projection d'armement lourd américain dans les pays baltes et certains pays d'Europe orientale, la création forcée de sites pour le bouclier antimissile (ABM). Tout ça alors que le Président américain Barack Obama, en parlant d'une approche "adaptative phasée" il y a quelques années, avait déclaré: "Si nous avançons vers le règlement du programme nucléaire iranien, l'adaptation ira du côté de la baisse du niveau de ces plans". L'avancement a été brillant – le Président Barack Obama faisait l'éloge des accords politiques qui devraient déboucher dans les mois à venir sur un accord juridique et disait que c'était un progrès, qu'il avait tout fait pour lever la menace balistique et nucléaire de l'Iran. Néanmoins, si ces plans s'adaptent, c'est seulement du côté de l'intensification des activités pour mettre en place l'ABM.
Question: D'après vous, qu'est-ce qui est plus dangereux: la menace du Sud, y compris la Chine, ou les USA et l'Otan?
Sergueï Lavrov: Je suis certain que nous avons raison de coopérer avec la Chine, je sens leur disposition au partenariat.
Question: Et dans une perspective à dix ans, vingt ans?
Sergueï Lavrov: Si nous dédaignions aujourd'hui les opportunités d'approfondir notre partenariat stratégique, nous pourrions créer des risques dans dix, vingt, trente ans.
Question: Permettrez-moi de l'illustrer sur papier. Ici – cent ou même mille personnes, ici – une seule. Quand l'entier remplira le vide? Cela arrivera tôt ou tard, c'est le stratagème chinois.
Sergueï Lavrov: Permettez-moi de vous exposer mon point de vue. Nous développons avec la Chine un partenariat stratégique et le faisons successivement dans tous les domaines de coopération: économique, humanitaire, militaro-politique et militaro-technique. Je suis convaincu que c'est la principale garantie pour que les relations sino-russes soient solides et amicales.
C'est à nous de "remplir le vide". Je suis ravi que ces derniers temps, on accorde plus d'attention à la nécessité de développer la Sibérie orientale et l'Extrême-Orient. Ce sont des régions très riches, mais peu de gens y vivent. Il faut faire en sorte que les gens s'y installent, créent une famille, fassent des enfants, etc.
Question: Sur le plan technologique, sommes-nous plus "jeunes" par rapport à la Chine? Premièrement, nous utilisons des produits fabriqués en Chine. Deuxièmement, nous devons aujourd'hui prendre les technologies non plus à l'Europe, mais à la Chine. Les échanges commerciaux entre les USA et la Chine s'élevaient en 2014 à 650 milliards de dollars, alors que les échanges entre la Russie et la Chine pour la même période étaient de 90 milliards de dollars.
Sergueï Lavrov: Vous avez raison, nos économies sont incomparables. La réponse à votre question dépendra en quoi vous souhaitez établir le rapport entre "jeune" et "aîné". Par exemple, les ordinateurs.
Question: Tout est fait en Chine.
Sergueï Lavrov: Bien sûr, mais en Russie il y a des "cerveaux" qui fabriquent des idées. Il faut les transformer en métal, en céramique, en plastique, etc. Voilà ce dont nous avons besoin. Je ne peux pas dire qu'en matière de science fondamentale nous soyons plus "jeunes" par rapport à qui que ce soit.
En parlant des technologies, n'oublions par le domaine spatial, nucléaire ou encore la production d'armements modernes. Dans ce domaine nous sommes loin d'être "jeunes", au contraire.
Question: Je reviens sur ma question précédente: qui est plus dangereux – l'EI ou les USA?
Sergueï Lavrov: A l'heure actuelle l'EI est notre principal ennemi. Pour une simple et bonne raison: des centaines de citoyens russes, européens, américains, ainsi que de la CEI combattent dans les rangs de l’État islamique.
On disait auparavant qu'il fallait les laisser faire la guerre autant qu'ils voulaient pourvu qu'ils ne reviennent pas chez eux. Mais cela se produit déjà. Ils font la guerre et reviennent se reposer, et pour "se divertir" ils organisent des actes malveillants chez eux. Sachant que deux ou trois cas suffisent.
Quant aux USA, il est question de problèmes d’État et d'ordre mondial qui doivent faire l'objet de négociations. C'est pourquoi les Américains nous envoient, via divers canaux (officiellement et officieusement), des signaux proposant d'établir un mécanisme d'interaction et d'information (par exemple: des avions font des manœuvres dangereuses, une activité militaire dangereuse est en cours). Ce n'est pas nous qui avons démoli ces mécanismes. Si cela intéresse les Américains, ils n'ont qu'à faire une proposition officielle et nous l'accepterons certainement.
Question: Vous avez dit que nous devions nous-mêmes remplir le vide. Pourquoi la Russie n'ose-t-elle pas inviter des citoyens du monde entier et leur accorder via une procédure très simple la citoyenneté, comme le font de nombreux autres pays comme la Grèce et l'Allemagne, sans parler d'Israël. Nous avons une certaine procédure simplifiée pour accorder la possibilité à nos compatriotes de vivre en Russie, qui ne fonctionne pas en fait. Pourquoi la Russie n'invite-t-elle pas les Russes ou les gens qui se considèrent comme tels, appartenant à notre culture, parlant russe, qui sont encore nombreux?
Sergueï Lavrov: Je pense que ce fut une erreur de suspendre au début des années 2000 la pratique instaurée après la chute de l'URSS, qui permettait d'accorder à tout citoyen de l'Union la citoyenneté de la Fédération de Russie. Cette pratique était imparfaite, parce que l'effondrement a été soudain et de nombreuses bases de données ont été perdues. De nombreuses personnes avaient tout fait correctement, mais il n'y avait pas de registre. Par exemple, la citoyenneté était accordée, le passeport expirait et il fallait le remplacer, mais les données étaient perdues. Je parle du chaos des années 1990. Si je comprends bien, telle était la pratique à l'époque: si tu étais citoyen de l'URSS et vivais sur le territoire de la RSFSR, le remplacement du passeport était automatique. Si le citoyen de l'URSS vivait dans une autre république de l'Union, il fallait une procédure bureaucratique, écrire une requête. Cela ne signifiait pas qu'il fallait prouver quelque chose, mais la procédure était plus complexe.
Cependant, cette pratique a été suspendue au début des années 2000. Je pense que c'était une erreur. Le Président russe Vladimir Poutine a déclaré dans une interview – je crois immédiatement après sa dernière élection – qu'il fallait simplifier au maximum la procédure d'obtention de la citoyenneté russe pour tous ceux qui étaient citoyens de l'URSS ou étaient des descendants de citoyens de l'Empire russe. Je ne voudrais pas entrer dans les détails interministériels, mais le travail est en cours.
Question: Selon les réfugiés du Donbass, il est impossible d'obtenir quoi que ce soit aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il est pratiquement impossible de se légaliser sur le territoire russe. Ce sont des personnes russes qui ont fui la guerre. Plus précisément, de la famille de la nounou de mon enfant, que j'héberge.
Sergueï Lavrov: Je connais également de telles familles. Je pourrais proposer qu'on me transmette leurs noms pour que je m'en charge personnellement, mais cela ne réglerait pas le problème. Comme vous le savez, il existe des décisions qui rendent obligatoire l'étude des requêtes de réfugiés ukrainiens pendant deux mois. La situation pourrait être pire si ce n'était pas appliqué.
Question: Dans l'ensemble, les gens pensent que nos élites ne partagent pas notre avenir historique. Que nous avons un pays et que nos enfants et petits-enfants vivront ici, alors que nos élites, y compris notre gouvernement, ont un autre pays. Et que leurs enfants et petits-enfants vivront là où partent les vols d'Aeroflot de 11h15, Moscou-Londres. Un certain ministre organisait ses réunions à 7 heures du matin parce qu'il partait à 11h15 voir sa famille à Londres.
Comment pouvons-nous "nationaliser" les élites et où vit votre fille?
Sergueï Lavrov: Ma fille est en Russie, elle travaille ici, elle est mariée, elle a un fils et une fille.
Question: Nous ne pouvons pas deviner à l'avance, mais organisez-vous votre vie et vos affaires de manière à ce que vos enfants et petits-enfants vivent en Russie?
Sergueï Lavrov: Ma fille et son mari ont récemment acheté un appartement en Russie en comptant avoir d'autres enfants.
Question: Pouvons-nous avancer avec des élites traîtresses?
Sergueï Lavrov: En théorie, aucun peuple ne peut avancer avec une élite traîtresse. C'est clair.
Question: Pas tout à fait. En 1812, nos dragons parlaient français et massacraient des Français. Aujourd'hui, les élites vivent à Londres.
Sergueï Lavrov: Je parle anglais, mais je ne massacre pas de Français ou d'Allemands. De qui voulez-vous parler? Des hommes d'affaires?
Question: Je parle des hauts responsables d'environ 70% des entreprises russes qui ont des offshores, ainsi que de hauts fonctionnaires dont les enfants font des études au Royaume-Uni ou ailleurs qui ne reviendront certainement pas en Russie. Nous nous sentons seuls sans élites nationales. Nous n'en avons pas.
Sergueï Lavrov: Quelle est votre notion de l'élite?
Question: Ceux qui prennent des décisions fatidiques.
Sergueï Lavrov: Alors vous parlez des dirigeants. L'élite, c'est la fierté de la nation. Y compris les écrivains, les artistes, les musiciens, les compositeurs, etc.
Il faut être concret. Notre Constitution définit les droits et les devoirs des citoyens, y compris le droit de choisir son lieu de vie. J'en resterai là. Toute question à ce sujet doit être concrète. De qui parlez-vous et à qui faites-vous allusion?
Question: Vous pensez que ce problème n'existe pas?
Sergueï Lavrov: Pour moi il n'existe pas, parce que je réponds pour ma zone de responsabilité. Je n'ai l'intention d'aller nulle part, je vis en Russie et je continuerai à le faire.
