Interview du ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie Sergueï Lavrov à l'émission "Grand jeu" à la chaîne "Pervy Kanal", Moscou, 10 mars 2023
Question: Je commencerai par une question portant sur une actualité récente. La situation à Tbilissi : le gouvernement a de fait satisfait toutes les demandes des manifestants, sans conditions restrictives, sans aucune concession de la part des manifestants. Néanmoins, nous entendons dire que les manifestations se poursuivront. Les revendications des manifestants ne font qu'augmenter. Cela commence à ressembler au Maïdan de Kiev de 2014. Que se passe-t-il ? Et jusqu'où cela pourrait-il aller, selon vous ?
Sergueï Lavrov: Cela ressemble beaucoup au Maïdan à Kiev. Il ne fait aucun doute que la loi sur l'enregistrement des organisations non gouvernementales recevant un financement étranger à hauteur de 20 % de leur budget n'était qu'un prétexte pour entreprendre une tentative de changement de pouvoir par la force.
Si nous prenons la loi elle-même et la comparons (comme l'ont fait de nombreux analystes politiques ces derniers jours, lorsque des émeutes ont commencé à Tbilissi), elle "pâlit" auprès de la façon de réglementer les organisations à but non lucratif aux États-Unis, en France, en Inde et en Israël. Ces informations se trouvent facilement.
Aux États-Unis, la violation d'une loi similaire est passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 250 000 dollars et d'une peine de prison jusqu'à 5 ans dans le cadre de poursuites pénales. En Géorgie, les montants sont nettement inférieurs : environ 9 000 USD et aucune poursuite pénale.
Malgré le fait qu'un certain nombre de pays européens aient des normes beaucoup plus sévères en la matière, le Haut représentant de l'UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a déclaré sans sourciller que la loi promue par les Géorgiens (le parti au pouvoir Rêve géorgien) était contraire aux valeurs européennes et faisait obstacle à l'adhésion de la Géorgie à l'Union européenne. L'hypocrisie est évidente.
Le gouvernement, la coalition au pouvoir, les partis au pouvoir ont annoncé qu'ils retiraient finalement cette loi (comme je l'ai entendu) et qu'ils libéraient environ 170 instigateurs d'émeutes arrêtés. Et ce, en dépit du fait qu'il existe des preuves vidéo de la violence dont ces derniers ont fait preuve. Il s'agit d'une violation de toutes les normes démocratiques et ils méritent d'être poursuivis. Néanmoins, le gouvernement les a relâchés. Et l'opposition, sans aucun répit, a dit : "Non, vous n'avez répondu qu’à notre première demande, alors maintenant démissionnez".
La position de l'Occident, notamment celle du Département d'Etat américain qui, sur un ton pathétique, déclare inacceptable une telle attitude à l'égard de la société civile, fait sourire. Ce sont précisément les "règles" dont parle l'Occident. Nous parlons du droit international et lui, il parle des "règles" sur lesquelles l'ordre mondial devrait être fondé. En Géorgie, l'opposition est non seulement autorisée mais obligée de faire ce qu'elle veut, alors qu'en Moldavie, les manifestations contre le gouvernement actuel sont condamnées. Parce que l'opposition en Géorgie reflète les intérêts de l'Occident, tandis que l'opposition en Moldavie reflète d'autres intérêts, et les intérêts de l'Occident y sont représentés par le gouvernement et le président du pays.
Deux mouvements de protestation similaires se déroulent littéralement sous nos yeux. Les manifestations à Tbilissi sont loin d'être pacifiques. Comme vous avez pu le constater, les manifestants ont renversé des voitures, utilisé du gaz lacrymogène et des bombes fumigènes. Je ne me souviens pas d'une telle chose à Chisinau. Même si l’action est similaire, l'attitude est fondamentalement différente. Il me semble que tous les pays qui entourent la Fédération de Russie devraient tirer des conclusions sur le danger que représente le cap sur l’inclusion dans la zone de responsabilité, d'intérêt des États-Unis. Cette zone s'étend désormais au monde entier. Nous en avons déjà parlé. Ce n'est pas un hasard si, lorsque les États-Unis et leurs alliés de l'OTAN commentent les événements en Ukraine et notre opération militaire spéciale, ils exigent une défaite stratégique de la Fédération de Russie sur le champ de bataille, reconnaissant explicitement qu'il s'agit d'un conflit existentiel. De son issue dépendent les intérêts de l'Occident en matière de la sécurité mondiale, les perspectives de son hégémonie avec les États-Unis à sa tête et les perspectives de sa domination dans les affaires mondiales.
Question: Il me semble que ce qui se passe à Tbilissi est aussi similaire aux événements à Kiev en 2014 sur un autre point. À Kiev, il y avait un gouvernement dirigé par le président Ianoukovitch qui, contrairement aux accusations portées contre lui, n'était en rien un allié de la Russie. Ils avaient annoncé leur volonté de s'associer à l'Union européenne et de suivre la voie européenne. Ne pensez-vous pas que c'est comme être à moitié enceinte ? Que les pays, les gouvernements de l'espace post-soviétique, qui ont choisi cette voie vers l'"espace transatlantique", ont ainsi de fait renoncé à une grande partie de leur souveraineté. Il leur était difficile de se défendre et ils ont eux-mêmes limité la capacité de la Russie à leur venir en aide.
Sergueï Lavrov: Sans aucun doute. Je commencerai même par 2004 et non par le Maïdan de 2014. En 2004, il y avait aussi des problèmes électoraux en Ukraine. À l'époque également, les forces qu’on peut qualifier de pro-russes s'opposaient à ceux sur lesquels l'Occident misait.
Je me souviens très bien de la façon dont les représentants officiels de l'Union européenne et les ministres des Affaires étrangères de ces pays exhortaient publiquement les électeurs ukrainiens à décider avec qui ils voulaient être : la Russie ou l'Europe. La rhétorique du "l’un ou l’autre" se faisait entendre depuis 2004, lorsque nos relations avec l'Union européenne étaient presque impeccables et toute une série d’initiatives commençait à prendre forme : des projets d'espaces communs ont été esquissés, l'intégration sociale et économique a été sérieusement discutée, des accords sur la facilitation et la suppression ultérieure du régime de visas, un espace commun de sécurité et de développement économique de la Manche à Vladivostok, etc.
La philosophie "avec nous ou avec la Russie" a été cultivée par l'Union européenne depuis la disparition de l'Union soviétique et la situation géopolitique qui en a suivi. Le président russe Vladimir Poutine en a parlé à plusieurs reprises lors de ses entretiens et interviews. En 2013, l'Ukraine a été à deux pas de signer un accord d’association avec l'UE. À l'époque, on ne nous a pas tenus informés du cours des négociations, malgré la grande quantité d'échanges commerciaux, d'investissements et d'autres liens économiques que la Russie entretenait avec l'Ukraine. Nos amis ukrainiens, le gouvernement de Ianoukovitch, n'étaient pas du tout pro-ukrainiens. Ils cherchaient à établir des relations associatives étroites avec l'UE.
