Allocution et réponses à la presse du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors de sa rencontre avec des étudiants et des enseignants de l'Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO), Moscou, 1er septembre 2015
Monsieur le recteur,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues et amis,
Je suis ravi de vous saluer à l'occasion de votre réunion traditionnelle de début d'année scolaire. L'an dernier, l'Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO) a fêté son 70e anniversaire et est entré dans une nouvelle phase d'évolution en tant que centre scientifique et éducatif de niveau mondial dans le domaine des relations internationales, combinant la maturité à la continuité avec un dynamisme inchangé et l'aspiration à s'améliorer, ce qui doit bien sûr caractériser non seulement l'Institut, mais également chacune des personnes ici présentes.
Quand il était intervenu l'an dernier lors de la réunion solennelle consacrée à l'anniversaire du MGIMO, le Président russe Vladimir Poutine avait hautement apprécié l'activité de l'Institut comme "fabrique de cadres" de la diplomatie russe et de spécialistes dans les domaines assimilés. Il avait qualifié le MGIMO de "l'un des fleurons des universités russes", de participant actif, avec l'Académie diplomatique du Ministère russe des Affaires étrangères, dans le processus d'élaboration de solutions étatiques concernant la politique étrangère.
Le Président rappelait aussi que le MGIMO avait regroupé une multitude d'écoles académiques russes, y compris dans les domaines de la civilisation et de la linguistique. Je rappelle que l'Institut a hérité non seulement des traditions scientifiques, mais aussi du personnel pédagogique et de la bibliothèque unique de l'Institut d'études orientales de Moscou, lui-même successeur de l'Institut Lazarev des langues orientales. C'est pourquoi, en regardant l'histoire du MGIMO sous cet angle, on peut dire que les traditions qui existent à l'Institut de la préparation de spécialistes internationaux de haut niveau s'étendent bien au-delà de ces 70 ans d'existence et remontent à l'Institut Lazarev. Cette année, l'établissement scolaire fête ses 200 ans. C'est pourquoi monsieur Torkounov (Anatoli Torkounov, recteur du MGIMO), on peut songer à une nouvelle date qu'il serait utile de célébrer et de se rappeler.
L'expérience et le potentiel accumulés par le MGIMO sont aujourd'hui plus sollicités que jamais. J'ai déjà dit qu'en dépit des "révolutions numériques", le savoir-faire individuel de mener des négociations, la culture des négociations professionnelles afin d'élaborer des compromis les yeux dans les yeux et non par courriel sont aujourd'hui plus nécessaires que jamais. La communication en face-à-face est de plus en plus vitale. On l'enseigne dans la famille, pour vivre normalement parmi d'autres individus. L'Institut enseigne la capacité à s'entendre, comprendre son partenaire, il apprend à utiliser ces savoirs dans l'activité professionnelle, que ce soit la diplomatie, le journalisme ou les affaires dans toutes leurs dimensions, y compris internationale bien sûr. Dans l'histoire de la diplomatie européenne de tout le XIXe siècle et d'une grande partie de la première moitié du XXe siècle, le résultat de tout travail diplomatique était d'une manière ou d'une autre la formation de nouvelles coalitions opposées l'une à l'autre, la formation de nouvelles alliances militaires. Aujourd'hui, vous devez obtenir des compétences qui permettraient de former un nouveau système international dans tous ses aspects – politique, économique, humanitaire – non pas à l'issue des conflits militaires catastrophiques, mais à travers un travail diplomatique persévérant sur la base d'un véritable partenariat. Sachant que nous ne devons pas croire qu'un choix serait déjà fait dans le monde entre la logique de la coopération et de la prise en compte mutuelle des intérêts d'une part, et des concepts visant à assurer sa domination par tous les moyens, y compris la force, d'autre part. Bien sûr que non.
Nous sommes préoccupés de voir que plus d'un quart de siècle après la chute du mur de Berlin, la création de lignes de démarcation pour s'assurer des avantages unilatéraux avec le but d'instaurer une situation permettant de contrôler les processus dans d'autres pays, tout en se protégeant contre l'impact négatif de l'extérieur, reste une philosophie encore actuelle pour certains. Si nous laissions ces tendances évoluer, nous nous retrouverions face à la perspective d'un retour à la tendance à l'approfondissement de l'interdépendance du monde contemporain. Je pense que les processus de mondialisation, qui continueront d'être activement poussés par l'évolution rapide des technologies, sont déjà allés très loin, c'est pourquoi on peut difficilement espérer se protéger contre les problèmes mondiaux à l'aide de murs ou de clôtures (virtuelles, physiques ou idéologiques qui, en particulier, ne permettent pas de créer véritablement en Europe un système commun de sécurité égale et indivisible pour tous). Les tentatives d'imposer à d'autres peuples, cultures et civilisations des opinions concrètes et des systèmes de valeurs extérieurs ont toujours existé et se poursuivront probablement pendant encore une certaine période. Cette pratique suscite de plus en plus de préoccupation dans le monde. Récemment, le quotidien britannique The Guardian a effectué une intéressante analyse des statistiques, selon lesquelles une centaine d’États auraient déjà entrepris des démarches qui protègent d'une manière ou d'une autre leurs affaires intérieures contre une ingérence trop active des structures ou organisations étrangères et contrôlées de l'étranger.
De notre point de vue, la formule qui permettrait de surmonter les tendances négatives découlant des divergences de position et de l'incompréhension entre les représentants de différentes normes civilisationnelles est relativement simple. Il ne faut pas seulement dire, mais commencer vraiment à redresser les relations internationales sur la base des principes fixés dans la Charte de l'Onu – l'équité, l'égalité, le respect mutuel, la non-ingérence dans les affaires intérieures d'autres États et le règlement pacifique des litiges. Si tous les pays obéissaient à ces principes, alors il n'y aurait même pas besoin de débattre pour savoir si une nouvelle guerre froide a commencé ou non.
Par ailleurs, l'ex-ministre des Affaires étrangères de la RFA Hans-Dietrich Genscher, un homme politique qui a beaucoup fait pour en finir avec la Guerre froide, a récemment appelé dans une interview à s'interroger sur ce que voulaient les Européens après la fin du conflit bipolaire: mettre fin à la division de l'Europe ou déplacer à leur profit la ligne de démarcation européenne?
