Réponses de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, aux questions de l'émission "L'Heure du dimanche" (Voskresnoe Vremia) sur la chaîne Perviy Kanal, Moscou, 30 janvier 202
Question: Le 1er février marquera les 30 ans de la signature de la déclaration de Camp David par les présidents Boris Eltsine et George H. W. Bush. Elle contenait les termes incroyables selon lesquels la Russie et les États-Unis ne se considéraient plus comme des adversaires potentiels. Au contraire, à l'avenir tout allait se passer sur la base de l'amitié entre les deux pays. À ce que je sache, vous faisiez partie de la délégation de 1992. Tout s'est-il déroulé sous vos yeux? Quelles étaient vos impressions à l'époque? Semblait-il que désormais, nous allions être amis?
Sergueï Lavrov: Cette question se rapporte à la situation qui a fait suite à l'effondrement de l'URSS et à l'établissement d'une nouvelle structure étatique russe. C'était littéralement un mois et demi après les accords de Belovej et un mois (et des poussières) après l'annonce à Almaty de la création de la Communauté des États indépendants.
À cette époque, les relations semblaient absolument parfaites. Par la suite, elles ont été caractérisées par le discours du Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine au Congrès américain, exprimant de la gratitude pour le soutien à la démocratie russe. Bien évidemment, c'était un effet d'euphorie. Ceux qui déterminaient la politique étrangère pensaient que tous les problèmes seraient réglés automatiquement, car la Russie rejoindrait le monde "civilisé", la culture occidentale, l'architecture de sécurité et bénéficierait d'un grand soutien dans divers secteurs.
Le Président russe Vladimir Poutine l'a commenté plusieurs fois, notamment lors de ses derniers discours devant les Collèges élargis du Ministère des Affaires étrangères et du Ministère de la Défense, ainsi qu'en conférence de presse. Il disait qu'à l'époque tout le monde avait cru que désormais tout irait bien chez nous. L'Occident était convaincu que la Russie suivrait dorénavant une ligne reflétant ses intérêts. Cela a duré pendant assez longtemps dans les années 1990. Au début des années 2000, la Russie a rétabli sa conscience historique et nationale. L'Occident a commencé à le pointer du doigt et à reprocher à la Russie de s'écarter des "principes démocratiques". Le tournant a été marqué par le discours de Munich de Vladimir Poutine en 2007.
Les revues scientifiques et politiques (Foreign Policy, Foreign Affairs et en particulier National Interest et Ted Galen Carpenter) ont fait une série de publications où des auteurs connus attiraient l'attention sur la déclaration de la Russie en 2007 selon laquelle elle en avait "gros sur le cœur" et sur la déception grandissante vis-à-vis de l'attitude de l'Occident envers ses intérêts. Ils parlent directement du fait que Vladimir Poutine n'a pas été entendu à l'époque.
Aujourd'hui, nous avons de sérieux problèmes précisément parce que l'Occident s'est comporté de manière malhonnête et insouciante envers les intérêts russes. La situation aurait pu être différente, mais l'histoire ne connaît pas le conditionnel. Nous avons gagné en sagesse. On dit qu'on apprend de ses erreurs. Maintenant, nous savons ce que vaut la parole de l'Occident. Nous exigerons des affirmations, des engagements politiques sur le papier, mais aussi des garanties juridiquement contraignantes qui garantiraient la sécurité sur tout le continent européen avec une prise en compte à part entière et équitable des intérêts de la Fédération de Russie.
Question: En revoyant les événements de l'époque, qui avaient suscité une certaine euphorie, l'expansion de l'Otan qui a suivi, et en regardant nos relations aujourd'hui, peut-on parler d'un tournant global vers une nouvelle confrontation? Ou en réalité la ligne de Washington n'a pas particulièrement changé et aucune amitié n'était jamais supposée (et encore moins une alliance)?
Sergueï Lavrov: Washington est pragmatique dans ses actions sur la scène internationale, parfois utilitaire. Quand quelque chose ne semble pas, pour les États-Unis, dans leur intérêt, ils peuvent trahir dans une certaine mesure ceux avec qui ils étaient amis, coopéraient et qui assuraient leurs positions dans différentes régions du monde. Souvenez-vous de l'ancien Président égyptien Hosni Moubarak. Washington n'a pas bougé le petit doigt quand il a été arrêté. Alors qu'il ne fuyait nulle part, qu'il était resté en Égypte après sa démission. Il a été emmené au tribunal dans une cage. Regardez ce qui s'est produit en Afghanistan. Il y a de nombreux exemples où les Américains étaient guidés uniquement par leurs intérêts pragmatiques (égoïstes, dans le langage populaire).
