Allocution et réponses à la presse du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors de sa conférence de presse conjointe avec le Secrétaire d’État américain John Kerry et l'Envoyé spécial du Secrétaire général de l'Onu pour la Syrie Staffan de Mistura à l'issue de leurs négociations, Genève, samedi 10 septembre 2016
Bonsoir, mesdames et messieurs!
Je comprends bien votre état de fatigue à cette heure mais, comme l'a dit John Kerry, nous vous remercions de votre patience. Nous sommes également reconnaissants envers nos délégations respectives. Nous espérons que tous ces efforts ne seront pas vains.
Nous avons accompli un travail important depuis le mois de février dernier, respectant les directives de nos présidents. Il s'est poursuivi sans interruption au niveau des experts et des ministres. John Kerry a rappelé que nous avons maintenu des contacts téléphoniques et personnels réguliers.
Comme vous vous en souvenez sans doute, il y a un an notre proposition de lancer une coordination s'était heurtée à une réaction assez froide de nos collègues américains, qui n'étaient prêts à mettre en place qu'un mécanisme permettant de prévenir les incidents inattendus. Puis, comme je l'ai déjà dit, nos présidents ont avancé en février l'initiative d'entreprendre des efforts supplémentaires afin d'assurer un cessez-le-feu stable, ce qui a créé une base pour une série de rencontres qui ont atteint aujourd'hui leur point culminant.
Ce travail a été long, notamment en raison des difficultés sur le terrain et du caractère très compliqué de la situation en Syrie qui implique beaucoup d'acteurs sur le territoire du pays et ailleurs. La méfiance profonde entre les partenaires russes et américains sur la question syrienne et dans d'autres domaines ne nous a évidemment pas aidés. La méfiance et la volonté de torpiller notre accord actuel persistent. Dernier exemple en date, que nous avons évoqué avec John Kerry: l'annonce absolument arrogante de sanctions la veille de la rencontre entre nos présidents en Chine. Même chose concernant l'adoption de nouvelles sanctions après leur rencontre et avant la nôtre. Mais nous ne voulons pas nous offenser. Nous présentons notre position de manière parfaitement claire et estimons - contrairement à d'autres - que le règlement de la crise syrienne n'est pas un sujet sur lequel on peut spéculer. A notre avis, il s'agit de la responsabilité la plus importante des puissances principales, notamment de la Russie et des États-Unis à qui on a confié la coprésidence du Groupe international de soutien à la Syrie. Nous et nos partenaires internationaux, dans la région et ailleurs, devons tout faire pour réunir les conditions qui permettront de régler ce conflit violent.
Malgré tous ces problèmes, malgré la méfiance qui ne cesse de se manifester aujourd'hui, malgré les tentatives de saboter nos accords actuels, nous avons réussi à rédiger un paquet de mesures. Le texte d'aujourd'hui n'est pas le seul. Il en existe cinq. Ce paquet de textes permet d'élargir l'accès humanitaire à la population sinistrée, notamment à Alep, et de renforcer le cessez-le-feu. Tout cela crée les conditions pour un rétablissement du processus de paix, qui traîne en longueur depuis longtemps.
Le point principal de l'accord réside dans le fait que la première initiative concernera une nouvelle confirmation du régime de cessez-le-feu. Nous ferons tout pour que les parties en conflit - sur lesquelles peuvent influer la Russie et les États-Unis - fassent des pas vers cet objectif, confirment encore une fois leur attachement au cessez-le-feu. Ce dernier durera d'abord 48 heures puis sera prolongé de 48 heures pour former la base de son respect constant. Dès que ce régime aura été respecté pendant 7 jours, nous - comme l'a déjà dit John Kerry - créerons un Centre de commandement commun qui permettra aux militaires et aux services secrets russes et américains de résoudre des questions pratiques relatives à la délimitation entre les opposants modérés et les terroristes, ainsi qu'à la séparation de ces deux groupes. Les forces aériennes russes et américaines coordonneront leurs frappes contre les terroristes. Nous nous sommes entendus sur les zones de ces frappes concertées. D'après l'accord approuvé par le gouvernement syrien, ce ne sont que les forces aériennes russes et américaines qui travailleront dans ces régions. Les avions syriens mèneront des opérations sur d'autres territoires, hors des régions concernées par la coopération militaire russo-américaine. Je voudrais souligner que l'objectif de distinguer les terroristes et les opposants modérés, ainsi que de les séparer physiquement sur le terrain, a été fixé comme une priorité majeure par le texte que nous avons adopté.