Question: L'un de nos auditeurs, l'ambassadeur des USA en Russie John Tefft, a envoyé une question: "Vous avez travaillé avec quatre secrétaires d’État américains (deux républicains et deux démocrates), ainsi qu'avec Madeleine Albright à New York. Quand et avec lequel d'entre eux avez-vous été le plus à l'aise pour travailler?".
Sergueï Lavrov: Je me sens à l'aise avec tout le monde. Je ne vois aucune raison de chercher des préférences. Tout dépend des qualités personnelles. Si vous êtes à l'aise avec la personne, les problèmes que vous évoquez n'ont pas grande importance. Soit vous les réglez, soit vous ne les réglez pas.
Je ne peux pas dire que je me sens à l'aise avec ceux qui sont d'accord avec moi et avec qui nous trouvons un terrain d'entente. Parce que le Secrétaire d’État américain a sa propre ligne qui ne correspond pas toujours (et pratiquement jamais aujourd'hui) à la ligne russe. Cependant, je suis très à l'aise avec John Kerry, comme avant lui avec Hillary Clinton, Condoleezza Rice et Madeleine Albright (avec cette dernière j'ai commencé à communiquer déjà à New York quand elle représentait les USA auprès de l'Onu). En ce qui concerne Madeleine Albright, je peux vous dire un secret – elle m'autorisait à fumer dans sa résidence. C'était un étage de l'hôtel Waldorf Astoria. Nous enfreignions avec elle la législation américaine qui était encore assez libérale à l'époque.
Question: John Tefft a déclaré hier sur notre radio que le Président américain Barack Obama était prêt à participer aux négociations au "format Normandie" s'il y était convié.
Sergueï Lavrov: Est-ce que Barack Obama a été invité?
Question: Je voulais vous poser la question.
Sergueï Lavrov: J'ai manqué cette interview, quand l'a-t-il dit?
Question: J'ai demandé à John Tefft pourquoi les Américains ne participaient au "format Normandie", pourquoi ils ne participaient pas au règlement. Il a répondu que le Président Barack Obama serait prêt à y participer si on l'invitait.
Sergueï Lavrov: Le "format Normandie" a été initié par le Président français François Hollande. C'est à lui qu'il faudrait plutôt poser cette question.
Question: La Russie a-t-elle une position concernant la participation ou non des Américains directement au règlement du conflit en Ukraine?
Sergueï Lavrov: Aujourd'hui, tout le monde, y compris le Président américain, a soutenu les accords de Minsk du 12 février dernier, que Kiev ne remplit pas. Dès le premier jour les autorités ukrainiennes ont déclaré n'avoir pris aucun engagement d'écouter Lougansk et Donetsk concernant la réforme constitutionnelle. C'est faux. Ces engagements existent. Ils sont inscrits dans les accords de Minsk. Puis Kiev a adopté une loi sur le statut particulier qui a tout mis sens dessus dessous en déformant le processus que Kiev avait signé.
Si les USA, comme le monde entier, soutiennent la mise en œuvre intégrale des accords de Minsk, ils disposent d'un puissant levier pour influer sur la partie qui ne les remplit pas – le gouvernement ukrainien.
Question: Pensez-vous que la participation des Américains est souhaitable?
Sergueï Lavrov: Je ne sais pas. Mais tout le monde reconnaît que le texte du 12 février est le meilleur compromis à l'heure actuelle. J'ignore si cela aurait été le cas si Barack Obama avait participé aux négociations. Il est inutile de chercher à le deviner. Le texte final est bon, il a été rédigé par les quatre leaders du "quartet Normandie". Il faut absolument le mettre en œuvre. Et les USA peuvent jouer un rôle inestimable parce que leur niveau d'influence sur Kiev est démesuré.
Question: Vous avez mentionné un sujet qui préoccupe ceux qui s'intéressent à la politique internationale. Vous avez dit que ces dernières années, les USA mènent des guerres non seulement illégales du point de vue du droit international, mais également néfastes pour eux-mêmes. Pourquoi? Certains Russes y voient des plans à long terme concernant, entre autres, le cours pétrolier. Les partisans de ces théories citent de nombreux arguments, disons, au profit des bombardements de la Libye, du renversement du pouvoir en Irak, etc. Les Américains avec lesquels j'ai parlé (des politologues jusqu'au personnel du département d’État) sont enclins, hors caméra, à le considérer comme un outrage.
Voici deux histoires qui m'ont bouleversée. Un jour j'ai parlé à ma professeur qui me donnait des cours pendant mes études aux USA. Elle m'a demandé quand l'attitude des Russes envers les USA s'était aggravée. J'ai répondu, que cette attitude avait fortement changé en 1999, après le bombardement de la Yougoslavie par les USA, quand la Russie a ouvert les yeux et que nous avons commencé à porter un autre regard sur les USA (du moins ma génération). Elle a répondu que les USA n'avaient jamais bombardé la Yougoslavie. Je lui ai rappelé les bombardements de Belgrade en 1999, mais elle a dit ne jamais en avoir entendu parler et que c'était impossible.
Sergueï Lavrov: Quel âge avait-elle? Et que pouvait-elle vous apprendre?
Question: Elle avait un peu plus de 50 ans à l'époque. Ce n'est pas un cas isolé. Je lui ai suggéré de faire des recherches sur Google. Elle l'a fait et en me rejoignant elle était sidérée. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle l'ignorait. C'est une situation typique à laquelle on est confronté en s'immergeant dans l'environnement américain.
Sergueï Lavrov: C'était dans quelle ville?
Question: New-Hampshire, Nouvelle-Angleterre, ce n'est pas ce qu'on pourrait appeler la province profonde. Mais voici une histoire encore pire. J'ai eu un entretien hors enregistrement avec un employé du département d’État. Je tairai son nom, mais cet homme a vécu en Russie et dans l'espace postsoviétique où il a souvent voyagé. Nous avons évoqué diverses questions, y compris la guerre en Géorgie. Sa femme ne pouvait pas comprendre de quoi il était question. J'ai dit qu'il s'agissait de la guerre de 2008. Mais elle n'en savait rien.
Sergueï Lavrov: C'est une femme heureuse.
Question: Elle n'était même pas au courant d'un conflit à cet endroit. Nous nous souvenons tous de la récente résolution du congrès américain sur l'Ukraine, qui stipule que le Président américain Barack Obama a "tendu une main d'amitié" à Vladimir Poutine, mais qu'après cela le président russe a attaqué la Géorgie. Sachant qu'à cette époque Barack Obama n'était pas encore président. Est-ce un plan rusé ou de la simple ignorance?
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne les événements géorgiens d'août 2008, Vladimir Poutine était à l'époque Premier ministre, et quand tout a commencé il était à Pékin. Il racontait comment il avait approché le Président américain George W. Bush, qui était également présent à l'ouverture des Jeux olympiques, pour lui dire avoir reçu des informations selon lesquelles Mikhaïl Saakachvili avait attaqué Tskhinval et les casques bleus. Selon Vladimir Poutine, George W. Bush a été un peu confus, a répondu "oh, c'est mauvais" et est parti. Ce n'était donc pas Barack Obama, mais George W. Bush.
Quelques mois plus tôt, en avril 2008, George W. Bush et la Chancelière allemande Angela Merkel, le Président français François Hollande et d'autres dirigeants des pays de l'Otan s'étaient rencontrés à Bucarest au sommet de l'Alliance pour adopter un document stipulant que la Géorgie et l'Ukraine feraient partie de l'Otan. Selon moi, cela a joué un rôle conséquent dans la folie de Mikhaïl Saakachvili, qui s'est cru tout permis. D'autant que deux semaines avant les faits, la Secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice se trouvait à Tbilissi. Plus tard, je lui ai demandé quel était l'objet de leur conversation. Elle avait répondu qu'elle avait appelé Mikhaïl Saakachvili à faire avancer le processus politique.
En ce qui concerne la partie cachée de ces événements – une absence de professionnalisme ou la volonté de créer un chaos contrôlé, je dirais que je pense que les Américains ne sont pas stupides. Ils agissent consciemment. Même s'ils ont perdu des professionnels. Ils avaient des experts du Moyen-Orient très compétents. Ils sont très rares aujourd'hui. Stratégiquement les USA ne veulent pas d'une situation où les régions clés du monde vivraient paisiblement en autonomie, sans les USA. Il est important pour Washington que quelqu'un dépende de lui en permanence: Israël en confrontation avec les Arabes, etc.
Question: Le chaos contrôlé?
Sergueï Lavrov: En fin de compte, on peut l'appeler comme ça.
Avec l'Ukraine, l'objectif des USA consiste à empêcher la Russie et l'UE d'approfondir leur partenariat. Et si possible, de repousser les perspectives d'un tel partenariat. Notamment entre la Russie et l'Allemagne. C'est leur objectif stratégique, je n'ai aucun doute là-dessus. Ce n'est pas simplement une supposition. J'ai des sources de confiance. En plus, la crise en Ukraine est la raison d'être de l'Otan à terme. A une certaine étape, l'Afghanistan fut un facteur unificateur pour l'Alliance. A l'époque, elle appelait à ne pas se relâcher, à créer une coalition avec la participation de tous les pays de l'Otan, etc. Puis l'heure est venue de retirer les troupes. Tout le monde était fatigué de l'Afghanistan et savait parfaitement que le processus de paix n'était pas pour demain, qui plus est en présence des forces d'occupation. Il fallait un nouveau prétexte pour maintenir la cohésion de l'Otan.