Nous ne nous faisons pas d'illusions. Nous voulons des relations bonnes, égales, équitables et dans le respect mutuel avec les États-Unis, comme avec tout autre pays. C'est ce que le Président russe Vladimir Poutine a déclaré au Président américain Joe Biden, qui a confirmé cette disposition pendant leur rencontre à Genève en juin 2021. Aux États-Unis, la politique est déterminée par plusieurs acteurs. C'est un système compliqué qui rend souvent des questions primordiales de sécurité et de stabilité mondiales otage de jeux entre les partis, des intérêts d'un sénateur de tel ou tel État. Toute loi peut comporter des amendements qui n'ont pas de rapport avec l'affaire. Ils sont habitués à vivre ainsi. Mais cela ne rend pas la situation plus simple pour les autres. Des élections sont organisées aux États-Unis tous les deux ans. Même en automne 2021, ils disaient que leur principal objectif était de se préparer pour la campagne de l'automne 2022, pour les élections. Tous les deux ans s'y déroulent des événements importants pour l'avenir des États-Unis. Sur la scène internationale ils disent qu'il faut tenir compte de ce facteur. C'est la vie.
Nous avons également nos propres intérêts, nos facteurs, notre vie. Tout le monde en a une. Après une expérience amère, nous ne voulons pas rester dans une situation où l'on porte constamment atteinte à notre sécurité.
Aujourd'hui, le thème le plus populaire est de savoir si les membres de l'Otan (et les pays qui veulent y adhérer) ont le droit de prendre des décisions sans se concerter avec qui que ce soit dans la région euro-atlantique. Des revues scientifiques américaines réputées ont publié une série d'articles portant notamment sur cet aspect. L'un des auteurs cite l'article 10 du Traité de Washington sur la création de l'Otan. Cet article prévoit la possibilité d'élargir l'Alliance à d'autres États européens, par accord unanime de ses membres, qui répondent aux principes de ce Traité et peuvent contribuer au renforcement de la sécurité de l'Alliance. Voilà de quoi il y est question. Ils n'ont pas simplement le droit d'inviter n'importe qui, il faut voir dans quelle mesure cela contribue à la sécurité de l'Alliance. Ils ont accueilli des pays avec la population desquels nous avons de bonnes relations - le Monténégro, la Macédoine. Les auteurs américains se demandent: comment cela a-t-il renforcé la sécurité de l'Otan? Quelle contribution apportent ces pays à la sécurité de l'Alliance compte tenu de leur ligne militaire et militaro-technique?
La réponse reçue de Bruxelles de Jens Stoltenberg déclare fièrement que l'Otan est une Alliance défensive. Difficile de la qualifier de défensive. Il ne faut pas oublier que pendant presque trois mois ils ont bombardé la Yougoslavie, ils ont envahi la Libye en transgressant une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, et comment ils se sont comportés en Afghanistan.
Même en reconnaissant que c'est une alliance défensive. Pendant la Guerre froide et à l'époque du mur de Berlin il était clair quel territoire il fallait défendre. Après la chute du mur, nous avons proclamé dans le cadre de l'OSCE l'amitié éternelle, la sécurité indivisible, la solidarité, nous sommes convenus que personne ne devait renforcer sa sécurité au détriment des autres - mais ils ont continué d'accueillir d'autres pays (cinq vagues d'élargissement).
Il s'avère à chaque fois que la ligne qu'ils doivent défendre se déplace de plus en plus vers l'Est. Elle se situe maintenant près de l'Ukraine. Ils veulent également y aspirer ce pays. Même si tout le monde comprend que l'Ukraine n'est pas prête et n'apportera aucun renforcement à la sécurité de l'Otan. Cela saperait réellement les relations avec la Fédération de Russie parce que ce serait une grossière violation de l'engagement politique officiel pris par les présidents américains et d'autres pays membres de l'Alliance. Qu'ils se rassurent en disant qu'elle est "défensive". Cela ne simplifie pas pour autant les choses pour nous. La ligne de "défense" est à proximité immédiate de nos frontières maintenant.
Aujourd'hui, au niveau du Ministère des Affaires étrangères, nous envoyons une requête officielle à nos collègues des pays de l'Alliance et de l'OSCE en exigeant instamment d'expliquer comment ils ont l'intention de tenir l'engagement de ne pas renforcer leur sécurité au détriment de la sécurité des autres. S'ils n'en ont pas l'intention, il faut expliquer pourquoi. Ce sera une question clé dans la détermination de nos propositions à venir, dont nous rendrons compte au Président russe Vladimir Poutine.