Question : Ils étaient encore moins pro-russes.
Sergueï Lavrov : Oui, certes. Ils négociaient avec l'UE sans nous en informer. Nous savions qu'il y avait des négociations en cours. Mais nos demandes polies et délicates de partager leurs évaluations ont été ignorées. La Russie ne voulait pas "mettre des bâtons dans les roues", donner sa "permission" ou assumer le rôle d'"hégémon". Le fait est que ces négociations portaient sur des questions relevant de nos relations avec l'Ukraine déjà réglementées par d'autres formats, notamment celui la CEI, dans le cadre de laquelle un accord de libre-échange était en vigueur.
Nous avons posé des questions. Si vous annulez (comme le disait la presse) tous les droits de douane dans vos échanges avec l'UE alors que vous n'en avez pas non plus avec nous, il y a un problème. Nous n'avons pas de droits de douane nuls avec l'UE, bien au contraire, nous avons des droits de douane protecteurs très importants que nous avons "marchandés" pendant dix-sept longues années dans le cadre des négociations d'adhésion à l'OMC.
Le président Ianoukovitch et ses collaborateurs ont fini par comprendre que cela pouvait poser problème et que si aucune mesure n'était prise, la Russie fermerait tout simplement la frontière avec l'Ukraine aux importations en franchise de droits pour empêcher un flux en provenance de l'UE, dont nous sommes protégés par le cadre de l'OMC. Alors, pendant le sommet du Partenariat oriental à l'automne 2013, Ianoukovitch a demandé de reporter la signature de cet accord.
Auparavant, nous avions préconisé des consultations d'experts dans le triple format Russie-Ukraine-Commission européenne pour mettre sur la table nos régimes commerciaux existants avec l'Ukraine et l'UE et ce que Bruxelles et Kiev envisagent de signer. Le président de la Commission européenne, M. Barroso, a alors déclaré avec arrogance que cela ne nous concernait pas, que l'UE ne se mêlait pas, disons, du commerce russo-canadien, et a refusé d'organiser une réunion d'experts.
Ayant pris conscience de la gravité des conséquences commerciales et économiques négatives de la signature d'un accord d'association avec l'UE sans accord de la Russie ni de la zone de libre-échange de la CEI, M. Ianoukovitch a demandé, lors du sommet du Partenariat oriental, que le processus soit reporté. C'est ce qui a déclenché le Maïdan.
Question : Je me souviens de l'indignation des dirigeants lituaniens : "Comment pouvons-nous discuter avec Ianoukovitch malgré tous ses défauts ? Et lui, il se comporte très mal.
Sergueï Lavrov : Comment on l'a admis dans la "bonne société ".
Question : Exactement.
Regardons le conflit en Ukraine. Aujourd'hui, du point de vue de "l'Occident collectif", sa position sur l'Ukraine est une évidence. Inutile de vous dire qu'elle va à l'encontre de la tradition diplomatique américaine. Le premier président américain, J. Washington, a catégoriquement mis en garde les États-Unis contre toute implication dans des conflits européens qui ne seraient pas directement liés aux intérêts américains. De nombreux autres présidents américains ont dit la même chose.
Laissons de côté la question de savoir qui a raison dans le conflit ukrainien. Il est clair qu'il s'agit d'un problème existentiel pour la Russie. Pourquoi l'"Occident collectif" s’indigne et se cabre-t-il à ce point ? Y avait-il vraiment quelque chose en Ukraine qui était très important pour l'Occident, ou ont-ils attendu un prétexte pour sauter à la gorge de la Russie, qui est devenue une cible commode pour déployer une telle fureur et une telle unité ?
Sergueï Lavrov : Je pense qu’il y a les deux. Ils attendaient un prétexte pour sauter à la gorge de la Russie et le bon moment pour le faire. La Russie a commencé à être perçue comme un acteur trop indépendant. Nous gagnions en puissance économique, sans être aussi puissants que la Chine ou l'Inde, mais nous restions parmi les principales économies. Nous avons une position morale et politique solide sur la scène internationale. Nous nous exprimons sur des questions qui sont essentielles pour les pays en développement, et ceci d’une position de justice et en critiquant le système que l'Occident veut maintenir dans l'ère post-coloniale, en suivant toujours le même principe de vouloir vivre aux dépens des autres.
Je n'ai pas répondu à la question précédente concernant la Géorgie. Les événements en Géorgie sont orchestrés de l'extérieur et sont de même nature. Il s'agit d'une volonté de créer un facteur irritant aux frontières de la Russie, et ceci dans un pays où le gouvernement actuel (tout comme le gouvernement ukrainien de Viktor Ianoukovitch en 2013) pense avant tout aux intérêts économiques de son État et refuse de s'associer aux sanctions antirusses. Leur motivation là-dedans n’est pas le fait qu'ils sont des politiciens prorusses, mais le fait que les relations économiques et commerciales avec la Fédération de Russie (approvisionnement en gaz, contre-approvisionnement en vin, cognac, Borjomi, produits agricoles) représentent la part du lion des revenus au budget du commerce extérieur géorgien. Ils ne veulent pas y renoncer, alors qu’on essaie de les forcer à sacrifier leurs intérêts nationaux. Les deux gouvernements n'étaient pas du tout prorusses, mais ils pensaient à eux-mêmes, pas aux ordres qu’on leur donnait.
J’ai déjà évoqué la façon des Américains de convaincre les autres : "Vous devez faire ça et ça ". À la question "Et qu’est-ce qu’on obtient en retour ?", ils répondent le plus souvent : "En retour, vous ne serez pas punis ". Je ne vois aucun échange égal et mutuellement bénéfique, aucun accord réciproque.
La Russie a en effet été déclarée menace existentielle et immédiate qui doit être surmontée dans les plus brefs délais. La menace suivante – pour le moment formulée comme "un défi permanent et à long terme pour l'Occident dans le monde" – c’est la Chine. La Fédération de Russie a jusqu'à présent été prioritaire dans les plans, la rhétorique et les actions de l'Occident. Parallèlement, les guerres de sanctions contre la Chine ont commencé, notamment l'interdiction de l'accès de la Chine à tous les matériaux et technologies qui pourraient aider Pékin à effectuer des percées techniques (semi-conducteurs, puces électroniques, etc.). Vous le savez. Il est certain que la pression des sanctions sur la Chine ne fera que s'accroître. C'est pratiquement annoncé.
Question : Le président Xi Jinping vient d'être réélu pour un troisième mandat à Pékin. Jusqu'à récemment, Washington espérait que la Chine commencerait d'une manière ou d'une autre à adopter une approche plus positive à l'égard des États-Unis et qu'elle serait plus réceptive à la pression exercée par les États-Unis sur la Russie. La nomination d'un ancien ambassadeur chinois à Washington au poste de ministre des Affaires étrangères de la Chine a été perçue comme un signe de la nouvelle réceptivité de la Chine aux arguments des États-Unis.