Comme vous le savez si vous vous intéressez à la politique étrangère de la Russie, nous prônons l'unification, et non la séparation, de divers processus - notamment les processus d'intégration. Nous nous basons précisément sur ces principes dans le développement de l'Union économique eurasiatique (UEE) et soutenons l'initiative pour combiner le projet économique eurasiatique avec le projet avancé par la Chine – la Ceinture économique de la Route de la soie. Nous nous basons sur ces mêmes principes en développant l'OCS, les Brics et en promouvant notre initiative visant à harmoniser les processus d'intégration en Europe et en Eurasie - une initiative de longue date. Pendant longtemps, nos collègues occidentaux l'ont ignoré, puis ont commencé à témoigner un intérêt théorique.
Dans l'ensemble, nous prônons l'abandon des calculs égoïstes et la recherche solidaire de réponses aux principaux défis de notre époque.
La division actuelle des grands États pourrait avoir des conséquences très négatives. De plus en plus de représentants politiques et d'experts reconnaissent que la montée en puissance de la menace terroriste représente le plus grave danger pour le bien-être des États dans plusieurs régions. Vous voyez ce que font les extrémistes de l’État islamique, les crimes barbares qu'ils commettent, persécutant ceux qui n'adhèrent pas à leur idéologie extrémiste. La destruction de monuments culturels et historiques en Irak et récemment à Palmyre, en Syrie, montre que ces personnes n'aspirent pas seulement à établir leur pouvoir sur un vaste territoire, mais qu'ils détruisent sciemment les fondements culturels de l'humanité. Je pense que la mission de protéger les valeurs culturelles sur la base de la Convention de l'Onu de 1954 est très pertinente dans ces circonstances. Je pense que nous devons élaborer à l'Unesco des démarches concrètes pour fixer une telle position de la communauté internationale.
Nous apprécions beaucoup la contribution du MGIMO et de l'Académie diplomatique du Ministère russe des Affaires étrangères au développement des contacts scientifiques internationaux et à la collaboration entre les universités d'autres pays. En octobre, le MGIMO accueillera le Sommet universitaire global des Brics, dans le cadre duquel sont prévues plusieurs dizaines d'activités, sessions et réunions plénières.
Nous apprécions la poursuite de la récente tradition d'organiser des forums internationaux des diplômés du MGIMO. Le premier s'est tenu à Bakou, le deuxième l'an dernier à Moscou. Le troisième forum est prévu cette année à Erevan. Je suis certain que d'autres pays souhaiteront également recevoir de tels forums chez eux à l'avenir.
Pour terminer, je voudrais noter que le recteur du MGIMO Anatoli Torkounov a récemment fêté son 65e anniversaire et lui souhaiter encore une fois un très bon anniversaire. Anatoli Torkounov a apporté une contribution inestimable au développement de notre alma mater et continue aujourd'hui de mener l'Institut vers de nouveaux exploits avec persévérance, confiance et un grand professionnalisme. Je vous félicite d'avoir un responsable aussi expérimenté, qui comprend les jeunes.
Question: La ville russe d'Oufa a accueilli cette année les sommets de l'OCS et des Brics. L'intérêt croissant de la Russie pour ces formats de coopération est évident. D'après vous, quelles sont les tâches prioritaires des Brics et de l'OCS, quels objectifs se fixe la Russie en participant à ces formats?
Sergueï Lavrov: J'ai déjà mentionné ce sujet. Dans ces formats et dans toutes les autres configurations nous nous fixons pour objectif de promouvoir la coopération internationale dans tous les domaines où il existe des intérêts réciproques, des perspectives de profit mutuel pour les pays et les peuples du point de vue du développement socioéconomique, de l'initiation aux nouvelles technologies, de la mise en œuvre des capacités de transport des projets d'infrastructure destinés à faciliter et à rendre plus efficace la communication économique ou encore culturelle.
L'OCS s'est révélée être une organisation garantissant avant tout la sécurité à la frontière des pays membres – la plupart des pays d'Asie centrale, la Chine et la Russie. Assurer la stabilité et la sécurité dans cette région restera l'un des axes prioritaires de son activité. La Structure antiterroriste régionale de l'OCS a été formée et nous proposons aujourd'hui de la transformer en un mécanisme plus complexe pour contrer non seulement le terrorisme, mais aussi d'autres défis comme le trafic de drogue et le crime organisé. Nous organisons des exercices antiterroristes communs. Une attention particulière est accordée évidemment à la nécessité de neutraliser les menaces émanant d'Afghanistan, qui se sont aggravées après le retrait de la majeure partie du contingent international de maintien de la paix sans que celui-ci ait rempli sa mission jusqu'au bout. C'est pourquoi l’État islamique s'installe déjà en Afghanistan, notamment dans le nord du pays, à proximité immédiate des frontières de nos alliés – le Tadjikistan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan - ce qui nous préoccupe fortement. L'OCS s'en occupe également, y compris avec la participation de l'Afghanistan, lui-même membre de l'organisation en tant que pays observateur et qui souhaite en devenir membre à part entière.
L'OCS a fait un grand pas vers la coopération économique, des outils financiers ont été créés, des projets prometteurs sont en cours d'élaboration. Le tout repose sur le fait que l'organisation représente un véritable ensemble géographique. J'ai déjà mentionné l'initiative de concilier le travail mené dans le cadre de l'UEE pour les processus d'intégration économique eurasiatique avec le travail sur l'initiative de la Ceinture économique de la Route de la soie. Nous considérons la plateforme de l'OCS comme optimale pour établir une telle connexion et élargir le cercle des participants à ce processus. Ces initiatives ne sont pas opaques, elles sont transparentes et ouvertes à la participation d'autres États. Dans le contexte de transparence et d'ouverture, je voudrais mentionner une décision cruciale prise au sommet de l'OCS à Oufa – le début de la procédure d'adhésion de l'Inde et du Pakistan en tant que membres à part entière. Évidemment, cela ajouterait du poids politique à l'OCS mais surtout – cela rendrait les projets de l'organisation encore plus efficaces dans son espace géopolitique sur le plan infrastructurel, économique et surtout énergétique.
