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Allocution et réponses aux questions du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors du deuxième Forum international scientifique et d'experts "Lectures Primakov", Moscou, le 30 juin 2017

1298-30-06-2017

Monsieur Dynkine,

Monsieur Kissinger,

Mesdames et messieurs,

Chers collègues,

C'est un grand honneur pour moi de prendre la parole à l'occasion de ce deuxième Forum international scientifique et d'experts "Lectures Primakov", organisé sous l'égide de l'Institut de l'économie mondiale et des relations internationales de l'Académie des sciences de Russie.

Je voudrais saluer la présence d'un nombre de grands scientifiques, d'hommes politiques et d’État, de diplomates, russes mais aussi étrangers.

Dans le contexte international actuel assez compliqué, la convergence des efforts scientifiques et la recherche dépolitisée et réellement professionnelle de moyens optimaux de surmonter des problèmes communs d'actualité méritent le respect et un soutien sincères.     

Le Ministère russe des Affaires étrangères constate que les "Lectures Primakov" visent à étudier tout un ensemble de questions d'actualité en s'appuyant sur l'expérience de nos grands prédécesseurs, notamment l'utilisation de l'héritage créatif très diversifié de Evgueni Primakov. Evgueni Primakov, homme d’État et public éminent, diplomate, chercheur et penseur, a non seulement apporté une contribution considérable au développement des points-clé  de la doctrine de la politique étrangère russe - leur justesse a été démontrée par le temps -, mais a aussi grandement favorisé la compréhension globale des processus complexes du monde "post-bipolaire", qui - comme on le constate - ne correspondent pas à la logique simplifiée de la "fin de l'histoire".

La Russie a honnêtement accompli sa partie des "devoirs à la maison" concernant l'élimination de l'héritage de la guerre froide, a fait beaucoup d'efforts pour renforcer la confiance et la compréhension mutuelle dans la région euro-atlantique et dans le monde en général. Parmi les initiatives les plus remarquables je voudrais notamment souligner le rôle sans doute décisif de Moscou dans la réunification de l'Allemagne, ainsi que le retrait des troupes de l'Europe centrale et orientale et des pays baltes. A l'époque, nous ne cachions pas nos cartes, agissions sans aucune arrière-pensée ni agenda double. Il faut rappeler que c'est notre politique qui a permis aux Européens d'économiser des fonds colossaux depuis un quart de siècle, en réduisant leurs dépenses militaires pour réorienter les moyens libérés vers le développement social et économique de leurs États, ainsi que l'augmentation du bien-être des citoyens.       

Malheureusement, le monde n'est pas devenu plus stable ni plus prévisible. Nous avons plus d'une fois évoqué les raisons de la dégradation de la situation internationale, le caractère non-viable du système unipolaire, la contre-productivité des actions unilatérales, les dangers du sabotage du droit international provoquant l'élargissement du recours à la force dans les affaires internationales.  

Il n'existe aujourd'hui plus aucun doute concernant l'épuisement du modèle "libéral" de la mondialisation, enraciné dans les années 1990, et notamment sur sa composante économique visant à assurer le leadership et la prospérité d'une poignée d’États au détriment du reste du monde. Il a déjà montré son manque de résistance à des défis divers et son incapacité à résoudre efficacement de nombreux problèmes existants, bien que ses slogans extérieurs semblent nobles.

Des possibilités supplémentaires, ouvertes à l'humanité par l'installation d'un nouvel ordre industriel et technique, n'ont pas diminué l'écart de développement entre les pays riches et les États pauvres. Au contraire, ce dernier n'a cessé de croître depuis des décennies. L'économie et les finances mondiales font face à une volatilité persistante. Le changement climatique fait apparaître des risques sérieux. La pauvreté, l'insécurité sociale et la concurrence s'aggravant pratiquement tous azimuts favorisent la croissance de l'isolationnisme, du protectionnisme, du nationalisme, de l'extrémisme et de la migration non-maîtrisée.     