Je regarde ce que les dirigeants chinois disent et écrivent dans la presse chinoise ces jours-ci. Tout semble dire le contraire. Avez-vous l'impression que le fait que les États-Unis fassent pression sur la Chine et, comme vous l'avez dit, expliquent à Pékin comment celui-ci doit se comporter "selon les prescriptions américaines" et comment, dans le cas contraire, il aura "un prix élevé à payer", sans pourtant fournir d'incitations – a l'effet inverse et que la Chine, même si elle n’y était pas particulièrement disposée, a commencé à s'engager davantage dans un soutien plus étroit de la Russie ?
Sergueï Lavrov : Les Américains sont en principe très doués pour se mettre à dos les autres. Ils ont de nombreuses façons de le faire. La principale consiste probablement à utiliser des méthodes qui ne peuvent être qualifiées de diplomatiques. Il s'agit en fait d'une forme de diktat, d'exigences. Je me suis entretenu avec le nouveau ministre chinois des Affaires étrangères, Qin Gang. Nous nous sommes rencontrés en marge des événements ministériels du G20 à New Delhi. J'ai vu dans ses remarques la continuité de la politique étrangère chinoise. Quelques jours auparavant, le 22 février, son prédécesseur Wang Yi, actuellement membre du Bureau politique du Comité central du PCC et directeur du Bureau central de la Commission des Affaires étrangères, s'était rendu en Russie. Dans ses contacts à Moscou avec moi-même et avec le secrétaire du Conseil de sécurité de la Russie Nikolaï Patrouchev, ainsi que lors sa réception par le Président russe Vladimir Poutine, il a également réaffirmé clairement la continuité des dirigeants chinois après le dernier congrès du parti communiste chinois en ce qui concerne leur cap vers la coordination, la coopération avec la Russie, la mise en œuvre de projets bilatéraux prometteurs et un comportement commun responsable sur la scène internationale, où nous sommes bien conscients du rôle déterminant de la Russie et de la Chine pour assurer la stabilité de la situation.
Quant aux prévisions selon lesquelles un ambassadeur qui a travaillé dans un pays et puis a été nommé ministre des Affaires étrangères dans son pays d'origine, aurait une attitude favorable, voir partiale (dans un sens positif) à l'égard des relations avec ce pays dans l’avenir – je suppose que cela peut arriver, à condition que les bonnes manières soient de mise.
L'ambassadeur russe à Washington, Anatoli Antonov, que vous connaissez bien, a d'énormes problèmes de contacts, tant à son niveau personnel qu'à celui de ses employés. Ce n’est pas que nous avons envie de rencontrer tous les jours les employés du département d'État américain ou d'autres agences américaines, mais les questions qui se posent ne portent plus sur l'avenir du monde, mais sur la manière très concrète dont les diplomates russes vivent aux États-Unis et les diplomates américains vivent ici, et notamment sur la manière dont Washington durcit les conditions dans lesquelles ils travaillent. Il est difficile de les engager même sur ces questions humanitaires d’ordre général et très claires pour tout le monde.
Je n'ai pas entendu dire que l'ambassadeur chinois Qin Gang voyait toutes les portes s’ouvrir devant lui à Washington. D'après mes informations (cela a été écrit à plusieurs reprises), il a également eu des difficultés au niveau des contacts courants. Je ne lui en ai pas parlé, mais à en juger par ses déclarations lors de nos entretiens et par la conférence de presse qu'il a donnée le jour de l'ouverture de la session ordinaire de l’Assemblée populaire nationale, je n'ai pas constaté de changements dans la voie tracée par les documents bilatéraux sino-russes. L'ensemble de ces documents reste aujourd’hui en vigueur. L'un des plus importants est la déclaration adoptée lors de la visite de Vladimir Poutine à Pékin le 4 février 2022, à l'occasion de l'ouverture des Jeux olympiques, qui a été publiée en tant que document officiel des Nations unies et qui constitue la base de toutes nos actions futures.
Question : Vous avez mentionné une réunion à New Delhi, en marge de laquelle vous avez eu une brève conversation avec le secrétaire d'État américain Antony Blinken.
C'était un épisode intéressant. Le département d'État avait auparavant déclaré catégoriquement que M. Blinken n'allait pas vous rencontrer, ni le ministre chinois des Affaires étrangères, lors de cet événement à New Delhi. J'ai été frappé par le contraste entre la fermeté de leurs déclarations antérieures, selon lesquelles rien n'allait se passer, et le fait qu'ils avaient manifesté de l'intérêt pour organiser cette rencontre. D'un autre côté, s'il y avait un désir de vous parler, pourquoi cela n'aurait-il pas pu se faire dans un format qui aurait permis des conversations vraiment significatives ? Pourquoi pensez-vous que cette réunion a été demandée par la partie américaine ? Qu'est-ce qui s'est passé lors de cette réunion, de votre point de vue, et que pourriez-vous partager avec nous ?
Sergueï Lavrov : Les deux parties ont déjà dit qu'elles avaient discuté de la situation dans le domaine de la stabilité stratégique dans le contexte du Traité sur la réduction et la limitation des armements stratégiques offensifs et de la question ukrainienne. Je n’ai pas donc de secret à révéler concernant ce dont nous avons parlé. Nous n'avons pas discuté d'autre chose que de ces deux sujets.
Question : Contrairement à ce qu'a dit le département d'Etat américain, vous n'avez pas discuté de l'échange de prisonniers ?
Sergueï Lavrov : Nous avons seulement discuté de la stabilité stratégique et de la question ukrainienne. Je ne veux pas entrer dans les détails de cette courte conversation de dix minutes. En principe, tout ce que j'ai entendu est conforme à la position américaine bien connue, déclarée publiquement et soulignée à plusieurs reprises à cet égard. J'ai donné des explications détaillées, notamment en ce qui concerne le Traité sur la réduction et la limitation des armements stratégiques offensifs. La position de la Russie et le caractère forcé de sa décision de suspendre le traité ont été expliqués en détail par le président russe Vladimir Poutine dans son discours devant l'Assemblée fédérale. Je ne saurais dire rien de nouveau sur ce point non plus.
Question : Avez-vous entendu quelque chose de la part du secrétaire d'État américain qui vous laisserait croire que c’était une tentative d'établir au moins un dialogue prudent mais constructif avec la Russie ?
Sergueï Lavrov : Notre conversation a été constructive, sans émotions, nous nous sommes serré la main en nous rencontrant et en nous séparant. C'était une conversation normale. Je ne sais pas dans quelle mesure cela reflète la compréhension par les États-Unis de l'anormalité de la situation, lorsqu'ils ont coupé tous les canaux de dialogue. Mais le fait de se parler de manière civilisée en marge d'un événement n'a jamais été une chose sensationnelle.