Autre sujet important: l'aide humanitaire. Le texte adopté aujourd'hui fixe les procédures et les mécanismes d'envoi de cette aide ainsi que ceux des convois commerciaux et civils en coordination avec l'Onu et la Société syrienne du Croissant rouge, notamment dans les quartiers est et ouest d'Alep.
Nous avons également concerté nos pratiques de réaction aux violations du cessez-le-feu, qui entrent dès maintenant en vigueur. Le Jour J, comme l'a dit John Kerry, sera le 12 septembre. Il marquera le lancement d'un grand nombre d'initiatives dans le domaine de la lutte antiterroriste, des livraisons d'aide humanitaire et du renforcement du cessez-le-feu.
John Kerry a souligné que l'important n'était pas le texte mais l'application concrète des ententes qu'il contenait. Avec les États-Unis, nous nous engageons à faire tout notre possible pour que toutes les parties concernées respectent les accords signés. Comme je l'ai déjà dit, les autorités syriennes sont au courant de ces ententes et sont prêtes à les respecter. Elles soutiennent ce que nous avons concerté avec les États-Unis. Nous ferons donc tout notre possible, bien que tout ne dépende évidemment pas de nous. Des fuites publiées dans les médias concernant certains groupes qui se considèrent comme des "comités supérieurs", entre autres, font état d'ultimatums et de refus catégoriques de coopérer. Nous constatons également des menaces contre les convois humanitaires de la part des opposants qui se sont retranchés à Alep. Je voudrais rappeler qu'un convoi humanitaire était prêt à partir dès le 26 août, jour de notre rencontre précédente avec John Kerry ici à Genève. L'Onu et les autorités syriennes étaient prêtes à faire tout le nécessaire mais les opposants ont annoncé qu'ils tireraient sur n'importe quel convoi empruntant la route de Castello. Cette position des rebelles n'a pas évolué. Il faut donc influer sur beaucoup de groupes. Dans ce processus, nous avons déjà fait face à de nombreuses situations où nous étions obligés de faire marche arrière, de trouver des explications à l'impossibilité d'accomplir tel ou tel engagement.
Encore une fois, nous avons rédigé un paquet de documents très solide et concret. Pour des raisons déjà mentionnées par John Kerry, nous ne pouvons pas rendre ces textes publics. Ils contiennent des informations sérieuses et sensibles et nous n'avons aucune envie qu'elles tombent entre les mains de ceux qui tenteront sans doute de torpiller la mise en œuvre des mesures prévues dans le domaine des livraisons d'aide humanitaire et de nos autres engagements. Ces textes entrent officiellement en vigueur lundi 12 septembre.
Je suis très heureux que John Kerry ait souligné que les États-Unis avaient une envie ferme de combattre le Front al-Nosra, et que ceux qui considéraient cela comme une concession à la Russie avaient tort. Il s'agit d'une constatation très importante. Car de nombreux acteurs pensaient que les États-Unis ne voulaient pas vraiment combattre le Front al-Nosra, mais le conservaient en tant que plan B pour renverser le régime. Je salue donc chaudement ces propos de John Kerry.
Nous ne sommes pas au bout du chemin mais au début de nos nouvelles relations. Nous espérons que tous ceux qui sont attachés à la paix, à un État syrien multinational et multiconfessionnel, soutiendront notre entente. Nous comptons sur une coopération très étroite avec nos amis onusiens - l'Envoyé spécial du secrétaire général de l'Onu pour la Syrie Staffan de Mistura et son équipe - car nous sommes convaincus que le lancement de la mise en œuvre de ces accords permettra de réunir les conditions favorables à la reprise des négociations inter-syriennes sur le règlement politique. Nous incitons activement Staffan de Mistura et son équipe à saisir cette occasion.
Question (adressée aux deux ministres): Vous avez indiqué que l'importance de cet accord résidait avant tout dans son application. Le Groupe international de soutien à la Syrie avait déjà conclu un accord de cessez-le-feu avec les autorités syriennes et les opposants en février 2016. Ce dernier avait même été entériné par le Conseil de sécurité de l'Onu. En quoi l'entente actuelle est-elle différente? Comment pouvez-vous être sûrs que vos alliés en Syrie, tout comme l'Iran et l'Arabie saoudite qui soutiennent des parties différentes, seront prêts à respecter les accords que vous mentionnez?