Quant aux nombreuses discussions sur la formation de l'armée ukrainienne par les Américains, je dirais que, premièrement, les USA ont déclaré qu'ils le faisaient depuis 20 ans déjà. Dans ce cas: ils ne valent rien comme formateurs des forces armées. L'armée ukrainienne a été ruinée. Deuxièmement, les USA ont formé l'armée en Afghanistan et en Irak, mais aucune d'elles ne connaît le moindre succès dans la lutte contre le terrorisme. Pas que je sache en tout cas.
Question: Quand vous avez mentionné l'union Russie-Allemagne, cela a rappelé que ce concept existait depuis plus d'un siècle. Il appartenait, en particulier, à l'Impératrice Alexandra Feodorovna. Quelles sont les perspectives de cette union? Partager encore la Pologne? La Russie et l'Allemagne ensemble, les pays limitrophes "se reposent", nous les partageons rapidement, écrasons pour contrôler l'espace de Cologne à Vladivostok…
Sergueï Lavrov: Vous devez tenir cela d'Alexandre Feodorovna.
Je pense qu'une telle union sous la forme d'un partenariat ouvert entre la Russie et l'Allemagne est nécessaire pour "secouer" l'Union européenne afin que la ligne de la défense de ses propres intérêts (des États qui la composent) prédomine, et non pour partager des territoires. Pour ne pas laisser la politique de l'UE à la merci des marginaux qui suivent les directives américaines.
Question: A ce sujet, ne pensez-vous pas que les USA interdisent à l'Allemagne une telle union, qui vous semble si organique?
Sergueï Lavrov: Il est difficile d'interdire quelque chose à l'Allemagne. Ce serait une humiliation nationale pour les Allemands. Je ne pense pas qu'ils iront jusqu'à adopter des interdictions, mais Washington est capable et cherche activement à empêcher le rapprochement entre la Russie et l'Allemagne.
Question: Y a-t-il des faits pour appuyer cette théorie? Ou simplement nous le savons, et c'est tout?
Sergueï Lavrov: Il existe des faits, mais je ne peux pas les dévoiler. Nous connaissons le travail des Américains dans les capitales, les messages qu'ils transmettent à l'Allemagne et bien d'autres. Nous en sommes à un point où dans un pays d'Europe de l'Est, qui a été libéré par l'Armée rouge, les émissaires américains exigent des gouvernements qu'ils accélèrent la démolition des monuments à la mémoire des héros de la Seconde Guerre mondiale.
Question: Pouvez-vous dire de quel pays il s'agit?
Sergueï Lavrov: Non.
Question: Qui a abattu le Boeing malaisien? Que savez-vous à ce sujet?
Sergueï Lavrov: Je serais reconnaissant pour toute information pouvant faire lumière sur cette tragédie.
Nous sommes très préoccupés par le déroulement de l'enquête. Cela fera bientôt un an que la tragédie s'est produite, et très récemment il a été annoncé que les spécialistes malaisiens avaient enfin été autorisés à accéder à la zone de la catastrophe: ils en ont sorti près de deux tonnes de débris et de restes. Ils ont été aidés par les services de sécurité de la DNR. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait immédiatement? Pourquoi autant de retard sous couvert de confidentialité, contrairement aux règles de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI), à l'encontre de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, demandant de rapporter mensuellement le déroulement de l'enquête – mais le Conseil de sécurité ne reçoit aucun rapport. Nous sommes les seuls à être inquiets.
Les Néerlandais ont récemment publié des informations intermédiaires demandant à tous ceux qui pourraient confirmer la présence d'un Bouk près du lieu de la catastrophe de le faire. Pourquoi ne montre-t-on pas d'autres vidéos et ne demande-t-on pas de confirmer les informations sur d'autres épisodes, y compris l'individu qui travaillait sur l'aérodrome et a vu un chasseur partir avec deux missiles mais ne revenir qu'avec un seul? Le témoin a donné le nom du pilote. Pourquoi personne ne répond à notre question de savoir où sont les enregistrements promis des communications avec les contrôleurs aériens?
Question: Ils ont été entièrement publiés dans la presse néerlandaise.
Sergueï Lavrov: Dans la presse néerlandaise? Les communications des contrôleurs ukrainiens? Si ces informations ont été diffusées dans la presse néerlandaise, pourquoi nos médias n'en parlent pas? Je n'en ai pas entendu parler. Envoyez-moi ces informations. (Note du Ministère: le décryptage des conversations des contrôleurs n'a pas été publié en intégralité).
C'est une certitude que les images satellites et AWACS promises des USA, qui travaillaient dans cette zone ce jour-là, n'ont pas été rendues publiques.
Question: On a parfois l'impression que la partie russe s'avance comme la porte-parole des insurgés de Donetsk et de Lougansk, et les USA font de même du côté de Kiev. Avec le Secrétaire d’État américain John Kerry, vous êtes des "postiers", et les présidents des USA et de la Russie ne se téléphonent pas et ne se rencontrent pas. Le niveau de confiance doit être nul. C'est absurde.
Sergueï Lavrov: Le problème est le suivant: comme je l'ai mentionné, à la veille du coup d’État en Ukraine, les présidents Barack Obama et Vladimir Poutine se sont entretenus par téléphone. Barack Obama demandait de persuader Viktor Ianoukovitch de ne pas envoyer l'armée (or il n'en avait pas l'intention). Vladimir Poutine a accepté et a dit que la Russie ferait tout pour calmer la situation et soutiendrait l'accord, qui était en fait un acte de reddition du président légitimement élu, mais pour la stabilité de l'Ukraine nous étions prêts à le faire. A son tour, Vladimir Poutine a demandé à Barack Obama d'influer sur l'opposition pour qu'elle ne sabote pas tout le processus et ne recoure pas à la violence, parce qu'il y avait déjà eu des tirs de snipers et des incendies au bureau du Parti des régions. Barack Obama a fait une promesse et le lendemain matin, le coup d’État a été perpétré. Personne n'a téléphoné de Washington pour dire qu'il se souvenait de l'accord mais que cela n'avait pas fonctionné. Au moins pour le dire.
La même situation s'est reproduite quand nous nous sommes réunis au format de Genève (le Secrétaire d’État américain John Kerry, la chef de la diplomatie européenne Catherine Ashton, le Ministre ukrainien des Affaires étrangères Andreï Dechtchitsa et le Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov) pour adopter une Déclaration exigeant le début immédiat de la réforme constitutionnelle par un dialogue impliquant la participation de toutes les forces et régions. John Kerry l'a signée. Quand je le lui ai rappelé un mois plus tard, il a dit que c'était très important et que les USA continuent de faire pression sur Kiev. Quand je lui parle aujourd'hui du coup d’État, de la conversation avec Barack Obama et la Déclaration de Genève du 17 avril 2014, il répond que c'était il y a longtemps et qu'il faut s'occuper de la situation actuelle.
Question: Mais Vladimir Poutine et Barack Obama ne se parlent pas.
Sergueï Lavrov: Je ne parle pas de cela. Les Américains disent: tous ceux qui parleront des temps révolus seront punis. Or la situation actuelle découle de ce temps révolu, parce que les Ukrainiens n'ont pas été contraints à respecter l'engagement du 21 février 2014 de créer un gouvernement d'unité nationale. On leur a permis de prendre le pouvoir et de former un "gouvernement de vainqueurs" pour commencer à dire, à l'instar de Dmitri Iaroch, que le Russe n'ira jamais dans une Église gréco-catholique, ne pensera et ne parlera jamais ukrainien et ne glorifiera jamais Stepan Bandera, par conséquent il ne doit pas y avoir de Russes en Crimée. Cela a été dit fin février 2014, avant les événements en Crimée.
Je le dis sincèrement (j'espère que Vladimir Poutine ne m'en voudra pas): le Président russe dit à ses partenaires que s'ils avaient forcé l'ancienne opposition, qui cherchait à renverser le pouvoir, à tout faire revenir sur les conditions de l'Accord du 21 février 2014 et empêcher la russophobie belliqueuse et violente accompagnée de menaces et de tentatives de prendre des bâtiments en Crimée et ailleurs, Viktor Ianoukovitch serait resté Président ukrainien jusqu'à la fin de l'année (il est clair qu'il aurait perdu la présidentielle), il n'y aurait alors pas eu les milliers de morts et les dizaines de milliers de blessés, et la Russie vendrait encore à l'Ukraine son gaz à un tarif réduit et aurait transféré les 15 milliards de dollars du prêt restant. Tout se serait déroulé comme convenu. Alors pourquoi avoir organisé tout cela?
Question: Pour faire revenir la Crimée en Russie.
C'est la question d'une auditrice qui demande comment avez-vous le temps d'avoir un tel bronzage avec votre emploi du temps chargé?
Sergueï Lavrov: Je suis basané de père et de mère.
Question: Vous avez une faiblesse – vous fumez.
Sergueï Lavrov: Je fume très peu.
Question: On vous voit toujours en train de fumer sur la photo.
Sergueï Lavrov: C'est une photo datant de dix ans.
Question: Les présidents Barack Obama et Vladimir Poutine prévoient-ils de se téléphoner ou de se rencontrer?
Sergueï Lavrov: Je n'ai pas connaissance de tels plans, mais si le Président Barack Obama souhaitait un tel contact, je suis certain que le Président Vladimir Poutine répondrait.
Question: Allez-vous vous présenter à la présidentielle? Vous êtes très populaire, tout comme le Ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou.
Sergueï Lavrov: J'aime mon travail et je ferai tout pour rester à ce poste.
Question: Il y a beaucoup de votre travail dans le travail présidentiel.
Sergueï Lavrov: Il m'est très facile de travailler avec le Président russe Vladimir Poutine. J'espère que c'est réciproque.
Question: En Asie nous sommes habitués au piège. L'auditeur pense maintenant: il a dit non, il va donc se présenter, c'est sûr. La question est seulement de savoir quand, en 2018 ou en 2024.