Question : S'agissait-il d'une conversation civilisée, sans insolence ?
Sergueï Lavrov : Tout à fait, c'était une conversation civilisée. Cela montre une fois de plus à quel point nous sommes tombés bas dans notre diplomatie multilatérale. Si une réunion naturelle en marge, comme il y en a eu des centaines, devient maintenant une raison de deviner s'il s'agissait d'une percée ou non, s'il y avait un espoir que le dialogue soit rétabli ou non, c'est regrettable et triste. Cette perception psychologique des contacts diplomatiques élémentaires suggère que nous avons rendu notre tâche sérieusement plus difficile en raison de la politique de suppression de toute dissidence que l'Occident a adoptée et n'a pas l'intention d'arrêter.
Dans le même temps, la Russie fait l’objet d’un langage, d’une rhétorique et des actions extrêmement agressifs, principalement sous la forme de sanctions illégales et sans précédent. Elles montrent que l'Occident a vraiment décidé qu'il s'agissait d'une guerre à mort. Cette guerre hybride, qu'il a préparée bien avant l'année dernière, immédiatement après le coup d'État de 2014, est perçue comme "la lutte finale". Plus ou moins. Ils ont leur "Internationale" occidentale. Vous pouvez voir comment l'hymne appelé "International" reflète le désir de l'Occident de ne pas céder un pouce. C'est ce qu'ils disent au moins.
Vous avez entendu les dernières déclarations. Le directeur de la CIA, William Burns, a déclaré hier que la Russie ne semblait pas intéressée à un règlement pacifique. Et M. Zelenski, semble-t-il vraiment intéressé ? Il a de nouveau déclaré, en même temps que W. Burns, qu'il ne s'assiérait jamais à la table des négociations avec Vladimir Poutine. C'est exclu. Il a déclaré une "victoire totale" de l'Ukraine comme la seule possibilité, tout en faisant valoir qu’il avait des alliés dans d'autres formats et c’est avec eux qu’il allait décider de l'avenir de son pays.
Nous disons que nous ne renonçons pas aux négociations non parce que nous les implorons. Nous ne voyons aucune possibilité de négociations à l'heure actuelle. Nous insistons sur ce point face à la vague incessante de déclarations selon lesquelles "il est vraiment dommage que la Russie ne veuille pas négocier". Y a-t-il quelqu'un qui ait lu ce que dit Zelenski ? Y a-t-il quelqu'un qui se souvienne du décret qu'il a signé en septembre 2022 interdisant les négociations ? Et eux, lorsqu’on leur en parle, ils nous regardent avec leurs grands yeux bleus et ne peuvent rien répondre. Cela fait également partie de la guerre psychologique, de cette politique dont nous parlons, qui vise à s'assurer que personne n'ose les contrarier.
Question : Il y a une guerre hybride, il y a une guerre, comme vous l'avez dit (si j'ai bien compris), qui est presque devenue une vraie guerre, et puis il y a une vraie guerre. Je ne fais même pas référence à ce qui se passe sur le champ de bataille en Ukraine, mais aussi aux actes de terrorisme. Et le dernier, qui a naturellement attiré le plus d'attention, c’est le sabotage de Nord Stream 1 et Nord Stream 2. L'article sensationnel de S. Hersch a été publié, mais il était plus sensationnel en dehors des États-Unis qu'en Amérique, où il a été ignoré. Aujourd'hui, des médias américains réputés, tels que le New York Times, le Wall Street Journal, le Washington Post et, en Allemagne, Die Zeit, rapportent que cette subversion a été menée par un étrange "groupe anonyme" : soit des Ukrainiens, soit des opposants russes, soit les deux à la fois. La société qui l'a organisée aurait été enregistrée en Pologne. Elle a mené son attaque depuis l'Allemagne. Pour la première fois, il est admis que les services de renseignement américains étaient au courant de l'opération, si ce n'est à l'avance, au moins depuis plusieurs mois. Cependant, certains ont même tenté de pointer du doigt la Russie comme responsable de ces attentats. Cela dit, ils refusent toujours de dire ce qu’ils savent encore sur cette opération : qui l'a exécutée, qui en était le commanditaire ? Cela soulève des questions : quel est le rôle des États-Unis dans toute cette situation ? Tenez-vous l'administration Biden pour responsable de ce qui s'est passé avec Nord Stream 1 et Nord Stream 2 ?
Sergueï Lavrov : Pour pouvoir conclure sur cette affaire, il faut une enquête objective. C'est ce que nous cherchons d’obtenir. Dès la parution de l'enquête journalistique de S. Hersh, nous avons posé des questions pertinentes. En fait, ces questions, nous les avons posées bien avant, juste après l'attentat terroriste. Nous avons lancé des appels publics et écrits au nom de notre Président du gouvernement Mikhaïl Michoustine, à ses collègues allemand, danois et suédois. Nous avons envoyé un grand nombre de notes diplomatiques officielles à ces pays pour leur demander de nous donner des réponses et de nous permettre de participer à l’inspection de la section des gazoducs qui a fait l'objet de l’attaque terroriste. Aucune réponse claire n'a été donnée, si ce n'est qu'ils vont se débrouiller tout seuls. "L'enquête se déroule actuellement à huis clos. " "Vous saurez tout le moment venu." Tandis que les lettres du Président du gouvernement russe Mikhaïl Michoustine, envoyées en septembre 2022, restent toujours sans aucune réponse officielle. Pour revenir à la question des bonnes manières, mais pas seulement. Je pense qu'en plus des manières, il y a aussi la confusion de ces pays qui est très manifeste. Ils ne savent pas quoi dire, surtout après que S. Hersh ait publié les résultats de ses recherches et promis de continuer à publier ses évaluations et conclusions par la suite. Pour nous, c'est un facteur supplémentaire qui nous a poussés à soumettre une résolution au sein du Conseil de sécurité de l'ONU qui est en cours de discussion et que nous soumettrons certainement au vote. Nous voulons une enquête.
Question : Et si cette enquête vous est refusée ?
Sergueï Lavrov : Lorsque S. Hersh a publié son article, un certain Monsieur Price, qui, à la fin de sa carrière au service de presse du département d'État américain, se trouve directement sous les ordres d'Antony Blinken, l'a qualifié d'"absurdité". Tout ce qui concerne les faits révélant un rôle possible des États-Unis (je dirais même un rôle très probable du gouvernement américain) est qualifié d'"absurdité", d'ineptie, d'affabulation, etc. Aucun besoin d'enquête. On nous dit qu'il y a des enquêtes nationales en cours qui seraient suffisantes.