Sergueï Lavrov: Personne n'est en mesure de donner une garantie à 100%: ce casse-tête implique trop d'acteurs aux intérêts divergents. Le fait que nos efforts conjoints, tant côté russe qu'américain, ont permis de créer ce groupe et qu'il réunit sans exception tous les pays capables d'influer sur la situation en Syrie - notamment l'Arabie saoudite et l'Iran que vous avez mentionnés - constitue déjà d'après moi un grand accomplissement. Il faut pourtant utiliser les capacités du Groupe de manière raisonnable et éviter des situations où les réunions se transforment en discussions émotionnelles. Il faut tout préparer en avance et de manière méticuleuse. Nous devrons présenter au Groupe les documents que nous avons adopté aujourd'hui, et leur contenu essentiel. Nous présenterons également un rapport au Conseil de sécurité de l'Onu. Je compte sur le soutien de ces deux structures. Nous ne voyons aucune alternative à un dialogue inclusif. Cette inclusivité doit toucher les négociations inter-syriennes ainsi qu'un cercle extérieur qui devrait être activement impliqué à la mise en œuvre de ces accords.
Question (adressée à John Kerry): Votre administration a suivi pendant 7 ans la même politique de sanctions et de pression envers la Corée du Nord. Le Conseil de sécurité de l'Onu - y compris la Russie - a adopté des mesures élargies mais cela n'a fait qu'intensifier les provocations et les programmes militaires de la Corée du Nord. Pourquoi ne peut-on pas introduire un embargo contre ce pays ou lancer des négociations fermes?
Sergueï Lavrov: Nous avons fait aujourd'hui une déclaration spéciale concernant la situation sur la péninsule coréenne et souligné le caractère inacceptable des actions de la Corée du Nord, qui violent les résolutions du Conseil de sécurité de l'Onu et que nous considérons comme un mépris de Pyongyang envers les normes du droit international. Nous ne pouvons pas accepter que des tentatives de torpiller le régime de non-prolifération - c'est-à-dire des menaces pour la paix et la sécurité - passent inaperçues. D'un autre côté, vous avez raison de souligner que la situation actuelle témoigne du fait que les diplomates devraient probablement être plus créatifs au lieu de réagir à chaque hausse de tensions par des sanctions. Je suis certain qu'il faut condamner ces aventures dangereuses des autorités nord-coréennes, sans toutefois entreprendre des mesures susceptibles de renforcer davantage les tensions et de pousser la région au bord du conflit armé. Cela ressemble à la situation que nous avions connue autour du programme nucléaire iranien ou du démantèlement de l'arsenal chimique syrien quand tous les participants, y compris les États-Unis et la Russie, avaient recouru à des approches très créatives. Je suis sûr que la méthode du bâton et de la carotte laissent une certaine place libre pour réfléchir à la situation de manière créative et élaborer des approches permettant de faire baisser les tensions sur la péninsule coréenne, tout comme en Asie du Nord-Est en général. Nous travaillons dans ce domaine et estimons qu'il est trop tôt d'enterrer les négociations à six. Il faut chercher des moyens de les relancer.
Question (adressée à John Kerry): Ma question concerne la reprise du dialogue politique entre l'opposition et Damas. Comme la Russie et les États-Unis se sont accordés aujourd'hui sur des questions très compliquées, Washington pourrait-il accomplir ses engagements et influer sur l'opposition pour la mener à la table des négociations?
Sergueï Lavrov (répond après John Kerry): La reprise rapide des négociations n'est pas une question que les États-Unis peuvent résoudre seuls. Il s'agit d'une exigence du Conseil de sécurité de l'Onu, la résolution 2254, qui affirme que les négociations doivent être inclusives et réunir toutes les parties syriennes, notamment des groupes formés lors des rencontres à Moscou, au Caire, à Riyad et ailleurs. Le mandat du Conseil de sécurité est très clair à ce sujet. L'Onu doit respecter ce mandat en assurant le caractère inclusif des négociations inter-syriennes qui, comme nous l'espérons, reprendront bientôt à Genève.
Nous constatons que certains pays tentent d'organiser des provocations et de présenter l'un de ces groupes comme le représentant unique de l'opposition prêt à participer aux négociations sur l'avenir de la Syrie. On tente même de légaliser ce groupe en l'invitant au secrétariat de l'Onu. Nous remarquons ces tendances et estimons qu'elles contredisent radicalement ce que nous avons adopté dans le cadre du Groupe international de soutien à la Syrie sous la présidence russo-américaine et des résolutions du Conseil de sécurité de l'Onu. Les pays qui chapeautent telle ou telle structure d'opposition doivent prendre conscience de leur responsabilité, ne pas tirer la couverture à eux et ne pas penser à leurs ambitions mais au peuple syrien, à l'unité de ce dernier et de l’État syrien.