(Interruption de 5 minutes pour un bulletin d'informations)
Question: Pour revenir aux États-Unis, dont nous avons parlé pendant la dernière heure, je voudrais noter que lors de nos contacts avec les diplomates américains le sujet dont ils parlent avec la plus grande rancune reste le cas d'Edward Snowden. C'était avant l'Ukraine. Pour les Américains c'est un terrible affront causé par la Russie et personnellement par le Président Vladimir Poutine, puisque notre pays a accordé l'asile à Snowden. Pensez-vous que ce soit une erreur, une action planifiée ou bien un accident qui ne nous a pas laissé de choix?
Sergueï Lavrov: C'était un pur hasard, et nous ne pouvions pas agir autrement. Le Président de la Russie Vladimir Poutine s'est déjà exprimé de manière très détaillée à ce sujet. Franchement, je suis surpris que les diplomates américains vous dérangent toujours avec cette question. En 2014, je n'ai rien entendu à ce sujet ni de la part du Secrétaire d’État américain John Kerry, ni de la part de ses employés. L'Ambassade russe à Washington n'a pas été dérangée non plus.
Question: Je tiens à préciser que nous étions présents, avec Alexeï Venediktov, à un événement privé organisé par un diplomate américain très haut placé. Et dès qu'on a commencé à parler des relations entre la Russie et les États-Unis, la première chose qu'il a dit, c'était: "Et Edward Snowden?"
Sergueï Lavrov: Partout dans le monde, les États-Unis saisissent, enlèvent et kidnappent des citoyens russes en dépit du texte russo-américain qui les oblige au moins à nous informer qu'un tel citoyen a commis un crime et qu'il faut s'en occuper. Ils continuent pourtant à enlever des Russes. Un cas est même très récent, on s'en occupe.
Et alors, Snowden? Il a pris l'avion, volait en transit pour l'Amérique latine et devait changer d'avion à Moscou. Alors qu'il était à Moscou, les USA ont annulé son passeport, ce qu'ils ont officiellement déclaré. Nous n'avions même pas de fondements juridiques pour le faire descendre ou le faire changer d'avion. En sortant de l'appareil il a demandé l'asile, qui lui a été accordé puisqu'il était persécuté, et c'est une situation ambiguë. Au sein de l'Administration américaine il y a des gens qui comprennent que quelque chose ici ne va pas, et la justesse de ceux qui exigent son extradition immédiate n'est pas totale.
Question: Je tiens à noter qu'au sein de la rédaction de Rossiya Segodnya, nous le considérons comme un héros.
Sergueï Lavrov: Beaucoup de gens aux États-Unis le considèrent comme un héros, on lui a même érigé un monument improvisé.
C'était un accident. Et quand nous avons dû y faire face, nous n'avions pas d'autre choix que de lui donner la possibilité de rester en sécurité là, où il l'avait voulu.
Question: "Pas d'extradition du Don?"
Sergueï Lavrov: Exactement, "Pas d'extradition du Don". Comme le Président Vladimir Poutine l'a dit à maintes reprises, nous nous sommes basés sur le principe qu'il ne s'engagerait pas dans une activité politique. C'est un geste purement humanitaire, et s'il veut partir, il en a le droit.
Question: Dans les discours de nos représentants officiels, j'entends tout le temps des plaintes. Nous sommes devenus un pays de plaintes. L'Ukraine – des plaintes… Sans vouloir vous offenser, je voudrais énumérer les plaintes que vous-même venez d'énoncer: la Libye, le Yémen... Vous avez dit qu'au Yémen, il y avait des doubles-standards, que l'Ukraine ne respectait pas les accords de Minsk. Même au cours de la dernière heure, dans votre discours, vous vous êtes plaints à propos de la Syrie, de la Libye, du Yémen, de l'Ukraine. Sommes-nous un pays de plaintes? Sommes-nous constamment en retraite? Sommes-nous toujours maltraités?
Sergueï Lavrov: Pourquoi parlez-vous de plainte? Vous avez demandé ce que nous pensions de la situation. Je vous réponds que la façon dont nos partenaires luttent contre le terrorisme est erronée, et je vous donne des exemples.
Question: Il est important de prendre l'initiative dans le monde. Nous n'avons pas d'initiative. Ni au Yémen, ni en Syrie. Nous en prenions avant, mais plus maintenant. Ni en Libye, ni maintenant en Ukraine. Nous disons tout le temps "ils ont violé", "ils ont fait telle ou telle chose…". Nous nous plaignons sans cesse.
Sergueï Lavrov: Je ne suis pas d'accord avec vous.
Tout d'abord sur la Syrie. Je crois que nous avons énormément contribué à ce que le scénario libyen ne se reproduise pas dans ce pays. Nous n'avons pas permis d'obtenir une autorisation à une intervention de force de l'extérieur. L'ampleur de l'intervention actuelle n'est pas comparable à ce qu'elle aurait pu être si une telle résolution du Conseil de Sécurité de l'Onu avait été approuvée par la Russie et la Chine, avec laquelle nous avons ensemble utilisé notre droit de veto. Nous avons initié les rencontres intersyriennes, dont le deuxième cycle vient de se terminer à Moscou. Lors de ces rencontres, on a adopté la "plateforme de Moscou", en 10 paragraphes. Pour la première fois l'opposition généralisée, et non pas un de ses détachements particuliers, a convenu de quelque chose avec les représentants du gouvernement syrien. Cela crée une occasion pour que l'Onu, qui demeurait depuis deux ans dans un état de "somnolence" concernant la Syrie, commence à bouger. Cela permettra d'avoir des contacts "sous l'œil" de l'Onu, et ces contacts seront en grande partie préparés par nos efforts.
En ce qui concerne le Yémen, nous avons beaucoup fait pour que la situation actuelle prenne une orientation politique. Nous ne sommes pas seuls, nous avons des partenaires qui partagent complètement nos approches dans cette région.
Je ne veux pas louer nos actions en Ukraine mais les accords de Minsk – ceux de septembre et ceux de février qui sont devenus essentiels – sont le résultat direct des initiatives du Président de la Russie Vladimir Poutine, énoncées suite à son entretien avec son homologue ukrainien Petro Porochenko. On ne se plaint pas, ça, c'est sûr.
Question: Cela peut être considéré comme une victoire?
Sergueï Lavrov: Nous ne parlons pas de victoires.
Question: Minsk – c'est un processus qui, malheureusement, piétine, et nous comprenons bien que ce sont les Américains qui le font piétiner. Savez-vous, combien de temps ils vont le faire? Le temps qu'ils voudront. S'ils veulent deux ans – ça sera deux ans, s'ils veulent dix – alors, dix.
Sergueï Lavrov: Ni dix, ni même deux – je ne pense pas qu'ils réussissent à le faire.
Question: Pourquoi?
Sergueï Lavrov: Parce que l'État ukrainien se trouve dans un état très fragile, et le garder dans cet état risquerait de le faire craquer.
Question: Et les Américains ne vont pas accepter ce risque?
Sergueï Lavrov: Je crois qu'ils le comprennent.
Question: Expliquez-moi l'énigme suivante: les livraisons de systèmes S-300 à l'Iran que nous avons décidé de reprendre puisqu'elles n'étaient pas soumises aux sanctions, aussi bien que le système de défense antimissile global, sont des systèmes de défense. Dans le premier cas, la Russie dit que le S-300 est un système de défense qui n'aggrave pas la situation dans la région. Dans le deuxième cas, le système de défense antimissile global aggrave la situation. Ce sont deux logiques différentes. Expliquez-moi, ces deux systèmes sont bien défensifs, ou seulement l'un d'entre eux?
Sergueï Lavrov: Nous n'avons pas deux logiques différentes. Le S-300 n'est pas un système qui peut être utilisé pour la défense contre les armes nucléaires. Le système de défense antimissile, par contre, est conçu pour la défense contre les armes stratégiques, les armes offensives nucléaires.
Le S-300 peut servir à se défendre contre les systèmes de missiles non stratégiques, contre les frappes aériennes, etc. Le système de défense antimissile est une chose complètement différente qui est directement liée aux possibilités de dissuasion nucléaire stratégique. C'est pourquoi nous accordons tant d'attention à ce que les Américains font. Sur le plan politique, nous expliquons en détail notre position et sur le plan pratique, nous faisons les efforts nécessaires pour que ce système de défense antimissile ne devienne pas non plus un obstacle au maintien de l'équilibre stratégique.
Question: Est-ce que les livraisons possibles de S-300, dont le calendrier, à ce que je comprends, n'est toujours pas fixé, aggravent la situation dans la région et changent l'équilibre des forces?
Sergueï Lavrov: Aggravent dans quel sens? Dans le sens où ceux qui veulent frapper l'Iran vont probablement réfléchir au moins deux fois avant de le faire?
Question: Et pour cette raison, ils vont livrer des drones à l'Ukraine? Je parle d'Israël.
Sergueï Lavrov: Je n'ai pas entendu dire qu'Israël avait l'intention de fournir des drones à l'Ukraine.
Question: Ce sont des spéculations?
Sergueï Lavrov: Des spéculations circulent depuis longtemps, mais elles n'ont pas été confirmées.
En ce qui concerne les S-300. La première réaction du Président américain Barack Obama a été assez originale. Il a dit qu'il se demandait pourquoi, en fait, les Russes avaient gardé ce moratoire depuis 2009. Bon, c'était leur droit. Oui, à un moment donné, nous le leur avons demandé et ils l'ont promis, mais je ne pensais pas qu'ils tiendraient 5 ans. Hier, par contre, il disait des choses tout à fait différentes – que ce n'était pas juste, qu'il y avait des négociations en cours. Parlant de la confiance et de la façon dont il est possible de communiquer avec nos partenaires américains – il y a tout le temps des zigzags et des changements dans leurs évaluations.