Soudain, dans ces mêmes jours (ils coordonnent très mal leurs intrigues et projets publics), la porte-parole du président américain, Karine Jean-Pierre, a exigé, lors d'un point de presse, une enquête internationale sur les empoisonnements signalés dans les écoles de la République islamique d'Iran. Une enquête internationale, bien que personne n'ait été gravement blessé. Alors qu’il n’y a pas besoin d'enquêter sur l'attaque directe des infrastructures énergétiques critiques. Car les Suédois, les Danois et les Allemands se débrouilleront tout seuls. Vous savez que dans les pays occidentaux, les législations fondamentales assimilent l'attaque d'une infrastructure critique à une déclaration de guerre. Dans ce cas précis, s'il est établi qu'une attaque a été lancée contre un pays de l'OTAN, contre ses infrastructures critiques par un autre pays du bloc, alors la question se pose : quelle est donc l’utilité de l'Alliance de l'Atlantique Nord, qui a déclaré son prétendu objectif de protéger les États membres contre les attaques de l'extérieur, si dans le même temps, elle permet une attaque contre l'un de ses membres de l'intérieur. C'est une question assez curieuse.
Vous avez évoqué la dernière vague d'articles parus aux États-Unis et en partie dans la presse allemande proposant de nouvelles hypothèses : un oligarque ukrainien qui devrait l’avouer lui-même ; ils ne voulaient pas parler d'une trace ukrainienne parce que cela pourrait gâcher les relations germano-ukrainiennes, entre autres. Premièrement, ce sont vraiment des balbutiements d’enfants. Deuxièmement, même si l'on accepte la logique qu'ils avancent maintenant, à savoir qu'ils voulaient protéger les relations stratégiques entre la RFA et l'Ukraine, ils ont ainsi rendu un très mauvais service. S'ils voulaient tout rejeter sur un plongeur ukrainien ou pro-ukrainien qui serait spécialement formé, mais qui aurait quitté le service, peu importe, s'ils voulaient introduire quand même une trace ukrainienne, le citoyen moyen en Allemagne, comme probablement dans n'importe quel autre pays, se demandera : est-ce encore l'Ukraine ? La trace ukrainienne. Ils ont fait sauter le Nord Stream, ce qui a fait, comme l'a dit la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen (pas seulement le Nord Stream, bien sûr), ensemble avec les problèmes des matières premières énergétiques, que l'Union européenne a été amenée à payer 300 % de plus pour l'énergie. Récemment, le directeur de l'Agence internationale de l'énergie, Fatikh Birol, a déclaré que cette situation était désormais définitive et qu'il n'y aurait pas de retour aux prix antérieurs qui garantissaient le bien-être économique de l'Europe, y compris de l'Allemagne. Aujourd'hui, le chancelier allemand Olaf Scholz s'est vanté d'avoir survécu à l'hiver et que le plan russe "n'a pas fonctionné". Nous n'avions pas de "plan". Leur plan consistait à renoncer au gaz russe. Ils ont survécu à l'hiver. Cependant, ils ne sont pas très enthousiastes à l'idée de nous dire combien cela a coûté aux budgets et donc aux contribuables. Les bourgeois se poseront une question : qu’est-ce qu’ils ont finalement à faire avec cette Ukraine ? S'ils les font exploser (qui que ce soit – un agent de Kiev, payé par quelqu'un de l'étranger, ou simplement un solitaire), pourquoi devraient-ils envoyer des Léopards là-bas ou faire entrer ce pays dans l'OTAN ? Je pense que cette tentative de noyer le poisson dans l’eau – au sens propre comme au sens figuré – soulève encore plus de questions.
Vous avez mentionné que les services de renseignement avaient été prévenus à l'avance. Le Wall Street Journal a déclaré que dès juin et juillet 2022, la CIA a averti les services de renseignement d'Allemagne et d'autres pays européens de la présence d'une trace ukrainienne, de l'action qui se préparait. Et dès septembre 2022, après l'attentat, le Times a rapporté qu'une semaine après l'explosion, il avait été établi que la piste était ukrainienne. En d'autres termes, ils avaient prévenu en juin que cela se produirait, et en septembre, il a été établi que c'était le cas. Vous savez, ce n'est pas sérieux, tout cela, ce n'est pas une façon mature d’aborder les choses.
Question : Il y a quelques mois, lorsque j'étais à Washington, j'ai discuté avec un éminent membre républicain du Congrès. Il m'a posé une question que je souhaite vous transmettre. Il m'a demandé ce que la Russie pourrait faire en réponse. Pourrait-il y avoir des conséquences négatives pour les États-Unis causées par la Russie ?
Je n'ai pas besoin de vous dire (vous connaissez très bien l'Amérique et le Washington politique) qu'ils s'interrogent souvent moins sur la qualité des arguments russes que sur les conséquences spécifiques pour les États-Unis. Si une enquête objective dont vous parlez n’a pas lieu (ce qui est probable), si les demandes russes restent sans réponse, est-il juste de dire que, d'une manière ou d'une autre, la Russie trouvera un moyen de répondre à cet acte de terreur qui affecte nos intérêts fondamentaux ?
Sergueï Lavrov : Vous ne pouvez pas imaginer à quel point les doigts me démangent…
Question : Si, bien sûr. C'est pour cela que je vous pose cette question. Je dois essayer.
Sergueï Lavrov : Je suis en charge de la politique étrangère. Nous avons nos propres méthodes. Je ne veux pas faire de prédictions et conjecturer.
Après la disparition de l'URSS, la soviétologie a disparu en Amérique. Vous êtes probablement l'un des mastodontes les plus brillants, le porteur de cette science.
Question : Un représentant d'une profession en voie de disparition.
Sergueï Lavrov : Oui. Les soviétologues (ou russologues) auraient dû rester sollicités dans une certaine mesure. Cela n'a pas été le cas. Aujourd'hui, si je comprends bien, ils sont de nouveau invités à donner des conseils et participer à des consultations.
Nous avons de nombreux proverbes russes que les soviétologues devraient connaître : "Mesurer sept fois, couper une fois", "Le moujik russe met du temps à monter en selle, mais ensuite, il chevauche très vite ". Je ne veux pas menacer ou intimider qui que ce soit. Je ne veux faire aucune allusion. Je sais que cet attentat terroriste brutal ne restera pas sans suite. Si une enquête objective, impartiale et transparente est bloquée (qui ne se résumera pas à dire que les Suédois, les Danois et les Allemands "ont démêlé un peu les choses" et alors c’est ça, le verdict final), nous réfléchirons bien sûr à la manière de répondre à l'Occident suite à cette attaque directe, cet attentat (de fait) contre notre propriété.
Question : Il existe un autre proverbe russe. Je ne veux pas vous provoquer, mais il pourrait s'appliquer à cette situation. Dites-moi si ce n'est pas le cas. C'est un proverbe qui dit : "Ce qui est bon à prendre est bon à rendre".
Sergueï Lavrov : Oui, tout à fait. Absolument.