Hormis la frontière sino-russe, il n'y a pas de frontières communes dans le groupe des Brics. Il s'agit d'une alliance unique dont font partie les pays des cinq principaux continents et régions: l'Eurasie, l'Afrique, l'Amérique latine, l'Europe et l'Asie. Nous espérons que cette union continuera de remplir sa principale fonction: assurer les intérêts de ces "nouveaux pays" dans le cadre des relations financières internationales, y compris au FMI et à la Banque mondiale. Ce n'est pas un caprice mais le reflet d'une réalité objective. Depuis 1990 les parts des USA, de l'UE et du Japon dans le PIB mondial se sont considérablement réduites, la part des Brics, si je ne m'abuse, est passée de 7,7 à 22% - autrement dit elle a triplé. La part des Brics dans le PIB mondial a augmenté proportionnellement à la réduction des parts des USA, de l'UE et du Japon. Bien sûr, cette tendance a également besoin d'être reflétée dans les mécanismes apparus après la Seconde Guerre mondiale afin de réguler l'économie et les finances mondiales. Cette tendance demande également une réforme du FMI, et les Brics s'efforcent de faire appliquer les décisions prises par le G20 en 2010, qui sont aujourd'hui bloquées uniquement par les USA, se justifiant par la position du congrès qui refuse de ratifier la réforme. Il faut chercher d'autres solutions. Ce n'est qu'un exemple, mais l'objectif de renforcer les positions réciproques et d'accroître la solidarité concernant la réforme du système monétaire financier international pour le rendre plus juste fait partie des priorités du travail des Brics. En parallèle, les pays membres développent la coopération dans des domaines concrets. Il existe déjà plus d'une dizaine de dialogues sectoriels sur le transport, l'agriculture; nous avons lancé des mécanismes tels que le Sommet de jeunesse des Brics et le Sommet humanitaire des Brics qui réunit les associations, le Sommet des affaires des Brics. Par ailleurs, l'Université virtuelle de l'OCS et des Brics est en cours de création, etc. Les Brics créent une Nouvelle banque de développement et un Pool de réserves de change. Chacun de ces mécanismes sera doté de 100 milliards de dollars, ce qui permettra de réaliser de manière plus indépendante et plus efficace les projets mutuellement bénéfiques pour ses membres.
Ces trois ou quatre dernières années, les réunions des ministres des Affaires étrangères des Brics (la prochaine se tiendra à New York en septembre dans le cadre de la session de l'Assemblée générale des Nations unies) et les sommets des Brics débouchent sur l'adoption de documents qui fixent l'unité de nos approches à l'égard des principaux problèmes politiques internationaux, y compris la situation au Moyen-Orient, évidemment la position négative vis-à-vis des sanctions unilatérales, ainsi que l'aspiration à renforcer sur tous les plans le droit international dans l'ensemble, le respect des principes de la Charte de l'Onu, la non-ingérence dans les affaires intérieures. Ces approches aussi bien en principe que par rapport aux crises et conflits concrets, sont fixées dans les documents des derniers sommets des Brics. C'est également très important – la dimension de politique étrangère de cette organisation unique.
Par conséquent, nous sommes satisfaits par le déroulement des sommets, notre présidence a apporté des résultats significatifs, et nous continuons de travailler à l'ordre du jour sous la supervision de nos partenaires.
Question: En un an, l’État islamique a considérablement renforcé ses positions sur une partie du territoire syrien et irakien, mais les efforts internationaux pour repousser cette avancée n'ont pas apporté de résultats notables. Dans les conditions actuelles, est-il possible de créer des mouvements de coalition efficaces contre l’État islamique? D'après vous, quand pourrait-on mettre un terme aux activités de cette organisation?
Sergueï Lavrov: La réponse à la deuxième question dépend directement de la première: l'union efficace de tous ceux qui n'adhèrent pas à l'idéologie et à la pratique de l'EI. Ces terroristes ont pour objectif de créer un califat du Portugal au Pakistan, y compris par la conquête des lieux sacrés en Arabie saoudite – la Mecque et Médine -, la destruction de ces sanctuaires parce qu'ils symbolisent un "mauvais" islam, de la même manière qu'on détruit actuellement les lieux sacrés chrétiens et autres en Irak, en Syrie et dans d'autres pays de cette vaste région.
Il faut combattre ce mal, mais il faut lutter de manière cohérente sans doubles-standards. Nous avions averti dès le départ que flirter avec des extrémistes dans le but d'arriver à des fins géopolitiques égoïstes ne mènerait à rien de bon. Cette histoire a commencé, comme vous le savez, durant le dernier quart du XXe siècle, en Afghanistan, quand les moudjahidines ont été soutenus contre l'Union soviétique. Ces combattants se sont transformés ensuite en Al-Qaïda, qui a frappé les USA comme un boomerang le 11 septembre 2001. Ce jour-là, des terroristes qui avaient pris le contrôle de deux avions ont percuté les tours jumelles à New York. Puis on a voulu éliminer le président irakien Saddam Hussein personnellement parce qu'il était considéré comme un dictateur despotique, qu'il n'écoutait pas ses collègues occidentaux. On a inventé un prétexte – la présence d'armes de destruction massive en Irak. Les soupçons étaient assez sérieux et fondés, pendant plusieurs années la Commission de l'Onu a travaillé et exactement au moment où, en 2003, cette Commission a annoncé qu'il lui fallait encore deux mois pour tirer une conclusion définitive, les collègues occidentaux impatients ont dit qu'on ne pouvait plus attendre et ont convoqué le Conseil de sécurité des Nations unies. Mon très cher ami, le Secrétaire d’État américain Colin Powell, a présenté à tout le monde une fiole contenant de la poudre blanche en affirmant que c'était de l'anthrax, que le débat n'était pas opportun et qu'il fallait partir en guerre contre Saddam Hussein. A l'époque la Russie, l'Allemagne et la France avaient empêché de le faire, le Conseil de sécurité des Nations unies n'avait pas nui à sa réputation et n'avait pas sanctionné une guerre sous faux prétexte. D'ailleurs, très récemment, l'Ambassadeur des États-Unis à Moscou John Tefft a déclaré dans une interview: "Nous avons commis une erreur en Irak à l'époque, et nous l'avons reconnu". Ce n'était pas une erreur. En effet, on avait menti à Colin Powell en lui remettant une fiole avec de la poudre blanche et disant que c'était de l'anthrax. Mais ceux qui lui avaient remis cette fiole savaient parfaitement qu'il s'agissait d'une poudre blanche inoffensive. Ce n'était pas une erreur mais un acte conscient. Maintenant c'est de l'histoire ancienne.