C'est notre droit. Nous n'avons rien violé. À l'époque, nous l'avons fait pour inciter l'Iran à une approche plus constructive des négociations, et cette incitation a porté ses fruits – nous avons atteint une étape importante dans le processus de négociations et nous avons convenu du cadre du règlement qui est maintenant traduit en accords pratiques. Ce qui se passe actuellement au Yémen, et dans toute la région en général, démontre la présence de risques graves. Nous ne voulons pas que l'Iran aussi soit soumis à l'application de la force illégitime.
Question: Carlos Mendez Mendoza, du Mexique, demande pourquoi la Russie ne déploie pas ses armes nucléaires dans un des pays d'Amérique latine pour contrer le rapprochement de l'Otan, présagé par les USA, à ses frontières.
De nombreuses questions similaires viennent spécifiquement d'Amérique latine. Rodrigo, du Brésil demande si le Venezuela recevra une base militaire russe. Juan Guillermo Lima Clara, du Brésil aussi, demande si la création d'une armée des BRICS est prévue. En gros, l'Amérique latine nous aime et nous attend. Où en sommes-nous, donc?
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne les armes nucléaires, je crois que tout le monde comprend qu'il faut empêcher toute action visant leur prolifération. Tant leur possession par de nouveaux États, que leur prolifération géographique. Les Américains violent le Traité sur la non-prolifération parce que leurs armes nucléaires tactiques sont placées sur le territoire de cinq pays européens. En outre, dans le cadre de l'Otan, il existe un programme en vertu duquel les citoyens de ces cinq États – d'autres pays de l'Otan, en plus des USA – sont impliqués dans le service et l'acquisition des compétences de maniement d'armes nucléaires tactiques. C'est un risque très grave pour le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Nous attirons une attention particulière sur ce point et nous ne croyons pas que la sécurité de notre pays doive être assurée par le transfert de nos arsenaux nucléaires quelque part ailleurs.
Question: Et les armes conventionnelles?
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne les armes conventionnelles de la Fédération de Russie, y compris les armes navales et aéronautiques, l'aviation stratégique…
Question: La question du Venezuela sur les bases militaires.
Sergueï Lavrov: Je parle des forces conventionnelles. Nous sommes intéressés à ce que nos forces armées soient en mesure d'accomplir leur tâche en tout point du globe. Cela concerne les longues campagnes de nos navires de guerre, tout comme les longs vols de notre aviation stratégique. Nous utilisons des aérodromes et des ports, et nous sommes prêts à négocier avec les pays étrangers à propos de l'implantation de bases logistiques. Nos navires et nos avions ont rendu visite au Venezuela et d'autres pays de la région. Nous sommes intéressés à le faire de façon régulière. Mais nous ne voyons pas de nécessité de créer une base proprement dite au sens des bases militaires américaines – des forteresses protégées, équipées de toutes sortes d'armes modernes. Les possibilités de s'arrêter, de faire le plein, de donner quelques jours de repos à l'équipage et de se réapprovisionner existent, et nous allons les élargir.
Question: Un peu plus tôt, vous avez dit que les membres de l'Otan vous avaient contacté à propos de vols de notre aviation longue portée et de campagnes de nos navires, pour déplorer l'absence de mécanismes de coordination. Pouvez-vous dire, qui c'était exactement, à quel niveau, quand cela a eu lieu et quelles sont les perspectives d'une telle coordination?
Sergueï Lavrov: J'ai dit: s'ils nous contactent officiellement.
Question: Pour l'instant, vous n'avez pas eu de demandes?
Sergueï Lavrov: De demandes officielles – non. Mais on pouvait le comprendre dans les conversations. Les conversations portaient, avant tout, sur les vols de l'aviation et sur les exercices militaires dans la zone frontalière entre la Russie et les pays de l'Otan. On n'a pas discuté des navires.
Question: Que pouvez-vous dire de la possibilité d'une alliance militaire entre la Russie et l'Iran? Nous semblons avoir des ennemis communs.
Sergueï Lavrov: Nous avons déjà une alliance militaro-politique: l'Organisation du Traité de sécurité collective. L'Iran a également le statut d'observateur au sein de l'Organisation de coopération de Shanghai qui n'est pas une structure militaire – son but est de lutter contre les menaces communes, y compris le terrorisme. Existe aussi la Structure régionale antiterroriste de l'OCS qui implique à la fois les membres et les observateurs. C'est ce mécanisme, conçu pour lutter contre notre ennemi commun – le terrorisme - dans le cadre duquel nous interagissons bien avec l'Iran.
Question: Imaginez qu'il existe une alliance militaire entre la Russie et l'Iran. En quoi serait-elle pire? Je note que c'est la question la plus populaire parmi nos auditeurs en Iran. Un grand nombre de personnes la posent. Ils disent: avant, il nous semblait que la Russie était peu disposée en faveur de l'Iran, et maintenant, si l'on demande aux gens dans les rues des villes iraniennes ce qu'ils pensent de la Russie, ils diront qu'elle défend les intérêts de l'Iran et aide leur pays.
Sergueï Lavrov: Je suis convaincu que ni nous ni les Iraniens n'avons besoin d'alliance militaire. Nous n'avons reçu aucune proposition de l'Iran à ce sujet. Je crois que cela est totalement irréaliste et inutile.
Question: Je suis désolé de vous interrompre, mais le ministre iranien de la Défense, lors de sa visite à Moscou il y a trois jours, a publiquement proposé de créer une alliance militaro-politique entre l'Inde, la Chine, l'Iran et la Russie.
Sergueï Lavrov: C'est un peu différent. L'Inde, la Chine, l'Iran et la Russie sont réunis dans le cadre de l'OCS, où les membres et les observateurs interagissent activement dans le cadre de la structure antiterroriste et peuvent également interagir dans le cadre des exercices militaires réguliers qui sont principalement de nature antiterroriste ou d'une préparation à la gestion des catastrophes naturelles et d'autres situations d'urgence. Je suis sûr que cela suffit largement pour promouvoir ce genre d'idées. Le ministre iranien de la Défense s'est rendu à Moscou pour participer à la Conférence sur la sécurité qui a réuni quelques dizaines d'autres ministres de la Défense.
Quant à l'attitude des Iraniens à l'égard de la Russie, je crois que c'est juste.
Question: Je voudrais ajouter une chose. Il semble que vous parliez avec beaucoup plus de sympathie de l'alliance avec l'Allemagne qu'avec l'Iran. Cette orientation permanente vers l'Europe n'est-elle pas tombée en désuétude?
Sergueï Lavrov: Je ne parlais pas d'alliance militaro-politique avec l'Allemagne. Je parlais de la coopération pour assurer l'indépendance des actions de l'Union européenne. Voilà ce que j'ai dit.
Question: Excusez-moi.
Sergueï Lavrov: Quant à notre rôle dans les affaires iraniennes, tout le monde le reconnaît. L'accord fixé à Lausanne, qui est maintenant revêtu d'un cadre politique, se fonde sur la notion de réciprocité et de progressivité que nous avons proposée il y a quelques années. Concrètement, il contient des solutions concernant les dimensions du programme nucléaire iranien, maintenu, qui devront encore être fixées sur le papier mais qui sont en principe approuvées, pour ainsi dire, ad referendum. Ces solutions ont été en grande partie proposées par les experts russes. Dans une large mesure, cet accord est basé sur l'expérience de notre coopération avec l'Iran pour le développement de son énergie nucléaire, qui n'a jamais été limité par quoi que ce soit – malgré toutes les sanctions. Cet accord sera bientôt confirmé comme un domaine absolument légitime d'application de nos efforts conjoints avec l'Iran.
Bien sûr, nous allons également développer notre coopération militaro-technique avec l'Iran, notamment par la vente des systèmes S-300. Les restrictions sur les livraisons d'armes à l'Iran imposées par le Conseil de Sécurité de l'Onu, seront levées. Nous avons des perspectives très positives et, donc, nous pourrons accomplir beaucoup de choses dans le domaine militaro-technique.
Question: Vous avez parlé de la non-prolifération des armes de destruction massive. Quelle est la probabilité qu'avec les technologies modernes ces dernières, y compris les armes nucléaires, puissent tomber entre les mains des groupes terroristes ou bien d'États qui soutiennent des groupes terroristes? Dans quelle mesure cette menace a-t-elle augmenté? Ou bien est-elle actuellement minimisée par les grandes puissances?
Sergueï Lavrov: Une telle menace existe. Il y a plusieurs années, lorsque je travaillais à New York en tant que le Représentant permanent de la Russie auprès de l'Onu, nous avons initié une résolution du Conseil de Sécurité de l'Onu qui a été soutenue par les États-Unis et par d'autres membres permanents du Conseil de sécurité – la France, la Grande Bretagne et la Chine. La résolution portait sur l'élaboration au niveau national, mais sous le contrôle international, de mesures et pratiques concrètes qui pourraient minimiser le risque que les matériaux nucléaires et les composants d'armes nucléaires puissent tomber entre les mains d'acteurs non-étatiques. Ce terme couvre les structures terroristes et d'autres groupes criminels. Cette résolution a servi de base pour la création d'un réseau suffisamment efficace d'échange d'informations, de transfert d'expérience et d'introduction des mécanismes qui s'étaient révélés efficaces dans certains pays, dans la pratique d'autres États. Ensuite, comme développement de cette résolution, une initiative russo-américaine globale a été élaborée pour lutter contre le terrorisme nucléaire. C'est un des exemples de la promotion des méthodes, des technologies et des équipements progressistes qui permettent encore, Dieu merci, de prévenir et de détecter les menaces potentielles.
Question: Les risques ne s'accroissent pas?
Sergueï Lavrov: En tout cas, pour l'instant, aucun cas où des composants d'armes nucléaires se seraient retrouvés entre les mains d'organisations non-étatiques n'a été révélé.