Ce modèle de mondialisation focalisé sur l'Occident, la volonté persistante d'analyser les autres à travers le prisme des valeurs pseudo-libérales, d'imposer des changements de l'extérieur sans se soucier des spécificités locales et d'utiliser la force pour changer des régimes indésirables ont eu un revers: la percée du terrorisme international. Les attentats incessants dans différentes régions du monde et la crise migratoire qui frappe l'Europe montrent le caractère illusoire des tentatives de former des "îlots de sécurité", de se cacher dans une "baie calme" ou de résoudre ses problèmes sans s'appuyer sur une coopération multilatérale élargie.

Nous sommes surtout préoccupés par la hausse spectaculaire de la cybercriminalité, une utilisation de plus en plus fréquente des technologies d'information et de communication afin d'influer sur la situation sociale, politique ou économique et de manipuler l'opinion publique pour accomplir des objectifs intéressés. Une autre source de danger est la propagande dans le cyberespace des idées extrémistes et le recrutement de citoyens par des organisations terroristes internationales. La Russie tente depuis des années de faire adopter sous l'égide de l'Onu des règles universelles de conduite responsable des États dans le cyberespace. Nous attendons toujours une réaction à nos propositions.

Il est évident que dans un avenir proche, le monde fera toujours face à un nombre de problèmes à long terme, voire civilisationnels. Comme l'a récemment souligné le Président russe Vladimir Poutine lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, nous ne devons pas et n'avons pas de droit de gaspiller nos forces et notre temps pour des querelles, des conflits et des jeux géopolitiques. Nous avons besoin d'approches sages et réfléchies prévoyant le renoncement à la volonté de domination globale, à la politique vicieuse du "deux poids, deux mesures".

Aujourd'hui, nous faisons tous partie du processus objectif de formation d'un ordre mondial polycentrique, évoqué et décrit en détail par Evgueni Primakov. Son talent scientifique et son approche véritablement systémique ont permis d'identifier le principal, de comprendre le sens des mouvements tectoniques sur l'arène internationale. Personne ne peut discuter le fait qu'il s'agit d'une tendance naturelle liée à un rééquilibrage des forces globales et au renforcement de l'identité culturelle et civilisationnelle dans le monde actuel. Nous avons tous intérêt à ne pas restreindre ce processus, à assurer sa stabilité et sa prévisibilité, à faire tout pour qu'un ordre mondial renouvelé et épuré sur la base des principes de la Charte de l'Onu soit juste et démocratique et pour que la mondialisation joue un rôle unificateur tenant compte des intérêts de tous les acteurs du dialogue international et assurant un avenir stable et sécurisé à toute l'humanité.

L'apparition de nouveaux centres de puissance économique sûrs de leurs capacités, et d'une influence politique liée à ces derniers, exige un niveau plus élevé de confiance mutuelle - ce qui est impossible sans respect des principes fondateurs de la vie internationale tels que la souveraineté des États, la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, une résolution pacifique des conflits. Il est nécessaire de s'entendre sur une interprétation unifiée des principes et des normes du droit international. Dans ce contexte, on ne peut pas surestimer l'importance de l'Onu , qui jouit d'une légitimité universelle. Les pratiques de ces derniers temps montrent que des actions solidaires s'appuyant sur l'autorité sous forme de résolutions appropriées du Conseil de sécurité sont en mesure d'assurer un progrès considérable dans la résolution de problèmes très compliqués et emmêlés.    

Toutes les tentatives d'adapter les institutions datant de l'époque de la confrontation bipolaire aux réalités du XXIe siècle sont vouées à l'échec. Ainsi, l'Alliance atlantique suit toujours la logique de la guerre froide, essayant de trouver une justification à son existence. En même temps, elle a fait preuve de son incapacité à trouver une réponse adéquate à la croissance de la menace principale de nos jours qu'est le terrorisme. Qui plus est, les actions de l'Otan ont sérieusement déstabilisé - et ne cessent toujours de la faire - le système sécuritaire européen. Tout cela contredit évidemment les aspirations des peuples du continent européen.