Quoi qu'il en soit, Saddam Hussein a été renversé. L'Irak tient aujourd'hui à peine sur les frontières partagées parce que les tendances centrifuges sont très fortes. Après le renversement de Saddam Hussein, les Américains ont chassé tous les membres du parti Baas, essentiellement des sunnites à la tête de l'armée, du service de sécurité et de la police. Toutes les institutions constituant le pilier de l'ordre se sont effondrées. La plupart des officiers qui servaient dans l'armée de Saddam Hussein se battent aujourd'hui dans les rangs de l’État islamique, simplement parce qu'ils sont bien payés, et ils sont des militaires très bien formés. Par conséquent, l'EI a commencé à se propager à partir de ce pays également.
Puis nos collègues de l'Otan, à notre plus grand regret, ont abusé du mandat du Conseil de sécurité des Nations unies concernant la Libye. Au lieu de patrouiller dans l'espace aérien du pays (c'est tout ce que la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies leur autorisait) ils ont commencé à bombarder les forces du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, à fournir un appui aérien aux extrémistes qui constituaient principalement les rangs de l'opposition syrienne. Vous savez comment, finalement, a été éliminé le dirigeant libyen et comment, par la suite, ces mêmes extrémistes armés par nos partenaires occidentaux sont allés avec ces armes dans une dizaine d'autres pays, y compris le Mali, où la situation ne s'apaise toujours pas. L'EI a pris non seulement le contrôle de vastes espaces en Irak et en Syrie, mais est également très actif en Libye.
Aujourd'hui que Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi ont été éliminés, un puissant soutien sans distinction a été apporté à toutes les forces - y compris les extrémistes les plus virulents - pour tenter de faire du renversement ou du départ du Président syrien Bachar al-Assad, prétendument illégitime, la priorité de tous les actions de la communauté internationale en Syrie. Ce dernier est légitime parce qu'il est le président élu d'un État membre de l'Onu. Si certains avaient besoin d'une confirmation, je rappelle qu'il y a deux ans a été réalisée la démilitarisation chimique de la Syrie, initiative suggérée par le Président russe Vladimir Poutine au Président américain Barack Obama. Des décisions ont été prises dans le cadre de la Convention sur l'interdiction des armes chimiques, l'adhésion de la Syrie présidée par Bachar al-Assad à cette Convention a été saluée, ainsi que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies où la coopération du régime de Bachar al-Assad avec la communauté internationale pour l'élimination des produits chimiques a également été soulignée positivement. Il n'est pas possible que pour éliminer les armes chimiques, le régime de Bachar al-Assad soit légitime, mais que pour lutter contre le terrorisme il ne le soit pas. On manque de logique.
La principale mission de la communauté internationale aujourd'hui souffre de cette approche de nos collègues occidentaux. Parce que la coalition annoncée par les USA pour combattre l’État islamique a pour but de porter des attaques aériennes contre les positions de cette organisation terroriste, comme il a été dit, en Irak et en Syrie. Un terrain d'entente a été trouvé avec l'Irak, bien que l'accord formel n'ait pas été rendu public, mais au moins on a la confirmation que Bagdad coopère à cette opération. Alors qu'on n'a même pas cherché à s'entendre avec les Syriens: "Assad est illégitime, nous allons donc simplement bombarder les territoires où se trouve l’État islamique et avertirons les Syriens de ne pas nous gêner". Nous ne comprenons pas pourquoi cette même initiative pour lutter contre l’État islamique ne pouvait pas être formulée via le Conseil de sécurité des Nations unies en contact et avec l'accord non seulement du Gouvernement irakien, mais aussi du Gouvernement syrien qui est aujourd'hui, si l'on prend l'armée syrienne, la force la plus opérationnelle qui s'oppose sur le terrain à l’État islamique. Tout le monde est parfaitement conscient que les frappes aériennes ne permettront pas de vaincre ce mal, c'est pourquoi le Président russe Vladimir Poutine, au cours de ses entretiens avec le Prince héritier d'Arabie saoudite Mohammed Ben Salmane et avec le Ministre syrien des Affaires étrangères Walid Mouallem durant ces derniers mois, a formulé des propositions: tous ceux qui comprennent la dangereuse menace émanant de l’État islamique et d'autres groupes terroristes doivent unir leurs efforts, coordonner leurs actions, ne pas se gêner et surtout éviter des confrontations mutuelles. Il est avant tout question des armées irakienne et syrienne, des rebelles kurdes en Syrie et en Irak et des troupes de l'opposition syrienne se composant de citoyens syriens, et non de mercenaires. Bien évidemment, il serait important de coordonner tout cela avec les actions de la coalition, y compris les frappes aériennes contre les positions de l'EI, avec la participation des pays de la région qui apportent un soutien financier et autre aux troupes de l'opposition syrienne. Si nous éliminons de cette équation l'exigence contreproductive de la démission du Président syrien Bachar al-Assad comme condition préalable pour lutter contre le terrorisme, qui constitue actuellement la position de certains de nos partenaires, nous pourrions travailler efficacement. C'est précisément l'objectif visé par l'initiative du Président russe Vladimir Poutine, que nous promouvons activement dans les contacts avec les pays du Golfe, les USA et les Européens.
Question: Depuis quelque temps, l'Europe est submergée par la plus grande vague de réfugiés en provenance du Moyen-Orient depuis la Seconde Guerre mondiale. L'Allemagne a même évoqué l'éventualité de sortir de l'espace Schengen pour réduire le nombre de migrants qui arrivent illégalement dans le pays. D'après vous, quels mécanismes doivent être élaborés par la communauté internationale pour stopper l'afflux de réfugiés?
Sergueï Lavrov: Je voudrais souligner deux aspects: il y a d'abord les mesures, qui doivent être élaborées immédiatement parce que le problème s'aggrave de jour en jour et d'heure en heure, puis la nature systémique de ce problème. Ces "flux" ne viennent pas de nulle part et sont le résultat d'actions très concrètes entreprises avant tout par les pays où les réfugiés tentent de se rendre aujourd'hui. Je veux parler de la situation en Irak, en Libye et, bien sûr, autour de la Syrie. Cette région a été transformée en "zone grise". Je voudrais tout particulièrement parler de la Libye, un immense territoire où il n'y a pas de gouvernement uni. Un gouvernement est reconnu par la communauté internationale et siège dans la ville de Tobrouk, tandis que l'autre, non reconnu, tient la capitale de ce pays - Tripoli. Certains territoires sont contrôlés par l'EI, d'autres par des forces qui n'obéissent à personne. Ce trou "gris", voire "noir" est très pratique pour envoyer des migrants clandestins en Europe depuis le reste de l'Afrique, y compris ses parties "arabe" et "noire". Voilà pour les causes. La crise en Syrie et l'obstination de ceux qui posent le départ de Bachar al-Assad comme condition préalable à tout processus politique sont plus importantes que la lutte contre l'EI – elles exacerbent la crise en Europe.