Question: On sait que les Américains, notamment le Président américain Barack Obama, ont déjà à plusieurs reprises proposé de nouvelles réductions des arsenaux nucléaires de la Russie et des États-Unis. Quelle est la position de la Russie à cet égard?
Sergueï Lavrov: Vous savez, le concept de "zéro nucléaire" est excessif. Nous n'avons pas simplement fixé le but d'éliminer toutes les armes nucléaires dans le monde. Nous voulions avant tout qu'il soit un endroit plus sûr. Cela signifie que nous devons prendre en compte les nouvelles technologies qui sont apparues et continuent d'apparaître dans les domaines militaire et militaro-technique depuis l'invention de l'arme nucléaire, et certaines d'entre elles affectent la stabilité stratégique et sont, peut-être, plus efficaces en termes de résultat militaire. Par exemple, les États-Unis développent une arme hypersonique qui sera conventionnelle, mais stratégique. Ce programme s'appelle "Frappe nucléaire rapide" (Prompt Global Strike) et a pour objectif d'effectuer une telle frappe en tout point du globe en une heure depuis la prise de décision. Bien sûr, cette arme sera plus "humaine", si vous voulez, car elle permettra la non-répétition des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, et sera inoffensive en termes du rayonnement. Mais du point de vue de l'effet militaire, elle sera plus puissante que l'arme nucléaire.
En outre, il existe un gros problème concernant les projets américains de déployer des armes dans l'espace et d'accomplir les mêmes tâches à partir de là. Nous espérons que ni les armes nucléaires, ni les armes conventionnelles ne seront déployées dans l'espace. La Fédération de Russie et la Chine ont présenté il y a quelques années un projet de traité sur le non-déploiement des armes dans l'espace que tout le monde a soutenu, y compris l'Europe. Les États-Unis n'ont pas soutenu le projet, ils ne veulent pas signer cet accord - ce qui amène certaines réflexions.
En outre, il faut, bien sûr, prendre en compte le facteur du système de défense antimissile. Si l'on imagine un instant que personne n'a d'armes nucléaires, et que les Américains possèdent une arme hypersonique conventionnelle stratégique superpuissante et un système de défense antimissile, cette combinaison s'avère dangereuse. Lorsque quelqu'un a un "bouclier" et une "épée" à la fois, la tentation devient sûrement trop grande.
Le Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICEN) entrera en vigueur seulement s'il est ratifié par une certaine liste d'États repris dans ce texte. Parmi ces pays, figurent, bien évidemment, les États-Unis. Lors de sa première campagne présidentielle déjà, le Président Obama exprimait son intention de ratifier le TICEN, parmi les autres promesses qu'il n'a pas tenues et qu'il ne tiendra pas - comme celle de fermer la base américaine de Guantanamo. Maintenant, les Américains se réfèrent au fait que le Congrès américain ne permet ni la fermeture de la base de Guantanamo, ni la signature du Traité, et donc qu'il faut oublier tous les autres aspects de la stabilité stratégique, sauf les armes nucléaires.
N'oublions pas que dans le domaine des armes conventionnelles, il existe un énorme déséquilibre en faveur de l'Otan. Et si l'on compare les budgets militaires, il n'y a rien à discuter. Par conséquent, de nouvelles réductions des armes stratégiques offensives exigent une approche intégrale qui tiendrait compte de tous les facteurs, y compris les armes stratégiques conventionnelles, les systèmes de défense antimissile, le non-déploiement des armes dans l'espace et un certain nombre d'autres aspects.
Question: Il existe une initiative qui, je vous cite, a été soutenue par le monde entier, y compris l'Europe, sauf les États-Unis. Après-demain, la plupart du monde va célébrer un anniversaire terrible – le centenaire du génocide arménien. Pour l'Arménie, c'est un événement très important auquel seront présents beaucoup d'invités: des leaders d'États, des stars, notamment d'Hollywood. Le Président russe Vladimir Poutine et vous-même vous rendrez en Arménie. Nous recevons beaucoup de questions à ce sujet d'Arménie, de Turquie et d'Azerbaïdjan. Si vous permettez, je vais en poser deux.
Une question d'Azerbaïdjan de Nejad Gadjiev: "Ne pensez-vous pas que la décision de Vladimir Poutine de se rendre à Erevan pour l'anniversaire du génocide arménien puisse altérer les relations entre la Russie et la Turquie, voire avec l'Azerbaïdjan?" Et une question d'Arménie: "Pensez-vous que cette animation de l'opinion publique en rapport avec l'anniversaire du génocide – l'Arménie a même accueilli Kim Kardashian qui est presque plus célèbre aux États-Unis que Barack Obama – puisse contraindre les États-Unis à reconnaître, sous la pression de l'opinion publique, le génocide arménien avec toutes les conséquences que cela implique?"
Sergueï Lavrov: Je ne vais pas spéculer sur ce que les États-Unis pourraient faire. C'est à eux de décider. Chaque pays prend sa décision de manière indépendante. Nous avons pris la nôtre il y a longtemps. Autant que je sache, beaucoup d'autres pays ont fait de même. L'hommage aux victimes de crimes de masse ne peut pas être interprété comme un prétexte pour gâcher les relations tant avec les gouvernements qui travaillent maintenant sur le territoire où ces crimes ont été commis, qu'avec d'autres gouvernements. Voici quelques exemples de réconciliation après la Seconde guerre mondiale: la réconciliation entre la Russie et l'Allemagne, entre la France et l'Allemagne. Il existe un très grand nombre d'autres exemples, surtout en Europe.
Bien sûr, nous plaidons en faveur de la normalisation des relations arméno-turques et de la résolution du conflit du Karabakh pour que les relations arméno-azerbaïdjanaises soient ainsi normalisées. La Russie y consacre beaucoup d'efforts. Il y a quelques années, nous avons soutenu le processus qui avait été initié par Ankara et Erevan, concernant l'élaboration des documents sur l'ouverture des frontières, la reconnaissance mutuelle, le développement de la coopération, etc. Les documents ont été signés mais, malheureusement, ne sont pas entrés en vigueur, puisqu'à cette étape, on n'est pas parvenus à obtenir de ratification de la part de la Turquie. La Russie va contribuer activement à la réalisation de cet objectif.
En ce qui concerne le conflit du Haut-Karabakh, je crois que nous avons fait et continuons à faire probablement plus que quiconque pour trouver des solutions à cette crise très complexe mais qui, en fait, se prête au règlement. Nous travaillons de concert avec les Américains et les Français dans le cadre de la "troïka" de coprésidents du Groupe de Minsk de l'OSCE. Nous communiquons régulièrement avec les ministres des Affaires étrangères de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan. Le Président de la Russie Vladimir Poutine évoque régulièrement ce sujet lors de ses contacts avec les leaders de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan. Il est possible de trouver une base acceptable pour tous pour avancer sur cette question. Nous espérons que les prochains contacts, notamment les rencontres à Erevan et la visite du ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères à Moscou en mai 2015, permettront d'accélérer la résolution de cette question. À notre avis, elle "traîne" déjà trop longtemps.
Question: Concernant le président biélorusse Alexandre Loukachenko et les festivités du 9 mai: il y a un an la presse russe indiquait que le prochain défilé de la Victoire sur la Place rouge serait conjoint, c'est-à-dire réunirait les forces armées russes et biélorusses car les deux pays étaient de très proches alliés. On a l'impression qu'un an après ces publications la Biélorussie a décidé de ne pas "se compromettre" par une amitié aussi étroite avec la Russie, et que le président Loukachenko restera chez lui le 9 mai. A ma connaissance, Minsk organisera son propre défilé alors que nous envisagions d'organiser un défilé conjoint…
Sergueï Lavrov: Des unités des forces armées biélorusses prendront en effet part au défilé du 9 mai sur la Place rouge. Vous pouvez en avoir le cœur net. En ce qui concerne l'absence du président Alexandre Loukachenko à Moscou le 9 mai, l'administration du président russe a déjà commenté cette question. Alexandre Loukachenko sera présent à Moscou le 8 mai et assistera aux événements prévus ce jour-là, mais il reviendra ensuite chez lui pour passer sa propre revue. Des militaires biélorusses, tout comme leurs collègues d'autres pays - et pas seulement des pays de la CEI - participeront à la parade du 9 mai.
Question: Y voyez-vous une "absence symbolique"?
Sergueï Lavrov: Non.
Question: … ou pensez-vous que monsieur Loukachenko nous a échangé contre l'indulgence de l'Europe?
Sergueï Lavrov: Je n'ai pas ce sentiment.
Question: Je voudrais évoquer le cas de Nadejda Savtchenko, qui se trouve dans un centre de détention provisoire en Russie. Elle est une députée du parlement ukrainien et possède donc une certaine immunité. En tant que députée de l'APCE, dont la Russie est également membre, elle bénéficie aussi de certaines conditions d'immunité. Des organisations internationales soulignent régulièrement ce fait. Qui plus est, les accords de Minsk prévoient des échanges de prisonniers et d'otages sur le principe "tous contre tous". Je parle donc plutôt de la composante juridique du cas de Savtchenko, sans toucher les accusations contre cette dernière, qui ont été présentées mais pas encore prouvées conformément à la législation russe.
Sergueï Lavrov: Nadejda Savtchenko est accusée d'un crime très grave: la complicité dans les actions qui ont provoqué la mort de journalistes russes. A mon avis, nous ne pouvons pas suivre l'enquête sur ce crime avec indifférence. En ce qui concerne la facette juridique de l'affaire, il faut noter le facteur suivant: Nadejda Savtchenko a été arrêtée avant sa nomination comme députée du parlement ukrainien et membre de la délégation ukrainienne à l'APCE. C'est le premier fait qu'il faut prendre en considération. Le deuxième réside dans le caractère purement fonctionnel de cette immunité. Autrement dit, elle n'est valable que dans le cas où une personne remplit une fonction désignée - notamment la fonction de député du parlement ukrainien ou de membre de la délégation à l'APCE. Et c'est tout.