Les relations internationales se trouvent aujourd'hui à un carrefour très important. Le chemin choisi définira le visage du monde d'ici 15 ou 20 ans, voire encore plus tard. Soit nous continuerons à perdre du temps, à gaspiller nos ressources et nos fonds ce qui pourrait se solder par une nouvelle course aux armements, un élargissement ultérieur de l'insécurité, du chaos et de l'ingouvernabilité, soit les centres principaux de civilisations arriveront à se mettre d'accord pour unir leurs efforts sur la base d'un partenariat international élargi avec un rôle de coordinateur principal de l'Onu. La Russie soutient fermement le deuxième scénario. Nous sommes toujours prêts à travailler conjointement avec tous ceux qui le veulent également, afin de résoudre efficacement les problèmes-clé du développement mondial. Notre approche visant des efforts collectifs et multilatéraux pour renforcer la sécurité et établir une coopération élargie, égalitaire et mutuellement avantageuse, est partagée par la majorité de la communauté internationale.        

La Russie continuera à suivre cette logique, à proposer un agenda international pacifique, positif et orienté vers l'avenir, à jouer le rôle de facteur équilibrant de la stabilité globale. Nous continuerons d'élargir la coopération avec nos partenaires au sein des organisations de nouveau type telles que G20, les BRICS, l'OCS, l'UEEA et d'autres groupes dans l'espace de la CEI où il n'a y pas de "commandants", ni de "commandés", où toutes les décisions sont adoptées sur la base d'un consensus établi et en tenant compte de tous les participants.

Les relations entre la Russie et les États-Unis ont une importance particulière dans le monde actuel, car elles jouent un rôle décisif dans la résolution de nombreux problèmes internationaux: de l'assurance de la stabilité stratégique au règlement des crises régionales. Nous constatons la préoccupation de la plupart des pays du monde face à l'état anormal de ces relations, qui sont actuellement otages de la lutte politique intérieure américaine.

Nous espérons que la rencontre annoncée des présidents Vladimir Poutine et Donald Trump à Hambourg permettra d'éclaircir les perspectives de la coopération russo-américaine. Je compte sincèrement sur un triomphe du pragmatisme et de la volonté de défendre les intérêts nationaux par des mesures réalistes et les plus efficaces possibles. Cette approche a toujours été chère à Henry Kissinger, qui assiste aujourd'hui à ces "Lectures Primakov" très importantes, "patriarche" de la politique étrangère américaine et ami proche d'Evgueni Primakov.

Chers collègues,

La communauté scientifique et d'experts doit jouer un rôle actif dans l'analyse détaillée et complexe de la situation internationale. Je voudrais rappeler qu'Evgueni Primakov accordait à ce travail une importance particulière. C'est à son initiative qu'on a créé le Département des problèmes globaux et de relations internationales de l'Académie des sciences de Russie et la Centre d'analyse des situations de l'Académie des sciences de Russie. J'espère que le potentiel important des "Lectures Primakov" restera pleinement en demande dans l'intérêt d'une analyse objective de nombreux problèmes d'actualité, de la recherche de moyens d'un règlement durable de ces derniers et de l'assainissement de la situation dans le monde en général.

Merci de votre attention.

Question: Comme l'on sait, le Président russe Vladimir Poutine devrait s'entretenir avec son homologue américain Donald Trump. La situation est assez grave dans les relations bilatérales. Quelles sont, selon vous, les attentes de Vladimir Poutine concernant cette rencontre?

Sergueï Lavrov: Je pense que le Président russe Vladimir Poutine, tout comme son homologue américain Donald Trump, se laissent guider par les intérêts nationaux de leur pays et comprennent ces derniers mieux que les autres.   