Dans le cadre de notre présidence du Conseil de sécurité des Nations unies, nous avons suggéré d'organiser le 30 septembre une réunion ministérielle spéciale du Conseil sur le thème "Paix et sécurité internationales: les aspects de plusieurs conflits et de la menace terroriste au Moyen-Orient et en Afrique du Nord". Nous devons parler de tout cela et devront soulever la question du caractère inadmissible de toute coopération avec des forces extrémistes et radicales.
Tout cela pourrait s'appliquer à d'autres régions. Je veux parler des événements qui se sont déroulés hier à Kiev. Après tout, ce sont des extrémistes du parti Svoboda (Liberté) qui, selon le Ministre ukrainien de l'Intérieur Arsen Avakov, sont responsables de la mort d'un soldat de la Garde nationale et de dizaines de blessés parmi les civils. La charte de ce parti annonce l'attachement aux documents des nationalistes ukrainiens qui ont soutenu en 1941 l'ordre hitlérien en Europe. Quand le parti Svoboda a obtenu quelques pour cent aux législatives ukrainiennes en 2012, lui permettant d'envoyer ses députés au parlement, l'UE avait fait une déclaration spéciale appelant les politiciens ukrainiens à ne pas coopérer avec ce parti extrémiste et ultra-nationaliste. A cette époque en Ukraine, personne n'y avait prêté attention. Quand le coup d’État a été perpétré et que ce parti Svoboda a rejoint le gouvernement de coalition, nous avons rappelé à nos collègues européens ce qu'ils pensaient de cette organisation extrémiste quelques années plus tôt. Personne ne niait ce qui se passait et cette position a été affichée publiquement. Mais tout le monde cherchait à nous persuader que tout irait bien en Ukraine. Comme l'a déclaré mon homologue français, "il n'y a rien d'horrible à ce que Svoboda fasse partie de la coalition, de par ses convictions actuelles le parti avance dans la direction du mainstream politique". Le parti Svoboda allait certainement vers le "mainstream politique" selon le point de vue ukrainien.
On ne peut pas flirter avec les extrémistes - et cette remarque concerne également le parti Svoboda et Pravy sektor (Secteur droit). Nous voyons que les tentatives de raisonner ces radicaux ne se soldent que par une politique conciliatrice envers eux, et non par l'abandon de leurs approches inacceptables et antieuropéennes.
Pour revenir au Moyen-Orient, je pense que la question doit être abordée dans toute sa complexité. On ne peut pas ignorer les racines qui engendrent les organisations politiques comme l'EI. De la même manière, il ne faut pas tenter de déformer la vérité. Certains chercheurs américains annoncent aujourd'hui que si les dictateurs n'avaient pas existé, l'EI n'existerait pas non plus. L'histoire de la création de cette organisation n'est pas si compliquée. Plusieurs chercheurs et spécialistes américains expliquent que certains des leaders actuels de cette organisation terroriste (leurs noms sont connus, y compris al-Baghdadi) se trouvaient dans des prisons américaines en Afghanistan. Ils ont été relâchés après avoir purgé une peine pour des crimes reprochés par l'administration américaine, et depuis ils recrutent activement leurs adeptes et agissent dans cette région. Je ne veux pas adopter la posture de celui qui répète "je vous l'avais bien dit". Nous ne voulons pas exulter ni faire constamment de reproches à quelqu'un. Nous voulons simplement que tous ceux qui ont parfaitement conscience de la menace gravissime émanant de l'EI choisissent leurs priorités. Or il n'y en a qu'une: unir les efforts et remettre tout le reste à plus tard. J'espère que nous serons entendus. Du moins, la réaction de nos collègues américains et européens, ainsi que d'un nombre de plus en plus grand des pays du Golfe et d'autres régions, montre qu'ils commencent à comprendre ce qui est plus important aujourd'hui – des ultimatums artificiels concernant le conflit en Syrie ou un travail conjoint pour combattre le mal commun.
Personne ne renonce à la nécessité de respecter les accords sur le règlement de la crise en Syrie. Nous nous en occupons très activement. Hier, j'ai rencontré de nouveau des représentants de l'opposition syrienne. Notre objectif était que divers groupes d'opposition s'unissent sur une plateforme constructive pour dialoguer avec le régime de Bachar al-Assad afin d'élaborer des accords sur la future structure politique de la Syrie, appuyée sur une entente mutuelle. Nul ne rejette ce principe. Ce que je viens de dire a été fixé en 2012 dans le Communiqué de Genève sur le règlement de la crise syrienne. De plus en plus de pays comprennent qu'il faut travailler dans ce sens – faire asseoir toute l'opposition à la table des négociations. Nous avons organisé deux réunions de ce genre à Moscou en février et en avril 2015. En avril a été adoptée la "plateforme moscovite" qui a été largement saluée, même par ceux qui n'étaient pas présents aux négociations. Nos amis égyptiens font les mêmes efforts. Nous coordonnons étroitement notre travail avec eux. Doha a récemment accueilli la rencontre des ministres des Affaires étrangères de l'Arabie saoudite, de la Russie et des États-Unis où nous nous sommes entendus sur le fait qu'à l'étape actuelle, notre tâche commune était d'unir toute l'opposition sur une plateforme constructive pour dialoguer avec le gouvernement de Bachar al-Assad et trouver un accord sur l'avenir de la Syrie, y compris toutes les réformes éventuelles et les lois générales sur la base d'une entente mutuelle. Le travail parallèle pour lutter contre le terrorisme et trouver une solution politique en Syrie doit donc être interprété comme une liaison objective, qui devrait satisfaire les intérêts de tous et servir de base commune pour un travail conjoint.
Question: La semaine dernière, dans le cadre du forum de jeunesse "Territoire des sens", vous avez dit que la Russie recevait de la part des USA des signaux favorables à la reprise d'un dialogue bilatéral. A quelles conditions sommes-nous prêts à y répondre?