En ce qui concerne l'échange de "tous contre tous". Nadejda Satchenko n'est pas une otage: elle a été arrêtée car elle est suspectée de crime. Dans ce cas il faut évoquer une autre partie des accords de Minsk qui parle de l'amnistie pour toutes les personnes impliquées dans les événements dans le sud-est de l'Ukraine. Mais pour amnistier une personne, il faut d'abord organiser un procès et prouver sa culpabilité. Et si le tribunal décidait que Nadejda Savtchenko était innocente, la question ne se poserait plus. Mais s'il la jugeait coupable, Nadejda Savtchenko pourrait faire l'objet de l'amnistie, si j'interprète correctement les accords de Minsk.
Les diplomates ukrainiens ont un accès consulaire à Nadejda Savtchenko. Hier, sa sœur est allée la voir. Des médecins allemands et ukrainiens l'ont plusieurs fois consultée. J'espère que tout le monde tient compte de cet aspect de la situation et que nos partenaires étrangers ne joueront pas sur ce dernier.
Question: Ma question concerne la juridiction internationale en général. On a l'impression que le Conseil de sécurité de l'Onu est une structure absolument impuissante. Il existe beaucoup de conflits d'intérêts entre ses membres permanents, notamment la Russie et les États-Unis. Mêmes les questions les plus importantes sont bloquées. Il s'agit donc d'une impuissance totale. Quelle est donc la position de la Russie concernant une modification possible du fonctionnement du Conseil de sécurité? Les Français évoquent par exemple une limitation du droit de veto…
Sergueï Lavrov: Parlez-vous d'un viagra politique?
Question: Oui! Avez-vous un viagra politique pour le Conseil de sécurité de l'Onu?
Sergueï Lavrov: Je ne suis pas d'accord avec le fait que le Conseil de sécurité est absolument impuissant. Tout cela est mis en avant par des gens qui n'aiment pas par exemple l'utilisation du droit de veto. Quand les Américains empêchent d'adopter une résolution sur le règlement israélo-palestinien ou quand la Russie et la Chine ont bloqué la résolution qui aurait déclenché la guerre en Syrie. Ce sont des positions un peu différentes, n'est-ce pas?
Nous nous sommes prononcés contre la justification d'une guerre après l'exemple tragique de la Libye et de l'Irak, alors que les États-Unis bloquent des résolutions visant à promouvoir un règlement politique aux divergences israélo-palestiniennes. Quoi qu'il en soit, ces deux dernières années le Conseil a adopté plus de résolutions qu'il en a rejeté. Il a approuvé des textes très importants concernant notamment les opérations de paix en République démocratique du Congo, au Mali, en Somalie, en République centrafricaine et au Tchad. Ce sont les crises que tout le monde oublie à cause de l'Ukraine. Il s'agit pourtant des problèmes colossaux d'un continent énorme. La population ne peut pas vivre normalement dans son pays et profiter des richesses naturelles gigantesques de l'Afrique, car elle se trouve constamment en état de conflit intestin. Dans une certaine mesure il s'agit d'une malédiction historique car les colonisateurs avaient tracé les frontières "à la règle", en coupant les groupes ethniques et leurs habitations en deux ou trois parties. Tout cela se fait sentir aujourd'hui: les Hutus, les Tutsis et d'autres ethnies se trouvent dans plusieurs pays différents.
Question: Mais on découpait sans cesse ces territoires, même avant la colonisation.
Sergueï Lavrov: Mais dans ce cas-là on les a coupé en deux pour faire se rejoindre des États différents. La situation s'est donc davantage compliquée.
Quand la lutte pour l'indépendance nationale a mis fin au colonialisme, les leaders africains, très sages, se sont entendus pour ne pas toucher à ces frontières, en créant l'Organisation de l'unité africaine. Aujourd'hui, il est bien sûr très difficile de régler tout ce qui se passe là-bas. Il faut contribuer au règlement de la situation, et le Conseil de sécurité de l'Onu s'en occupe activement.
Je peux citer une autre décision du Conseil de sécurité qui ne relève pas de l'impuissance. Il s'agit de la résolution sur le désarmement chimique de la Syrie. Un mécanisme efficace avait été créé, qui a obtenu le résultat escompté en un an. C'est pourquoi je ne critiquerais pas si sévèrement le Conseil de sécurité. Il a été créé pour que les grandes puissances puissent s'entendre. Si ces dernières ne sont pas en mesure de se mettre d'accord ou si un membre utilise son droit de veto, cela signifie que l'idée en question ne peut pas assurer la coopération des grandes puissances. Cela fait partie de la Charte de l'Onu, il ne faut donc pas se plaindre. L'utilisation du droit de veto est une composante du règlement des crises.
Question: Beaucoup de questions concernent les sanctions. De nombreuses voix critiquent la Russie pour sa réponse trop douce à ces dernières. Certains Occidentaux, pas des Russes, se demandent: "Quand la Russie interdira-t-elle Coca-Cola et McDonald's? Quand les entreprises américaines perdront-elles l'accès au marché russe?"
Est-ce que vous attendez la levée des sanctions en septembre?
Sergueï Lavrov: Vous savez, cette question ne me préoccupe pas vraiment. Je me soucie du caractère général des relations, notamment avec l'Union européenne et les États-Unis. Nous n'avons pas envie de maintenir une crise permanente. Pourquoi ces sanctions ne me préoccupent pas? La raison principale est qu'il nous faut en tout cas développer notre propre production pour la grande majorité des produits - surtout dans le domaine des hautes technologies - liés à la défense du pays. Cela concerne également les aliments: à mon avis, nous sommes tout à fait capables de nous nourrir nous-mêmes. Mais cela ne signifie pas qu'il nous faut renoncer à la diversité assurée par les importations de la part des pays partenaires, notamment si le commerce est équilibré, mutuellement avantageux, et se fonde sur des normes compréhensibles.
J'ai récemment visité un restaurant, dont la carte des fromages indiquait: "Fromages de recettes française et néerlandaise". J'ai demandé où on produisait ces fromages. Ils m'ont répondu: "En France et aux Pays-Bas. Nous l'écrivons comme ça pour que personne ne nous attrape".
Question: Il y a une quarantaine de minutes, la Commission européenne a adressé à Gazprom une plainte antimonopole liée à une violation des règles de concurrence. L'entreprise est aux abois. Est-ce que le ministère russe des Affaires étrangères contribue à la protection des intérêts de Gazprom à l'étranger?
Sergueï Lavrov: Absolument. A mon avis, nous mettons en avant des arguments clairs et compréhensibles: tous les contrats actuels entre Gazprom et ses partenaires ont été conclus conformément à la législation qui était à l'époque en vigueur dans l'Union européenne. Quand l'UE a adopté son troisième paquet énergétique qui exigeait de séparer la production, le transit, la consommation et la distribution de gaz, nous avons constaté des tentatives - et elles continuent - d'introduire de manière rétroactive ces exigences dans des contrats déjà existants. C'est absolument inacceptable, ne serait-ce que du point de vue de notre Accord de partenariat et de coopération avec l'UE de 1994, qui reste toujours en vigueur. Il stipule que les parties s'engagent à ne pas entreprendre d'actions pouvant dégrader le climat d'affaires. Nous avons également passé des accords bilatéraux avec plusieurs pays membres de l'UE, et ces textes interdisent de nuire aux affaires. Nous avons donc des arguments solides. La Commission européenne envisageait depuis longtemps cette enquête antimonopole, elle nous en a informés. Les locaux de Gazprom ont notamment été perquisitionnés.
Question: Vous êtes un homme très raisonnable et comprenez que la règle de la politique internationale actuelle réside dans l'absence de règles. Faites-vous encore confiance aux outils juridiques?
Sergueï Lavrov: J'ai déjà indiqué que ces outils existaient et qu'il fallait s'en servir.
Question: Quelles seront d'après vous les relations entre Gazprom et l'Europe d'ici cinq ans?
Sergueï Lavrov: A mon avis ils arriveront à s'entendre. Je suis certain que les projets évoqués et notamment le Turkish Stream - son nom final n'a pas d'importance - répondent aux intérêts européens. Nous le sentons.
Il y a des contacts entre des responsables russes et des représentants du commissariat européen à l'énergie. Maroš Šefčovič, vice-président de la Commission européenne, s'est entretenu en janvier dernier avec Alexandre Novak, ministre russe de l’Énergie, pour suggérer de poursuivre le dialogue énergétique. Nous y sommes favorables. Il faut s'asseoir à la table des négociations et se mettre d'accord. On n'écrit pas les règles pour ne jamais les changer. On les écrit pour fixer un certain niveau de développement dans tel ou tel domaine.
Je n'ai aucun doute sur le fait que le troisième paquet énergétique soit tout à fait convenable pour développer de nouveaux projets. Mais il ne peut toucher de manière rétroactive tout ce qui a été créé sans ces nouvelles règles.
Question: De nombreux responsables, y compris au sein du gouvernement russe, rappellent souvent les propos du tsar Alexandre III qui disait que la Russie n'avait que deux alliés: son armée et sa flotte. Tout le monde rit et applaudit en oubliant qu'un an après cette déclaration la Russie et la France ont formé l'Entente et que le tsar russe avait salué la Marseillaise lors de la visite du président français. Il est donc évident que la Russie, tout comme l'Angleterre, a ses intérêts mais pas d'alliés permanents.
Dans le contexte actuel de relations gelées de la Russie avec l'Otan, l'Occident et l'Amérique, quels sont les intérêts de Moscou et qui sont ses alliés permanents outre l'armée et la flotte?