Je me rappelle quand je travaillais à New York, il y a très longtemps. A l'époque, Ehud Barak, Ministre israélien de la Défense, était venu en visite aux USA. L'ambassadeur israélien avait organisé un dîner lors duquel nous, Henri Kissinger et moi, nous trouvions à la même table que notre hôte et Ehud Barak. Tout cela a eu lieu quelques jours après la nomination d'Evgueni Primakov au poste de Ministre russe des Affaires étrangères (en janvier 1996). Un des invités présents à notre table a demandé à Henry Kissinger quelle était sa réaction à la nomination d'Evgueni Primakov comme Ministre des Affaires étrangères après une période libérale assez longue dans la politique extérieure de la Fédération de Russie. Henry Kissinger a répondu qu'il préférait toujours avoir affaire à des personnes qui comprenaient leurs intérêts nationaux. Je pense que les présidents Vladimir Poutine et Donald Trump comprennent ces intérêts. Je ne vais pas formuler d'attentes car l'essentiel est que nous mettions fin à une période anormale dans nos relations: les leaders des deux puissances principales n'ont jusqu'à présent parlé que par téléphone, sans s'entretenir en tête-à-tête. Oui, le secrétaire d’État Rex Tillerson est venu chez nous alors que le Président américain Donald Trump m'a accueilli à la Maison blanche, mais un contact personnel des présidents est très important et doit s'ajouter aux entretiens téléphoniques qui montrent par ailleurs leur volonté de surmonter l'anormalité actuelle et de se mettre d'accord sur des questions concrètes dont dépendent nos relations bilatérales, les intérêts des entreprises des deux pays et la résolution des problèmes internationaux.   

Il s'agit de la crise ukrainienne, du règlement du conflit syrien ou encore des derniers événements liés aux accusations contre Damas indiquant que les forces gouvernementales auraient utilisé des armes chimiques le 4 avril dernier à Khan Cheikhoun. Il est à noter que l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques a réagi de manière assez ambiguë, refusé de se rendre sur le terrain et de présenter des informations: elle a même présenté hier un rapport indiquant qu'elle n'était pas certaine que le sarin découvert sur les lieux, comme on l'a dit, avait été jeté à l'aide de bombes aériennes. Elle ne sait donc pas l'origine de ce gaz alors que la pression augmentait de manière artificielle depuis des mois - indépendamment de l'interlocuteur ou du sujet (je doute que ce soit une surprise pour vous), sur ces questions ou sur n'importe quelle autre, si nous évoquons nos arguments à nos partenaires européens ou aux représentants de structures internationales, on nous chuchote qu'il nous faut nous entendre avec les Américains et que le reste sera très facile à régler. Je ne dis pas qu'il s'agit forcément d'une mauvaise chose. La situation est telle que la Russie et les États-Unis ont en effet besoin de s'accorder, mais nous ne pouvons pas oublier les autres puissances qui ont leurs propres intérêts dans certaines régions du monde. Cela montre tout simplement que garder ce caractère anormal de nos relations serait une erreur énorme qui fait souffrir de nombreux acteurs.

J'espère que cette rencontre sera un triomphe du pragmatisme, du réalisme et de la compréhension du fait que tout pays peut défendre ses intérêts nationaux de manière plus efficace en travaillant "de concert" plutôt qu'en "solo". 

Question: Henry Kissinger a dit que d'un point de vue historique la Russie n'acceptait pas souvent des compromis et essuyait donc des défaites sur telle ou telle question. Pensez-vous que nous sommes "hors de notre ligue" sur certains points de l'agenda international?

Sergueï Lavrov: Tout dépend de celui qui analyse la situation. Je ne sais pas si la communauté des politologues estime que nous "jouons hors de notre ligue". J'entends toujours des critiques selon lesquelles nous nous serions à tort mêlés aux conflits dans le Donbass et en Syrie. Il faut probablement adopter une approche complexe de la nature de telle ou telle nation, de tel ou tel peuple. Il s'agit dans ce cas-là de gens qui ne veulent que "du pain et des jeux": ils font fi de leur image sur l'arène internationale - des acteurs sérieux, responsables, indépendants ou dignes – ou ceux qui sont prêts pour cela à soutenir n'importe quel caprice de leur hégémon. Il est très important pour moi que tout le monde le comprenne.