Sergueï Lavrov: C'est très simple: ces conditions sont celles d'un dialogue entre deux États qui se respectent. Il est question d'un respect mutuel des positions équitables, de l'attention et de la prise en compte des intérêts réciproques. Pas besoin d'autres conditions. De nombreux mécanismes créés ces 4-5 dernières années sont gelés par nos partenaires américains, qui ont décidé de nous punir - je parle surtout de la Commission présidentielle dont faisaient partie plus de 20 groupes de travail. Il existait des canaux de coopération et de réalisation de projets communs pratiquement dans tous les domaines de communication interétatique: de l'espace à la sécurité nucléaire, des échanges humanitaires aux échanges de jeunesse, etc. Mais on ne peut pas forcer l'amour. Si les choses revenaient à un dialogue équitable dans le respect mutuel, nous accepterions de dialoguer.
Question: L'Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMIO) et l'Académie diplomatique sont sous la tutelle du Ministère russe des Affaires étrangères. Le Président russe Vladimir Poutine a qualifié à juste titre ces établissements de "forge de la diplomatie russe". Le Gouvernement russe, et le Ministère des Affaires étrangères en particulier, ont-ils de nouveaux projets pour la préparation des futurs spécialistes compétents dans le domaine diplomatique?
Sergueï Lavrov: Non, je n'y avais pas pensé car il nous a toujours semblé que l'Académie diplomatique et le MGIMO avaient placé la barre très haut. Et je n'imagine même pas une forme d'apprentissage moderne de formation de spécialistes qui ne serait pas déjà utilisée dans le cadre du MGIMO ou de l'Académie diplomatique. Si vous avez des idées qui ont échappé aux deux recteurs, aux conseils scientifiques et au Ministère des Affaires étrangères, alors nous serions ravis de les entendre.
Question: Pourrait-il y avoir des divergences entre la Russie et ses alliés après la réalisation des objectifs communs dans le cadre des Brics, de l'OCS et de l'UEE?
Sergueï Lavrov: Si l'on parle des intérêts nationaux, dans toute alliance – économique ou militaire – il n'y a jamais de coïncidence à 100%. On rencontrera toujours des différences entre les structures économiques (si l'on parle des processus d'intégration de l'UEE), les niveaux de développement, les particularités historiques, les spécialisations économiques de la population, etc. C'est pourquoi tous les pays ont des liens différents avec les marchés extérieurs. Mais c'est bien le but du développement des projets d'intégration d'arriver à un ensemble de compromis dont le résultat serait bénéfique pour tous. Je suis certains que les accords existants – plus d'une centaine de documents fondant le travail de l'UEE et, avant elle, de l'Union douanière – sont à tel point vérifiés et compris par les spécialistes qu'il est difficile de douter de leur intérêt pour chaque pays qui a fondé et a rejoint par la suite cette union. Je suis convaincu que ce projet est très prometteur. En effet la conjoncture actuelle des marchés mondiaux, notamment des matières premières, ainsi que les fluctuations monétaires, ne permettent d'exploiter entièrement les avantages de cette structure d'intégration et préfigurent un ralentissement de son développement dans un avenir proche. Mais je ne doute pas des fondations déjà posées ni du fait que les accords supplémentaires qui seront élaborés et adoptés garantiront les intérêts à long terme de nos États.
Comme je l'ai déjà dit, nos amis chinois ont fait connaître leur intérêt. Des contacts spéciaux sont en cours entre la commission de l'UEE et la Chine. Sur un plan plus large, comme je l'ai déjà dit, le concept de la Ceinture économique de la Route de la soie intéresse la partie chinoise dans le contexte de l'interconnexion avec les processus d'intégration en UEE et dans cet espace au niveau global. L'OCS joue également son rôle. Si nous observons la situation de manière plus large, les processus d'intégration économique se rejoignent à l'Est avec les nombreuses initiatives d'intégration de l'Asie-Pacifique, et à l'Ouest avec le projet d'intégration de l'UE. Si tout le monde laissait de côté ses ambitions politiques, les conditions préalables et que personne n'écoutait les conseils de ceux qui se trouvent loin de cette région, privilégiant plutôt la poursuite des intérêts nationaux cruciaux, on pourrait peut-être avoir à terme une discussion sur la création de sphères harmonieuses unies par un seul objectif. Théoriquement, nous soutenons depuis longtemps cette approche. Charles de Gaulles parlait d'une Europe unie de l'Atlantique à l'Oural, et ces dernières décennies nous parlons même d'une Europe unie de Lisbonne à Vladivostok. Cela n'est plus rejeté comme une utopie par nos partenaires européens. Nous n'en sommes pas encore aux conversations concrètes, mais comme vous pouvez le voir les idées ne manquent pas. Il faut commencer à en parler professionnellement et de manière dépolitisée, en s'appuyant sur la recherche d'un équilibre des intérêts de tous les États faisant partie des structures déjà existantes.
Question: Quelles sont les perspectives de mise en œuvre des accords de Minsk compte tenu du récent entretien entre le Président russe Vladimir Poutine, la Chancelière allemande Angela Merkel et le Président français François Hollande? Et que pensez-vous de la situation actuelle dans l'ensemble?
