Entretien de Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, avec la chaîne de télévision RT, l'agence Sputnik et l'agence de presse Rossiya Segodnya, Moscou, 20 juillet 2022
Question: Vous venez de rentrer d'un voyage d'affaires et vous repartez de nouveau. Nous sommes tellement "isolés au niveau international" que vous vous retrouvez rarement à la maison.
Une question de la part des abonnés. Nous, qui agissons sous diverses formes - des députés aux fonctionnaires - soit nous négocions avec l'Ukraine, soit nous ne le faisons pas, soit nous disons qu'il est impossible de négocier, soit qu'il serait bon de le faire. Cela a-t-il le moindre sens ou s'agit-il d'un simple décorum diplomatique?
Sergueï Lavrov: Cela n'a aucun sens dans la situation actuelle. Hier à Téhéran, le président de la Fédération de Russie a abordé ce sujet lors d'une conférence de presse à l'issue de ses entretiens avec les chefs de l'Iran et de la Türkiye. Vladimir Poutine a rappelé une nouvelle fois qu'au début de l'opération militaire spéciale, les dirigeants ukrainiens avaient demandé des négociations. Nous n'avons pas refusé. Nous nous sommes attaqués au processus de manière honnête, mais les premiers cycles qui ont eu lieu en Biélorussie ont déjà révélé le manque de motivation quelconque du côté ukrainien de discuter sérieusement de quoi que ce soit. Nous avons alors transmis notre évaluation de la situation en faisant savoir que si Kiev voulait travailler de manière sérieuse, il fallait qu'il présente quelque chose "sur le papier" pour bien comprendre de quel type d'accords il avait l'intention de parler. La partie ukrainienne a remis un document, que nous avons soutenu (le chef de l'État russe a encore une fois rappelé ce détail hier) et nous étions prêts à conclure un accord sur la base de ses principes. Nous avons préparé et rédigé, sur la base de leur logique, un document approprié qui a été transmis à la partie ukrainienne le 15 avril dernier. Depuis, nous n'avons plus entendu parler d'eux, mais nous entendons autre chose - ce que le chancelier allemand Olaf Scholz, Boris Johnson (qui ne le fait apparemment plus), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et "diplomate en chef" Josep Borrell disent: "L'Ukraine doit "gagner sur le champ de bataille" et ne devrait pas se lancer dans des négociations parce qu'elle a une "position faible sur le front"; elle doit avant tout corriger cette situation, commencer à "dominer" les forces militaires russes, les milices de Donetsk et de Louhansk et seulement après commencer à discuter d'une "position de force". Je crois que c'est "en faveur des pauvres".
Question: "En faveur des pauvres" – parce que l'Ukraine n'y arrivera pas?
Sergueï Lavrov: Elle n'y arrivera pas. Ils ne seront jamais capables de formuler quoi que ce soit qui mérite une attention sérieuse du public. Nous l'avons compris. Ce n'est un secret pour personne qu'on empêche Kiev d'engager toute démarche constructive non seulement parce qu'il est gavé d'armes, mais aussi parce qu'il est forcé à utiliser les armes reçues de manière de plus en plus risquée. Des instructeurs et des spécialistes étrangers y sont présents et desservent ces systèmes ("HIMARS" et d’autres). Les "collègues" américains, britanniques (anglo-saxons), avec le soutien actif des Allemands, des Polonais et des pays baltes veulent faire de ce conflit une vraie guerre, confronter la Russie aux pays européens. Cela profite avant tout à Washington et à Londres qui se trouvent de l'autre côté des océans et des détroits. L'économie européenne en souffre avant tout. Selon les statistiques apparues, 40% des dommages causés par les sanctions sont assumés par l'Union européenne, tandis que les États-Unis en assument moins de 1%, si l'on envisage l'impact négatif total des restrictions.
Il ne fait aucun doute que les Ukrainiens ne seront pas autorisés à mener des négociations jusqu'à ce que les Américains ne décident qu'ils ont déjà suffisamment fait de "scandale" et de chaos. Ensuite, ils livreront l'Ukraine à elle-même et observeront de loin la façon dont elle s'en sortira.
Question: Considérez-vous ce plan comme possible? Une "grande" guerre, un affrontement entre la Russie et les pays européens? Cela signifie, en fait, une guerre nucléaire.
Sergueï Lavrov: Les Américains n'y pensent pas. Des gars ambitieux qui veulent atteindre de nouveaux "sommets" dans leur carrière sont venus dans l'administration. Je ne sais pas comment ils vont tenter d'atteindre ces objectifs au sein de cette administration. Ils agissent de manière irresponsable, ils élaborent des plans, des stratagèmes, qui présentent de graves risques. Nous en parlons ouvertement. Nous pourrions le dire à eux aussi, mais les Américains ne veulent pas nous parler et nous n'avons pas l'intention de leur courir après.
L'ancien dialogue n'était pas futile, ne serait-ce que parce que nous nous regardions dans les yeux et exposions nos approches. Après le début de l'opération militaire spéciale, les États-Unis l'ont interrompu. Je pense qu'à Washington, ils n'ont pas encore réalisé qu'ils jouaient à des jeux dangereux, mais nombreux sont ceux qui commencent déjà à s'en rendre compte en Europe.