Sergueï Lavrov: Vous savez, cette question a été soulevée très souvent. La Russie a des alliés officiels: ce sont les pays de l'Organisation du Traité de sécurité collective. On évoque beaucoup le fait que tous les membres ne suivent pas la même politique. Mais nous n'avons pas une discipline rigide. Nous respectons les nuances de la politique de nos partenaires. L'essentiel est que nous ayons une position et des actions unies concernant la sécurité des pays membres de l'OTSC: il s'agit de l'interaction militaire et technique, de la création des forces collectives visant à répondre à des menaces aussi bien qu'à effectuer des opérations de paix. Ces pays sont nos alliés.
Nous avons également des partenaires véritablement stratégiques: les membres de l'Organisation de coopération de Shanghai et les pays du groupe des BRICS. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de désigner tout le monde comme son allié, comme à l'Otan - tu ne seras un allié qu'après avoir obtenu le statut de membre.
Quelle est la raison de l'échec de notre tentative d'assurer une sécurité égale et indivisible sur la base de l'OSCE? L'absence de garanties juridiques. Les pays membres de l'Otan et notamment les Américains ont dit sans ambages: seuls les membres de l'Alliance peuvent obtenir des garanties juridiques de leur sécurité. Il s'agit d'une provocation qui signifie qu'ils appellent tout le monde à renoncer à d'autres partenaires et à rejoindre l'Alliance. Il s'agit du mouvement à l'est des lignes de démarcation que tout le monde a promis d'effacer après la fin de la guerre froide.
Le terme même d'"allié" est aujourd'hui tout un dilemme: "Soit tu es avec nous, soit tu es contre nous". C'est injuste. A notre avis il faut développer les relations avec tous ceux qui y sont prêts sur la base du respect mutuel et de l'équilibre d'intérêts.
Question: On dit que les événements en Ukraine, en Crimée et la situation actuelle dans le sud-est de l'Ukraine provoquent de la nervosité chez nos proches alliés historiques. Je parle de l'espace postsoviétique.
Cela ne concerne certainement les pays baltes, car il est absolument inutile d'examiner cette schizophrénie et ces déclarations incessantes concernant des projets fantaisistes de la Russie de les attaquer. Nous parlons de la nervosité du Kazakhstan où il y a également beaucoup de Russes. Est-ce que ce sentiment existe en réalité? Est-ce qu'on comprend la Russie? Vous parlez avec eux…
Sergueï Lavrov: Ils nous comprennent. Même si vous considérez la Crimée comme une raison d'inquiétude, le président russe Vladimir Poutine a encore une fois et de manière très détaillée expliqué la situation dans le documentaire Crimée. Retour à la Patrie d'Andreï Kondrachov. Le président n'a pris cette décision qu'après avoir compris le caractère des nouvelles autorités ukrainiennes et la nature de l'arrivée au pouvoir de ces gens, qui ont écrasé toutes les garanties et promesses des pays occidentaux inscrites dans le texte du 21 février 2014, lancé des appels à nettoyer la Crimée des Russes.
Je vous rappellerai encore une fois l'interview du président américain Barack Obama à CNN à la fin de l'année dernière. Il a fait éloge de sa vision, mais ses propos ont repris un caractère personnel: il s'est comparé à Vladimir Poutine. Sa vexation était parfaitement visible. Piqué, il a dit: tout le monde affirmait que Poutine était si sage, si visionnaire, qu'il avait pris le pas sur tous… mais nous avons tellement serré la vis à son économie qu'elle est actuellement en ruines. Il était fier d'avoir "ruiné l'économie russe". Nous, les Américains, avons travaillé comme brokers de transition du pouvoir lors de toute la période précédant la crise, alors que Vladimir Poutine a dû improviser avec la Crimée, a-t-il dit pour justifier sa politique et souligner notre stratégie à courte vue. Mais il s'agit d'une remarque à la Freud. Obama a de fait avoué que le Président russe avait raison et qu'il disait la vérité en évoquant les raisons de sa décision.
Question: Cela ne concerne pas vraiment Obama. Nous connaissons très bien ces arguments. Mais qu'en est-il avec le Kazakhstan ou la Biélorussie? Est-ce que Noursoultan Nazarbaïev le comprend? Y compris ce dont parle le président Poutine?
Sergueï Lavrov: Je vous assure que nos voisins le comprennent parfaitement. Expliquez cela à votre professeure du New Hampshire (à Margarita Simonian).
Question: Dieux merci, elle n'était pas prof d'histoire ou de politique, mais quand même…
Question: A mon avis, outre l'armée et la flotte, il y a également l'économie, des pays attractifs qui attirent tout le monde. Dans The Rise and Fall of the Great Powers de Paul Kennedy, il identifie des pays qui attirent et des pays qui repoussent. Est-il difficile d'être le ministre des Affaires étrangères d'une Russie faible, qui ne cesse toujours de s'affaiblir?
Sergueï Lavrov: Je n'ai pas remarqué que quelqu'un me considérait moi ou la Russie comme repoussants. Je suis absolument d'accord avec vous pour dire que l'économie est le fondement principal. Toutes les actions de l’État doivent viser l'amélioration de la vie des gens, ce qui est tout à fait impossible sans économie.
Cela concerne notamment cette nécessité de "remplir le vide". Il s'agit des ressources de la Sibérie et de l'Extrême-Orient qui il faut sans doute développer. L'essentiel est la diversification - le président Poutine l'a évoqué plus d'une fois. La dépendance pétrogazière nous empêche de progresser.
Question: A vrai dire, c'est une flatterie voilée à votre égard. Je veux dire que toute erreur peut coûter très cher aux pays faibles ou fragilisés. Les Américains peuvent faire tout ce qu'ils veulent, commettre n'importe quelle faute, car cela leur importe peu: tout le monde les écoutera de toute façon. Ils peuvent être en retard dans le processus de paix en Corée du Nord pour ensuite repousser tout le monde et prendre la position de leader. Mais vous n'avez pas le droit à l'erreur. Est-ce difficile?
Sergueï Lavrov: Je ne peux pas donner juger moi-même mon travail. A mon avis, personne n'est à l'abri des erreurs, à n'importe quelle fonction. C'est pourquoi je tiendrai en premier lieu compte de l'opinion des citoyens russes.
Question: Le monde a-t-il besoin d'un "gendarme"? Ou d'un groupe de "gendarmes"? Nous assistons à l'escalade de conflits intérieurs et interétatiques. Vous avez déjà évoqué l'Afrique, la Rwanda. 800 000 personnes ont été tuées avec des pioches, pas avec des missiles. Et personne n'est intervenu, même le Conseil de sécurité de l'Onu. Ce dernier fait traîner les choses en longueur. Je reviens à ma question. Faut-il remettre de l'ordre? Ou les laisser se couper la gorge car nous avons notre propre zone d'intérêts?
Sergueï Lavrov: J'ai déjà évoqué des exemples de résolutions et de décisions du Conseil de sécurité de l'Onu. Ces dernières années les institutions internationales ont organisé énormément d'opérations de paix en Afrique, y compris en République démocratique du Congo. Il existe des unités spéciales destinées à supprimer par la force les extrémistes. L'utilisation de la force a ses règles, mais c'est une avancée très importante. Cette attention accrue envers l'Afrique s'explique principalement par les leçons de la tragédie au Rwanda. Elle date de très longtemps, de l'époque où je travaillais à New York.
En ce qui concerne le "gendarme", vous savez, la Charte de l'Onu comprend le terme "forces armées de l'Onu". Les pères-fondateurs de l'organisation estimaient qu'elle devait disposer de ses propres forces au lieu de travailler avec des coalitions que quelqu'un créait en contournant les Nations unies. Les forces armées de l'Onu se trouvent au Liban, sur le plateau du Golan. Mais on ménage ces forces, qui sont des forces de paix. Ainsi il y a dans la région certains accords dont le respect est assuré par ces forces. Elles n'ont pas de statut de gendarme, ni de mandat pour réprimer ceux qui recourent à la force.
Question: Voulez-vous l'entrée de ces troupes en Ukraine?
Sergueï Lavrov: Non.
Question: Pourquoi?
Sergueï Lavrov: Parce que toutes les propositions et les actions de Kiev semblent aujourd'hui viser à scinder le pays, à étouffer les républiques de Donetsk et de Lougansk ou à les pousser hors de l’État ukrainien. Cela s'explique par le blocus économique, la suspension des programmes sociaux et l'absence déclarée de volonté de parler avec les gens qui ont signé les accords de Minsk pour Donetsk et Lougansk. Kiev souligne qu'il ne parlera qu'à leurs successeurs.
L'arrivée des forces de paix de l'Onu signifierait celles de blindés et de tranchées. Ce qui constituerait une division physique d'une partie du pays. Je ne sais pas à quoi cela pourrait servir. Peut-être cela pourrait détourner l'attention des tentatives de Kiev de défigurer et de dénaturer les accords de Minsk. Le respect de ces derniers doit être assuré par l'OSCE, dont le rôle a été détaillé dans un texte rédigé après 17 heures de négociations. A Minsk personne n'a même évoqué des forces de paix de l'Onu ou de l'UE.
Question: Une minute avant la fin de l'émission je vais vous poser une question que soulèvent beaucoup de Russes. Beaucoup de gens dans le pays vous aiment pour votre colère intérieure, dans le sens positif du terme. Mon histoire préférée est que vous auriez dit à David Miliband, ministre britannique des Affaires étrangères à l'époque, la phrase suivante: "Qui es-tu pour me donner des leçons?" Est-ce vrai?
Sergueï Lavrov: Je lui ai en effet dit de ne pas me donner de leçons, mais j'ai notamment cité un collègue qui était arrivé la veille de Tbilissi - c'était le 12 août 2008 - et m'avait dit: "Salut, je viens d'arriver de Tbilissi. Saakachvili est un fou". Et David Miliband tentait de me persuader qu'il fallait négocier avec Mikhaïl Saakachvili.