Je ne veux pas tirer de parallèles mais j'ai récemment entendu sur une de nos chaînes une discussion examinant pourquoi nous n'avions pas cédé Leningrad aux Allemands: cela aurait permis d'assurer le bien-être et de sauver des vies. Mais pour moi cette question n'existe pas. Laissons tout cela à ceux qui analysent la situation, tentent de la définir sur la base des critères par lesquels ils se laissent guider en tant que politologues et analystes.  

Est-ce que notre conduite aurait correspondu à notre poids dans la politique internationale si nous avions silencieusement accepté le coup d’État en Ukraine, abandonné les Russes et les russophones après que les premières actions des organisateurs de ce coup d’État anticonstitutionnel soutenu de l'étranger ont été d'interdire de nombreuses activités liées à la langue russe, de discriminer cette dernière, d'annoncer qu'il fallait chasser tous les Russes de la Crimée car ils ne "penseraient jamais en ukrainien"? Aujourd'hui, cela n'a plus aucune importance. Si nous avions agi de cette manière, nous aurions trahi notre civilisation, que nos ancêtres ont mis en place depuis des siècles pour l'élargir dans des espaces énormes, comme l'a dit Henry Kissinger. On voit la même chose en Syrie. Certains leaders de la communauté internationale veulent faire à tout prix chuter le Président syrien Bachar al-Assad, comme cela a été le cas avec Mouammar Kadhafi. Il s'agit d'un blocage direct à l'aide de terroristes auxquels on espère faire entendre la raison par la suite. Faut-il souligner qu'il ne s'agit pas de notre ligue et qu'il faut laisser y jouer ceux qui y sont habitués, alors que nous avons souffert du terrorisme plus que n'importe quel autre pays pendant notre histoire postsoviétique, et que de tels accords sales avec des criminels contredisent tous les fondements du droit international et les principes de la Charte de l'Onu? Je ne sais pas s'il s'agit de notre affaire, mais notre affaire est de protéger tout ce qui a été établi après la Grande victoire de 1945. Je n'ai pas d'autre réponse à cette question. Encore une fois: cela dépend du goût, de l'éducation et des opinions politiques. Moi, j'ai tenté de présenter les miennes.     

Question: Aujourd'hui, une rencontre des présidents ne suffit malheureusement pas dans tous les cas pour persuader les citoyens de leur pays. Ainsi, le Congrès américain joue un rôle énorme dans la formation de la politique étrangère du pays. La Russie a-t-elle, selon vous, assez de moyens de communication avec des membres du Congrès américain qui agissent sur la base des informations présentées par des lobbyistes et des médias pas toujours très bien informés sur la Russie? Envisagez-vous une nouvelle vague de communication afin de transmettre directement la vérité et notre point de vue, y compris via les canaux de la diplomatie populaire?

Sergueï Lavrov: Il ne s'agit pas d'une nouveauté: le Congrès américain a toujours joué un rôle très important - prévu par la Constitution américaine - en politique étrangère, tout comme dans de nombreux autres domaines. Qui plus est, il n'existe pour le moment pratiquement aucun canal de communication. Je vois dans l'audience Alexeï Pouchkov et d'autres parlementaires russes. Depuis des années, bien avant les dernières élections américaines, on a eu des tentatives d'établir de tels contacts. On a même organisé des rencontres fructueuses en marge de forums internationaux. Aujourd'hui, les législateurs américains, y compris les chefs des commissions internationales du Congrès, ont décidé de prendre une pause, comme nous l'indique Washington. Il s'agit de mon interprétation très polie de ce qu'on nous a dit.