Question : Sur un sujet plus agréable. L'Inde. Lorsque les gens à Washington expriment leur mécontentement à l'égard de ce qu'ils ont pu accomplir avec leur sanctions punitives et étouffantes contre la Russie, leur premier objet de mécontentement, c’est la Chine. Mais cela était assez prévisible. En revanche, ce qui est particulièrement décevant, c’est la position de l'Inde, qui a étendu ses échanges avec la Russie et refusé d'accéder à la pression des sanctions. Dans le même temps, l'Inde a ses propres intérêts. Même pas avec les États-Unis, mais surtout avec l'Union européenne. Comment caractériseriez-vous l'évolution des relations de l'Inde avec la Russie, notamment en ce qui concerne la crise ukrainienne ?
Sergueï Lavrov : L'Inde est guidée par ses propres intérêts, comme tout pays normal. Il est certain que l'Occident exerce une pression croissante sur l'Inde en tant que puissance montante en Asie, parallèlement à la Chine, étant donné que c'est l'Occident qui a l’habitude de déclarer ses stratégies de politique étrangère comme étant dirigées contre quelqu'un. Nous n'avons rien de tel. Nous prônons en faveur d’un monde multipolaire basé sur l'équilibre des intérêts, le droit international, etc.
L'Occident déclare que sa politique étrangère vise à contenir la Russie et la Chine, à mobiliser d'autres États contre la Russie et la Chine. Il s'agit là d'un trait caractéristique marquant de nos collègues occidentaux à l'étape historique actuelle. D’ailleurs, ils ont toujours agi de la sorte à tout moment de l'histoire. Ils essaient de courtiser l'Inde par tous les moyens possibles. Elle est considérée comme un contrepoids à la Chine, étant donné les problèmes de longue date entre Delhi et Pékin, y compris les différends frontaliers. Nous, la Fédération de Russie, nous essayons de contribuer à la résolution de ces problèmes et de surmonter tous les différends.
C'est dans ce but qu'il y a une vingtaine d'années, mon grand prédécesseur, Evgueni Primakov, a pris l'initiative de créer la troïka RIC (Russie, Inde, Chine). C'est à ce moment-là qu'a été formulé le concept d'un monde multipolaire. Sa concrétisation diplomatique a été la création du RIC. On n'en parle plus beaucoup aujourd'hui, car les BRICS ont été créés sur la base de la RIC. Ce sont les BRICS qui attirent aujourd'hui toute l'attention de ceux qui observent l'émergence de nouveaux centres de pouvoir. Mais le RIC continue de fonctionner. Il y a déjà eu plus de dix-huit réunions des ministres des Affaires étrangères, des experts d'autres ministères se réunissent aussi pour échanger sur l'agriculture, la haute technologie, l'énergie, l'espace et bien d'autres domaines. Par le biais du RIC, nous essayons justement d'aider l'Inde et la Chine. Nous leur offrons une plateforme supplémentaire, en plus des BRICS, de l'OCS dont l'Inde, avec le Pakistan, est devenue un membre à part entière. Nous estimons que plus ils communiqueront, plus ce sera utile pour tous et plus cela permettra à ces deux grandes puissances, ces deux grandes civilisations de régler tous leurs problèmes.
L'Occident adopte une position diamétralement opposée et cherche à opposer l'Inde à la Chine. Nos amis indiens le comprennent très bien. Ils nous disent franchement qu'ils voient ces tentatives, qu'ils connaissent les véritables objectifs que poursuit l'OTAN, qui a déclaré la région indopacifique comme sa zone de responsabilité en plus de la zone euro-atlantique. L'Alliance de l'Atlantique Nord cherche à s’introduite, coûte que coûte, dans cette partie du monde, notamment par la création du bloc AUKUS. Ils veulent maintenant l'étendre en ajoutant le Japon et la Corée du Sud aux trois pays anglo-saxons. Ils essaient de diviser l'ANASE. Ils ont identifié cinq des dix pays de l'ANASE comme étant plus réceptifs à de telles "manœuvres". Beaucoup d'autres initiatives sont entreprises en vue de substituer les mécanismes, dont le mécanisme de la sécurité maritime, qui étaient universels pour l'ensemble de la région. Les sommets de l'Asie de l'Est (auxquels ont participé l'ensemble de l'ANASE, la Russie, la Chine, l'Inde, les États-Unis, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée et le Japon) ont débattu de tout cela.
Aujourd'hui, par exemple, ils essaient de dissocier le sujet de la sécurité maritime de ce format universel (où il faut bien négocier avec la participation de tous les acteurs) et de le transférer dans un format étroit qui n'inclut pas la Chine, la Russie et toute une série d'autres pays. Ils ont créé le QUAD et invité l'Inde (Inde, États-Unis, Japon, Australie). Lorsque nous discutons de ce sujet, les collègues indiens disent qu'ils participent au QUAD uniquement pour des projets économiques. Bien entendu, toutes ces "manœuvres" s'accompagnent (les États-Unis ne le cachent pas) de la persuasion de l'Inde de se joindre aux sanctions antirusses, afin d’empêcher la Russie d'utiliser les ressources et la logistique indiennes pour contourner les sanctions occidentales. L'Inde ne se laisse pas faire.
Aujourd'hui, une nouvelle vague d’hystérie a déferlé sur l'Occident. Ils affirment que même dans ces conditions, la Russie arrive à augmenter son commerce extérieur. C'est pas bon. Ils élaborent une nouvelle stratégie visant à couper toutes les voies de contournement des sanctions. Donc, il ne s’agit plus de dire simplement : nous avons annoncé des sanctions contre la Russie et nous vous invitons à faire pareil. Il s’agit déjà d’une interdiction d'être indépendant. L'autre jour, on a demandé à la porte-parole de la Maison Blanche, Mme Jean-Pierre, ce qu'elle pensait du fait que deux navires de guerre iraniens visitaient le port de Rio de Janeiro. Elle a répondu que c'était bien sûr une préoccupation pour eux, mais que tout pays souverain pouvait décider avec qui il voulait communiquer. Tout à fait. C'est une excellente remarque. Alors pourquoi ce principe ne s'applique-t-il pas aux relations avec la Russie de tous les pays qui ne veulent pas appliquer de sanctions ? Pourquoi leur est-il interdit de faire des affaires avec la Fédération de Russie de manière parfaitement légale ? Dans le domaine l'économie, des investissements, des transports. Cela est évident pour tout le monde et ne passe pas inaperçu.
La plupart des pays ne veulent pas s'engager ouvertement dans des conflits avec l'Occident, ni polémiquer avec lui, même si des voix se font entendre. Le président français Emmanuel Macron s'est rendu en République démocratique du Congo, où le président Felix Tshisekedi lui a expliqué comment parler poliment aux partenaires du continent africain, même si historiquement, ils sont indépendants depuis peu et qu'ils étaient auparavant des colonies, y compris des colonies françaises. J'ai du mal à imaginer comment cette charge négative, qui s'accumule en raison du diktat et de l'hégémonie de l'Occident, peut se dissiper d'elle-même.