Sergueï Lavrov: C'est aujourd'hui le "nerf" principal de la politique européenne. Il n'a pas été mis à vif de notre fait. Nous savons comment cette crise a évolué, sa genèse a été expliquée à plusieurs reprises en détails. Pour résumer en deux mots: la crise politique intérieure depuis fin 2013, le Maïdan, les manifestations, les altercations, les appels à stopper ces altercations pour toutes les parties, l'accord entre le président et l'opposition, qui a été également signé par trois ministres européens des Affaires étrangères. Le lendemain matin l'accord a été piétiné. Au lieu du "gouvernement d'unité nationale" prévu a été annoncée la création du "gouvernement des vainqueurs", dont faisait partie Oleg Tiagnibok, leader du parti Svoboda, que les Européens considéraient comme "infréquentable". Puis ils se sont résignés à sa présence au sein du nouveau gouvernement ukrainien, dont d'ailleurs un activiste a visiblement tué un homme et a fait plusieurs blessés hier. C'est tout. Un coup d’État a été perpétré, dont le premier geste a été la déclaration du Parlement concernant l'annulation des lois garantissant les droits des minorités linguistiques. Ce projet n'a pas été définitivement signé, mais le vote a eu lieu. L'une des "minorités" était celle des locuteurs de la langue russe, qu'il est très difficile de qualifier de minorité car la grande majorité de la population ukrainienne pense et parle russe. Puis il y a eu la Crimée, où le chef du Pravy sektor Dmitri Iaroch a commencé à envoyer des "trains d'amitié" avec des hommes armés. Puis la tentative de prendre le Conseil suprême de Crimée. Tout cela est connu. Quand les habitants de la Crimée et du Sud-Est de l'Ukraine ont déclaré qu'ils ne reconnaissaient pas les résultats du coup d’État et qu'ils souhaitaient vivre selon leurs traditions, on leur a envoyé des commissaires nommés par les gouverneurs ou les dirigeants d'administrations militaires. Ils ont élus leurs gouverneurs populaires. Ils n'ont attaqué personne: ni Donetsk, ni Lougansk, ils ne faisaient la guerre à personne, ils ont simplement élu leurs gouverneurs populaires et voulaient vivre selon leur vision des choses. Sans placer dans une position discriminatoire le russe ou d'autres langues, sans renoncer à leur culture, à la fête du 9 mai, de la Grande Victoire. L'ouest de l'Ukraine ne la célèbre plus, et les nouvelles autorités ont confirmé qu'elles fêteraient l'anniversaire de Bandera et Choukhevitch (collaborateurs nazis), le jour de la création de l'armée insurrectionnelle ukrainienne qui a commis des massacres, y compris parmi les Polonais. Les habitants du Donbass ont dit qu'ils voulaient eux-mêmes décider de leur avenir. Ils n'ont pas commencé la guerre.
Je me souviens qu'à l'époque du Maïdan, avant l'accord entre Viktor Ianoukovitch et l'opposition, les pays occidentaux et les ministres de la Défense de l'Otan avaient adopté un tas de déclarations appelant le Président ukrainien Viktor Ianoukovitch à empêcher l'utilisation de l'armée contre la population. Et en effet, il n'a pas donné l'ordre d'envoyer l'armée ukrainienne contre les manifestants, seulement des troupes antiémeutes Berkout et des policiers, qui n'étaient d'ailleurs pas armés au départ. Il y a eu des provocations, des snipers qui tiraient aussi bien sur les policiers que sur les manifestants. Les tirs venaient de l'immeuble où se trouvait le QG du Maïdan. Andreï Paroubi a été aperçu dans cet immeuble. L'enquête sur cette histoire, à laquelle une commission du Conseil de l'Europe a été dédiée, n'est toujours pas démêlée. Honnêtement, je doute que la vérité soit rétablie, comme dans le cas du massacre d'Odessa le 2 mai 2014. J'ai de très grands doutes. Pour les crimes perpétrés à Odessa, seuls les membres du groupe Anti-maïdan ont été arrêtés alors que les hommes visibles sur les enregistrements, qui tirent sur les gens qui tentent de fuir de l'immeuble en feu, ont disparu.
Immédiatement après le coup d’État, quand le nouveau gouvernement a entendu que le Donbass et la Crimée ne l'acceptaient pas, il a ordonné de lancer son opération "antiterroriste". Nous avons demandé à nos collègues occidentaux s'ils ne pouvaient pas, comme ils l'avaient fait dans le cas de Viktor Ianoukovitch, appeler les nouvelles autorités à ne pas utiliser les armes contre leur propre peuple. Ils n'ont rien répondu, puis ont commencé à appeler publiquement les nouvelles autorités ukrainiennes à faire un usage proportionné de la force dans le cadre de l'opération antiterroriste (qu'ils ont reconnue comme telle). Qu'est-ce que vous en pensez? Pour ma part, je vois mal comment on pourrait être plus hypocrite. Quand j'évoque ce sujet avec mes collègues occidentaux, leur regard fuit honteusement. On appelait Viktor Ianoukovitch à ne pas envoyer l'armée contre la population et il n'a pas donné de tels ordres. Mais on ne fixe pas de telles restrictions au gouvernement arrivé au pouvoir à Kiev par un coup d’État – il est autorisé à utiliser la force contre son propre peuple, mais de manière "proportionnée". Je vous laisse deviner qui déterminera cette échelle.
Faire revenir la situation sur la voie d'un règlement politique a demandé de grands efforts, même si après son élection le Président Petro Porochenko a confirmé l'ordre de poursuivre cette opération antiterroriste au lieu de la paix promise (comme il dit toujours: "Je suis un président de paix"). Les affrontements furent très féroces en août 2014 et c'est seulement quand elle a rencontré une forte résistance que l'armée ukrainienne, ayant subi d'importantes pertes, a accepté de négocier. Les premiers Accords de Minsk ont été signés le 5 septembre 2014 et le 15 septembre, tout en reconnaissant la contribution de la Russie à la signature des Accords de Minsk, l'Union européenne décrétait des sanctions supplémentaires contre Moscou. A notre question de savoir si c'était là leur attitude envers le processus de paix, nous n'avons reçu aucune réponse concrète. Puis il s'est avéré que la procédure d'adoption de ces sanctions avait été complètement close. De nombreux chefs d’État et de gouvernement de l'UE ignoraient tout simplement ce que Bruxelles faisait en leur nom. Aujourd'hui, les autorités de Kiev déclarent publiquement qu'étant donné que la Russie ne remplit pas les Accords de Minsk, les sanctions adoptées en septembre dernier seront prolongées. Le Président ukrainien Petro Porochenko a tenté de s'entendre avec la Chancelière allemande Angela Merkel et le Président français François Hollande. Nous attirons l'attention sur le thème des sanctions uniquement pour que la Russie soit préparée aux "entourloupes" de nos partenaires occidentaux, pour que nous ne dépendions pas d'eux dans les domaines vitaux pour notre pays et notre population.
Les premiers Accords de Minsk ont aidé, pendant un certain temps, à réduire la tension. Mais en janvier l'armée ukrainienne a, malheureusement, reçu un nouvel ordre de changer la ligne de front par la force - la ligne de démarcation, appelez-la comme vous voulez - et elle a été une nouvelle fois repoussée très fermement, après quoi Kiev s'est dit à nouveau prêt à négocier. C'est à ce moment que sont apparus les Accords de Minsk, dits "Minsk 2". Les négociations sur ce document ont duré 17 heures avec la participation personnelle des dirigeants de la Russie, de la France, de l'Ukraine et de l'Allemagne. Ce document n'est plus un simple caprice politique, il est soutenu par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce n'est plus une situation où l'on peut "épuiser" une déclaration politique d'une manière ou d'une autre.