A mon avis, il s'agit d'une approche incorrecte car les liens interparlementaires - comme le montre l'expérience de nos relations avec la majorité écrasante des États - constituent un canal très important: les parlementaires représentent des pays où ils ont été élus par des élections appropriées. Il ne faut pas donc se replier sur soi, même compte tenue de la tradition américaine selon laquelle la plupart des membres du Congrès ne se déplacent même pas à l'étranger. Il y a pourtant des acteurs actifs - des congressistes, des sénateurs, des membres de la Chambre des représentants - qui se consacrent à la politique étrangère. Beaucoup de ces hommes politiques ont apporté une contribution considérable aux relations entre l'URSS et les États-Unis, la Russie et les USA. Il existe là-bas des gens qui comprennent la situation dans le monde et ont intérêt à débloquer les canaux de communication interparlementaire.

Les États-Unis font pourtant face à une situation très particulière, à une "chasse aux sorcières". Personne ne veut donc faire ce qui aurait été tout à fait normal dans un autre contexte, mais est considéré actuellement comme un signe de "sorcellerie". Les gens ont très peur, mais je pense que cela passera, qu'il s'agit d'une anomalie absolue de la vie politique des États-Unis - certains tentent de rejouer les élections sans présenter aucun fait crédible - qui ne peut pas durer longtemps. La société et le système politique américains ont l'instinct de survie. J'espère que cela sera en effet le cas. Quant aux contacts au niveau de la diplomatie publique, des ONG et des centres de politologie, ils sont, d'après moi toujours maintenus, bien que nos collègues des think-tanks russes ressentent une certaine réserve de nos partenaires américains pour les mêmes raisons. Personne ne veut actuellement être publiquement en contact avec la Russie.    

Question: Comme vous l'avez justement remarqué, la situation dans le monde dépendra grandement d'un accord éventuel entre les Russes et les Américains. Il semble pourtant que les Américains se soient déjà entendus avec les Chinois. Est-ce que cela facilite ou complique l'objectif russe?

Sergueï Lavrov: Il s'agit encore une fois de jeux à somme nulle, de la théorie d'un "grand complot international", du "grand échiquier" de Zbignew Brzezinski ou des choses décrites par Henry Kissinger dans son livre "De la Chine". Ce triangle est utilisé par de nombreuses personnes dans beaucoup de configurations. Rappelez-vous de la Chimérique qui devrait, selon certains, se former pour gouverner le monde. A mon avis, il s'agit d'un scénario irréaliste. Premièrement, cela ne rendra pas plus stable le système international qui cherche de nouveaux fondements après la disparition du monde unipolaire. Ses piliers son assez compréhensibles: ce sont des pays qui se développent le plus activement et élargissent le cercle des leaders du développement mondial. Tout cela est actuellement en mouvement et le restera probablement  assez longtemps. On ne peut pas l'arrêter, mais il faut y ajouter de la stabilité. C'est ce que tout le monde fait actuellement. Dans ce contexte, on ne peut pas dire qu'un modèle où les États-Unis et la Chine se réunissent contre la Russie ou la Russie et la Chine affrontent les États-Unis puisse être productif.  

Il est pourtant tout à fait réel de comprendre comment nos trois pays pourraient aider à résoudre des problèmes internationaux compte tenu de leur influence sur l'économie et les affaires mondiales. Dans toute situation concrète, notamment dans des pays où de nombreuses choses dépendent des cycles électoraux, comme aux États-Unis, des hommes politiques pourraient être tentés de mener un jeu en leur faveur, de tromper un peu leurs partenaires pour obtenir des points géopolitiques aux yeux de leurs électeurs, de recourir à des ruses et à des comportements pas tout à fait honnêtes. Cela arrive et pourrait bien se poursuivre. Il existe sans doute, dans certains pays, des partisans de ces jeux où il faut se réunir avec les uns contre les autres. C'est la vie. Cela arrive souvent dans la vie quotidienne, au sein des familles dans les relations avec des proches et des amis. Il n'y a ici rien de nouveau. On ne l'éradiquera probablement jamais.