Question : Aujourd’hui, il est difficile d'imaginer comment la situation autour de l'Ukraine pourrait se résoudre d'elle-même. Mais l'histoire nous apprend que soit les conflits se terminent par une escalade militaire et la victoire de l'une des parties (ce qui est assez difficile à imaginer), soit ils se poursuivent sous une forme ou une autre pendant une période assez longue et ne débouchent pas forcément sur une paix formelle, mais sur l'instauration d'un nouvel ordre mondial. Les exemples sont nombreux. Ceci dit, ce nouvel ordre mondial n’est pas toujours celui que les parties au conflit avaient espéré.
On a le sentiment qu'au-delà de l'importance de l'Ukraine et du mécontentement de l'Occident (principalement de Washington) à l'égard de la politique indépendante de la Russie, nous sommes arrivés à une impasse dans l’évolution de l’ordre mondial basé sur la domination occidentale, non seulement sur le plan géopolitique, mais aussi sur le plan culturel et civilisationnel.
Je comprends que c’est une question quelque peu injuste, puisque vous êtes ministre des Affaires étrangères et que vous ne voulez pas vous lancer dans des spéculations floues sur des enjeux civilisationnels, mais avez-vous le sentiment que nous sommes au bord d'un effondrement fondamental, d'une reconstruction de l'ensemble du système politique international ?
Sergueï Lavrov : Si l'on parle des conséquences et des éventuels aspects mondiaux de la crise ukrainienne, le mot "effondrement" est tout à fait approprié. J'ai mentionné à plusieurs reprises dans mes discours qu'un nouvel ordre mondial multipolaire est en train de se mettre en place. Non seulement ce processus ne s'achèvera pas rapidement, mais il faudra toute une ère historique pour le mener à bien. J'en suis convaincu.
L'Occident a considérablement affaibli ses positions mondiales, mais en même temps, il conserve une influence significative dans les domaines économique, technologique et militaire. Ils tentent de compenser cet affaiblissement relatif de leur position en augmentant fortement leur agressivité, en particulier dans les domaines militaire et politique, et en supprimant leurs concurrents par des méthodes illégitimes.
Il s'agit justement de ces fameuses "règles" sur lesquelles l'Occident veut fonder un ordre mondial qui soit placé sous son autorité. En Géorgie, les manifestants sont autorisés à faire n'importe quoi, mais en Moldavie, ils ne sont pas autorisés à faire quoi que ce soit. L'empoisonnement dans des écoles iraniennes doit faire l'objet d'une enquête internationale, tandis que l'explosion du gazoduc Nord Stream est une absurdité et ne nécessite pas d'enquête. Des navires iraniens font escale dans un port brésilien, c'est mal, mais les pays souverains ont le droit de choisir leurs partenaires. Pourquoi ne pas étendre ce principe aux relations entre l'Inde, d'autres pays et la Russie ?
L'exemple le plus récent. Il y a un personnage politique qui s’appelle James Cleverly. Il est actuellement à la tête du Foreign Office du Royaume-Uni. L'autre jour, il a déclaré que les Malouines appartenaient au Royaume-Uni parce que c'est ce que son peuple a demandé. Les habitants de la Crimée ne se sont-ils pas prononcés en faveur d'un rattachement à la Russie ? Les exemples sont nombreux.
Voilà pourquoi nous posons cette question à nos collègues américains, européens et britanniques : puisqu'ils écrivent partout "rules based world order" (l’ordre mondial basé sur les règles), peut-on au moins voir les "règles" ? Non, on ne peut pas. On ne peut voir non plus la liste des noms des personnes dont les corps ont été exposés à Bucha, dans la banlieue de Kiev, le 3 avril 2022, tout en accusant la Russie d'en être responsable. Cela a tout de suite servi de prétexte pour imposer des sanctions. Nous ne parvenons toujours pas à obtenir au moins ces noms. Personne ne parle d'enquête. Il n'y a pas non plus d'enquête sur le crime du 2 mai 2014 à Odessa, lorsque 50 personnes ont été brûlées vives. Il y a pourtant des images vidéo de ceux qui l’ont fait.
Personne n’ouvrira pas d'enquête (au moins ne la rendra transparente) sur l'incident de Salisbury en 2018, ne présentera pas de documents qui auraient appuyé la version de l'"empoisonnement" présumé d’Alexeï Navalny en 2020. L'Allemagne a déclaré qu'elle ne pouvait pas les donner. L’explication a été très intéressante. Lorsqu'il a été amené dans une clinique civile, on n'a rien trouvé, mais dans la clinique militaire, si. Nous avons demandé à voir les analyses. Les Allemands ont répondu qu'ils ne pouvaient pas le faire, parce que cela nous apprendrait leur niveau de connaissance dans le domaine de la biosécurité.
Avec de tels coutumes, de telles règles, "on ne peut pas vivre comme ça", comme on disait dans les derniers jours de l'Union soviétique.
Question : Je suis sûr que Moscou ne veut pas d'escalade, elle est intéressée par une solution raisonnable au problème ukrainien, qui serait basée sur les intérêts fondamentaux de la Russie. Ai-je raison de dire que même si cela s'avère possible et se produit, cela ne signifiera en aucun cas que nous reviendrons au monde de l'après-guerre froide, mais que la Russie insistera et plaidera en faveur de l'émergence d'un ordre mondial fondamentalement différent ?
Sergueï Lavrov : Il ne peut y avoir de retour en arrière. L'Occident dit lui aussi que le "business as usual" est exclu. Nous n'avons pas besoin d'en être convaincus. De notre part, nous avons tiré toutes les conclusions il y a longtemps. L'histoire de l'entre-deux-guerres du siècle dernier n'a rien appris au monde. Nous, nos dirigeants, n'avons jamais remis en question, pas même par un mot ou une allusion au niveau officiel, l'alliance qui nous a permis de vaincre Hitler.
De nombreuses études ont été menées, des universitaires, des hommes politiques, des représentants de l’opposition ont écrit que le prêt-bail ne nous avait pas beaucoup aidés, qu’ils n’avaient ouvert le deuxième front qu’au moment où ils étaient convaincus que l'Union soviétique pourrait gagner toute seule. Ils ont rappelé qu'avant même le pacte Molotov-Ribbentrop, la France et l'Angleterre avaient négocié un accord de non-agression avec Hitler, cherchant à le faire tourner vers l'Est, et bien d'autres choses encore. La science historique étudie cela. Mais nous n'avons jamais, dans aucun des discours de nos dirigeants (y compris celui du président de la Russie du 9 mai sur la Place Rouge), laissé planer l'ombre d'un doute sur l'alliance qui nous a réunis contre Hitler.