Nous avons l'exemple de précédents où des déclarations politiques adoptées au plus haut niveau ne valaient rien au final. Je veux parler notamment de l'accord conclu dans le cadre de l'OSCE, dans le cadre du Conseil Otan-Russie, selon lequel personne ne renforcera sa sécurité au détriment de celle des autres. C'étaient des déclarations politiques. Quand le système de défense antimissile (ABM) américain a commencé à se développer, il était clair que le segment européen de cet ABM affecterait notre sécurité. Nous avons exposé ces faits et suggéré de traduire la déclaration politique sur le caractère indivisible et l'égalité de la sécurité dans un langage juridiquement contraignant, ce qui nous a été refusé. On avait même proposé de signer un accord spécial. Bien que la déclaration politique ait été adoptée, notre partenaire, l'Otan, a refusé d'en parler.
Une autre déclaration politique avait été validée lors de la création du Conseil Otan-Russie en 1997: nous étions d'accord pour que des forces militaires conséquentes ne soient pas déployées sur le territoire des nouveaux membres de l'Otan. Il était, une fois de plus, question d'une déclaration politique. Nous avons compris que ces dernières années, peu de temps avant la crise ukrainienne, nos voisins otaniens organisaient des exercices qui devenaient permanents, que par rotations ils avançaient leurs unités vers nos frontières sur le territoire des nouveaux membres de l'Otan. Nous avons exprimé nos préoccupations et proposé de réfléchir à une solution. La réponse fut la suivante: "Ce ne sont pas des forces militaires conséquentes". Alors nous avons demandé: "Quelles forces seraient conséquentes?". Réponse: "Bref, n'entrons pas dans les détails pour l'instant". Nous avons donc proposé de signer un accord juridique entre la Russie et l'Otan qui formulerait les paramètres de ce qui serait considéré comme des "forces armées conséquentes" en termes de nombre de militaires et des types d'armement. Ils n'ont même pas voulu en discuter. Il y a donc eu une déclaration politique, mais pas d'engagements juridiques.
J'ai cité ces exemples pour montrer que les Accords de Minsk sont un peu différents. Il y a, certes, une déclaration politique adoptée à Minsk, mais il y a aussi une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui a approuvé à l'unanimité, sans aucune modification, les Accords de Minsk du 12 février 2015. Ces Accords sont rédigés de telle manière qu'il est difficile d'en déformer le contenu, comme c'est le cas actuellement concernant la réforme constitutionnelle en Ukraine. Il suffit de lire ce qui est écrit, à savoir: les amendements à la Constitution ukrainienne en ce qui concerne le Donbass doivent être convenus avec les dirigeants de ces territoires et doivent inclure des éléments concrets de décentralisation. Ces éléments de décentralisation ont été formulés à Minsk personnellement par la Chancelière allemande Angela Merkel et le Président français François Hollande. Cela concerne aussi bien l'usage de la langue russe que les possibilités économiques particulières pour ces régions, leur participation à la nomination des procureurs pour leurs territoires, leur droit de créer une police populaire, etc. Le document de Minsk stipule que tout cela doit être inscrit dans la Constitution ukrainienne en concertation avec Donetsk et Lougansk. Au lieu de cela on y trouve une phrase dans le chapitre "Termes de transition" disant que dans certaines régions de l'Ukraine peut être établi un ordre spécifique d'administration locale autonomie, et les autres points de ces termes doivent simplement expirer dans quelques années. C'est probablement le sort réservé à cette allusion opaque et incompréhensible relative à ce qui est promis à ces territoires. Au lieu de faire des promesses floues et évasives, les autorités de Kiev doivent inclure des termes développés sur l'administration autonome et le statut particulier de ces territoires du Donbass. Je le répète, ce n'est plus une simple déclaration politique qu'il est possible d'ignorer ou de contourner, mais une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, un engagement juridique international. C'est sérieux.
Nous prônons la mise en œuvre à part entière des Accords de Minsk sans aucune ruse ou exception. Nous sommes prêts à apporter notre aide. Nous faisons tout pour qu'en dépit de la position complètement arrogante de Kiev, Donetsk et Lougansk restent à la table des négociations et attachés aux Accords de Minsk, qui se résument à la sauvegarde de l'intégrité de l'Ukraine tout en garantissant les droits de la population du Donbass.
Nous comprenons les difficultés politiques intérieures, les points de vue exprimés au Parlement ukrainien, y compris sur le fait que d'autres régions de l'Ukraine ont également mérité plus de pouvoirs, mais tout cela doit faire l'objet de négociations politiques. Nous sommes prêts à aider en ce sens. Nous entretenons de bonnes relations avec certaines régions de l'Ukraine. D'autres pays ont d'excellents rapports avec Kiev et certaines forces politiques du Parlement ukrainien.
Je suis persuadé que si les pays occidentaux qui exercent une influence décisive sur le comportement de Kiev réunissaient toutes ces forces politiques et leur suggéraient d'agir comme convenu, rien de semblable aux excès d'hier ne se serait produit et les Accords de Minsk commenceraient à être respectés. Nous avons encore une chance.
Aujourd'hui se tiendra une nouvelle conversation téléphonique et une conférence par Skype dans le cadre des sous-groupes du Groupe de contact pour la sécurité et les questions politiques. La réunion du sous-groupe pour les questions politiques se poursuivra également la semaine prochaine. Suite à l'entretien téléphonique du Président russe Vladimir Poutine avec le Président ukrainien Petro Porochenko, puis avec le Président français François Hollande et la Chancelière allemande Angela Merkel pour attirer l'attention sur les problèmes concernant le respect des Accords de Minsk par toutes les parties et chercher des solutions permettant de surmonter les obstacles survenus, nous avons proposé d'organiser d'ici 10 à 12 jours une réunion des Ministres des Affaires étrangères au "format Normandie" (Russie, Ukraine, France, Allemagne). Nous attendons une réponse positive de nos partenaires. Du moins, durant la conversation avec Président russe Vladimir Poutine, le Président français François Hollande et la Chancelière allemande Angela Merkel ont activement soutenu cette idée.