Je veux être parfaitement clair: il faut tenter de s'accorder de manière honnête bien que ce soit étranger à la nature humaine.

Vous rappelez-vous de l'histoire sur le voyage de Vassili Tchapaïev à Monte Carlo? On a distribué les cartes et les joueurs ont commencé à annoncer leurs résultats. L'un d'eux dit alors qu'il avait 21. Tchapaïev lui a demandé de montrer ses cartes mais on lui a répondu qu'il était de bon ton de le croire sur parole. Dès ce moment-là Vassili Tchapaïev avait toujours les meilleures cartes. Aujourd'hui, nous constatons une chose similaire avec les accusations antirusses. On nous accuse de lancer des cyberattaques sanctionnées par l’État, de nous ingérer dans la campagne électorale aux États-Unis et dans de nombreux pays européens… On accuse Bachar al-Assad d'utiliser des armes chimiques, on incrimine la Russie et d'autres pays d'autres crime, en se laissant guider par la même maxime: dans la société civilisée il est de bon ton de croire sur parole.

Premièrement, la communauté internationale a beaucoup de couleurs et de facettes. Deuxièmement, le Président américain Ronald Reagan a prononcé cette phrase célèbre: "Faites confiance, mais vérifiez". Nous ne ferons confiance qu'aux faits plutôt que de croire sur parole.

Question: Que pensez-vous de l'avenir de l'Union européenne? Beaucoup de personnes à Moscou estiment qu'elle va se dissoudre, alors que d'autres la considèrent comme imparfaite. Que faut-il attendre des relations entre la Russie et l'UE? Vous avez mentionné lors de la réunion d'automne du club Valdaï qu'il valait mieux que l'Europe joue un rôle plus actif. De quel rôle pourrait-il s'agir dans le contexte actuel?

Sergueï Lavrov: Vous avez commencé votre question par l'affirmation selon laquelle beaucoup de personnes à Moscou étaient persuadées de la dissolution imminente de l'UE et de son caractère imparfait. Je pensais que de telles assertions appartenaient aux plusieurs leaders européens. A Moscou, nous ne faisons que suivre la situation en Europe. Ce sont les pays européens qui en parlent. Je ne vais pas les nommer pour qu'on ne les accuse pas de complot avec les Russes visant à torpiller l'unité de l'Union européenne.

Encore une fois: ce sont les pays européens qui l'indiquent. Il existe même des initiatives d'hommes politiques actifs prévoyant de suivre l'exemple britannique et d'organiser un référendum sur une sortie éventuelle de l'Union européenne. Nous constatons tout cela sans aucune joie méchante, ni satisfaction. Nous nous rendons compte que nous sommes dans tous les cas incapables d'influer sur les événements actuels en Europe. Ces processus, cette "fermentation" doit se calmer.   

Nous avions et avons toujours intérêt à voir une Europe unie qui parle d'une seule voix. Malheureusement, cette voix unie de l'UE se forme actuellement selon le diapason le plus bas, sur la base du dénominateur commun le plus bas et de la position de la minorité russophobe. Les gens qui ont une vision constructive des relations avec la Russie et comprennent le caractère contre-productif de la situation actuelle et de l'accentuation ultérieure au sein de l'UE de l'attitude de confrontation par rapport à la Russie font un geste vague et soulignent leur principe de solidarité et de consensus. Mais, comme je l'ai déjà dit, un consensus signifie un point d'équilibre entre deux positions extrêmes. L'Union européenne ne suit pas ce principe dans sa politique russe ces dernières années, mais fonde son consensus sur les positions extrémistes et antirusses d'une poignée de pays. Tout le monde sait parfaitement de qui il s'agit.

Nous voulons que la politique de l'Union européenne envers la Russie ou n'importe quel autre partenaire se base sur l'équilibre d'intérêts au sein de l'UE au lieu des diktats de la minorité par rapport à la majorité. 


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