En revanche, c’est exactement ce que nos collègues occidentaux, bien avant les événements actuels en Ukraine, ont commencé à faire au niveau officiel, en rejetant la responsabilité à parts égales sur l'Union soviétique et Hitler. Le pacte Molotov-Ribbentrop aurait été le déclencheur de la Seconde Guerre mondiale. Le fait que Paris et Londres aient signé la même chose avec Hitler l'année précédente n'est pas mentionné du tout. Les accords de Munich et le rôle de la Pologne là-dedans sont des sujets tabous. Le deuxième front est depuis longtemps considéré dans les manuels d'histoire comme le tournant de la Seconde Guerre mondiale.
Lors de la célébration du 75e anniversaire de la Victoire en 2020 aux États-Unis (vous l'avez peut-être vu), une pièce commémorative a été émise pour commémorer la victoire sur le fascisme. Trois drapeaux y sont gravés : un drapeau américain, un drapeau britannique et un drapeau français. Il n'y a pas de drapeau soviétique ou russe. Et il n'est même pas dit qu'en dehors de ces trois pays, quelqu'un s'est aussi battu contre Hitler.
Je peux dire la même chose de l'Allemagne, bien avant les événements actuels. Lors de nos conversations avec nos partenaires allemands à différents niveaux, le message suivant est apparu très clairement : "Chers amis, l'Allemagne a tout payé depuis longtemps. Nous ne devons plus rien à personne".
Aujourd'hui, quand on réfléchit à tout cela avec du recul, on se rend compte qu'il ne s'agit pas seulement d'épisodes isolés et ponctuels. La démolition de monuments, les manifestations en l'honneur des vétérans de la Waffen SS dans les pays baltes, les unités ouvertement néo-nazies et nazies avec des chevrons nazis en Ukraine. Tous nos appels à examiner ces faits, à les condamner, à empêcher une résurgence du fascisme ont été complètement ignorés. Les conclusions que nous tirons aujourd'hui doivent inévitablement prendre en compte l’hypothèse selon laquelle l'Europe avait à nouveau besoin du nazisme, soit pour le diriger contre nous, soit pour contenir la Russie et l'empêcher de devenir une force indépendante.
Je ne sais pas ce que sera le nouvel ordre mondial. Nous avons signé de bonne foi les documents qui énonçaient les principes auxquels nous restons fidèles. Mais ils ont été piétinés par l'Occident. Il s'agit de l'indivisibilité de la sécurité, du caractère inacceptable des tentatives visant à renforcer la sécurité des uns au détriment de celle des autres, et du caractère inacceptable d'une situation où un pays ou une organisation quelconque revendiquerait la domination de l'arène internationale. Ce sont les principes consacrés par l'OSCE depuis 1999. Puis ils ont craché dessus, ils les ont piétinés et ont dit qu'il s'agissait des "engagements politiques". Oui, mais ils ont été signés par des présidents, des chanceliers, des premiers ministres. L'indivisibilité de la sécurité est synonyme d'équilibre des intérêts, lorsqu’il faut se mettre d'accord sur la façon de vivre sans que quelqu'un te force de rapporter tous les mois avec qui tu commerces et si tu as violé ou pas telles ou telles interdictions au sein d'un système commercial mondial unique.
Pourquoi veulent-ils maintenant réformer l'Organisation mondiale du commerce ? Parce que les principes sur lesquels elle repose, formulés principalement par les Américains, les Britanniques et leurs alliés, ne leur conviennent plus. La Chine a accompli bien plus que l'Occident sur la base de ces principes. Elle les a battus avec leurs règles. Aujourd'hui, les travaux de l'OMC sont bloqués. Les Américains appliquent des mesures discriminatoires à l'encontre des produits chinois. La Chine dépose des plaintes parfaitement valables auprès de l'organe de règlement des différends. Depuis des années, les Américains ne permettent pas à cet organe de fonctionner. Ils bloquent la nomination des personnes nécessaires au quorum. De petits gestes de voyouterie, assez basiques. Là, lors du sommet du G20 en Inde (tout le monde en a bien pris note), ils ont exigé que l'Organisation mondiale du commerce soit réformée. Qui s'opposera à une réforme si elle ne fonctionne pas ?
En parlant du nouvel ordre mondial, de son architecture, j'entends des voix : que faisons-nous à l'OMC ? Nous avons négocié pendant dix-sept ans pour marchander, au prix de notre sang et notre sueur, une protection pour nos industries pas encore très développées et le secteur des services. Aujourd'hui, on nous dit qu'en vertu des règles de l'OMC, nous avons le droit de commercer, de vendre, d'acheter, mais l'organisation a une clause qui dit que si un pays considère qu'une situation menace sa sécurité, alors il peut faire ce qu'il veut. Il est donc inutile de saisir les tribunaux.
Nous partageons avec nos collègues des structures gouvernementales, économiques et financières des évaluations similaires à l’égard des institutions de Bretton Woods. Il s'agit là aussi d'une création américaine. Lorsque, après la disparition de l'Union soviétique, nous avons repensé notre place dans le monde, l'une de nos tâches consistait à nous intégrer dans la structure de la société civilisée. Aujourd'hui, celle-ci, représentée par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, a gelé nos contributions, notre capital social. Nos tentatives pour comprendre ce qu'il faut en faire n'ont pas été très fructueuses jusqu'à présent. Nous serions probablement prêts à donner cet argent pour une bonne cause, d'autant plus que la Banque mondiale a de nombreux programmes d'aide aux pays en développement. Mais dans leur état actuel de gel, les fonds russes de la Banque mondiale ne peuvent même pas être utilisés à cette fin. La justice n’est pas au rendez-vous.
Notez bien les déclarations des dirigeants chinois dans l'année qui a suivi le lancement de l'opération militaire spéciale. La Chine est pour la paix. Nous apprécions ses appels à respecter la Charte des Nations unies. Nous adoptons la même position. Nous ne l'interprétons pas de manière sélective, mais dans son intégralité qui comprend l'inadmissibilité d'empiéter sur le droit des peuples à l'autodétermination.
Ces dernières années, la Chine a commencé à mettre l'accent sur le principe de l'indivisibilité de la sécurité dans le paysage mondial. Non seulement en Europe, comme cela a été proclamé en 1999. Je pense que philosophiquement, cela coïncide absolument avec notre approche. Donc, en développant avec nos amis chinois notre coordination sur la scène internationale, nous continuerons à soutenir que l'indivisibilité de la sécurité devrait être incorporée dans des documents juridiquement contraignants. En principe, un tel instrument existe. Il s'agit de la Charte des Nations unies. Elle consacre l'égalité souveraine des États. Mais elle est mal appliqué dans la pratique.
À cet égard, nous devons non seulement veiller à ce que tous les pays reviennent aux origines définies par les objectifs et les principes de la Charte des Nations unies, mais aussi à ce que les Nations unies elles-mêmes, représentées par les structures de leur secrétariat, leurs agences spéciales, leurs fonds et leurs programmes, reflètent les réalités d'un monde multipolaire, au lieu d'être trop influencées dans leurs démarches et leurs travaux par le "milliard d'or", c'est-à-dire par la minorité mondiale.