Question: Un affrontement entre la Russie et les États-Unis, une guerre nucléaire, sont-ils possibles selon nous?
Sergueï Lavrov: Nous avons amorcé plusieurs déclarations (russo-américaines, des dirigeants des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies) précisant qu'il ne peut pas y avoir de gagnants dans une guerre nucléaire et qu'elle ne peut jamais être déclenchée. Telle est notre position. Nous resterons fermes sur ce principe.
En même temps, nous avons une doctrine officielle qui explique clairement dans quels cas la Russie sera obligée d'utiliser des armes nucléaires. Nos partenaires, collègues, rivaux, "ennemis" (je ne sais plus comment ils se qualifient à notre égard) le savent bien.
Question: Nous considérons Zelenski comme un représentant légitime de l'Ukraine. Pourquoi? Nous avons raison de dire que tout ce qui se passe dans ce pays est le résultat d'un coup d'État, d'un changement violent de pouvoir. Cela ne s'est pas produit sous le régime de Zelenski, mais lui aussi est devenu président à la suite de ces évènements. Pourquoi avons-nous reconnu cela au départ?
Sergueï Lavrov: Il n'y a pas longtemps, le président de la France Emmanuel Macron, guidé par ses propres réflexions sur l'éthique, a rendu public l'enregistrement d'une conversation téléphonique du mois de février avec le président de la Russie dans lequel il y a une phrase nette de Vladimir Poutine. Le dirigeant français l'a persuadé de ne pas trop s'appliquer dans la mise en œuvre des Accords de Minsk. Il a dit que Donetsk et Louhansk étaient illégitimes et qu'il fallait travailler dans le cadre des interprétations proposées pour que la Russie et l'Ukraine se mettent d'accord, ce que souhaitait apparemment Vladimir Zelenski. Vladimir Poutine a répondu que Zelenski était la progéniture d'un coup d'État et que le régime qui était alors mis en place n'avait disparu nulle part.
Vous vous souvenez de la façon dont les choses se sont déroulées après le coup d'État? Les putschistes ont "craché au visage" de l'Allemagne, de la France et de la Pologne, qui avaient garanti un accord avec Viktor Ianoukovitch. Le lendemain matin il a été "piétiné". Ces pays européens n'ont même pas "rechigné" – ils l'ont accepté. Il y a quelques années, j'ai demandé aux Allemands et aux Français comment ils percevaient ce coup d'État. Qu'est-ce que c'était s'ils ne demandaient pas aux putschistes de revenir sur l'accord? Ils ont répondu: "c'est le coût du système démocratique." Je ne plaisante pas. Ce qui est étonnant, c'est que ce sont des personnes adultes qui sont des ministres des Affaires étrangères.
Les habitants de la Crimée et de l'est de l'Ukraine ont refusé de reconnaître les résultats du coup d'État. En Crimée, cela s'est traduit par un référendum portant sur la réintégration à la Russie; dans le Donbass, cela s'est traduit par un refus de communiquer avec les nouvelles autorités centrales illégitimes qui ont déclenché la guerre. Puis Piotr Porochenko s'est présenté à l'élection présidentielle. Elle a eu lieu à la fin du mois de mai 2014. Le président de la République française, François Hollande, la chancelière Angela Merkel et d'autres dirigeants européens ont supplié le président russe de ne pas parler préalablement de la non-reconnaissance des résultats de l'élection ukrainiennes. Vladimir Poutine a répondu: puisque Piotr Porochenko se présente à l'élection avec des slogans de paix, des promesses d'arrêter la guerre et de rétablir les droits de tous les Ukrainiens, y compris les habitants du Donbass, nous ne nous opposerons pas au caractère légitime de ce processus.
Il est rapidement devenu évident que Piotr Porochenko avait immédiatement oublié ses promesses électorales, qu'il avait trompé les électeurs, qu'il leur avait menti ainsi qu'aux parrains occidentaux et qu'il avait déclenché une nouvelle phase de guerre, qui a été très difficilement arrêtée en février 2015. Puis les Accords de Minsk ont été signés. Il n'y a pas longtemps, il a avoué qu'il n'avait aucune intention de les mettre en œuvre, mais qu'il les avait signés tout simplement parce qu'il avait besoin de "reprendre des forces" sur le plan économique et militaire afin de "récupérer ses terres", y compris la Crimée. Voilà pourquoi il a conclu ces accords.
Question: Ne le comprenions-nous pas?
Sergueï Lavrov: À mon avis, j'espérais toujours qu'une sorte de conscience y restait. Piotr Porochenko a reconu sa véritable attitude envers les Accords de Minsk. Il n'avait pas l’intention d'appliquer le document approuvé par le Conseil de sécurité de l'ONU. Ainsi, encore une fois, Piotr Porochenko a confirmé publiquement qu'il était un président illégitime qui ne s’appuyait pas sur des fondements juridiques internationaux.
Vladimir Zelenski est arrivé au pouvoir également sur des slogans de paix. Il assurait qu'il ramènerait la paix en Ukraine, que tous les citoyens du pays qui souhaitaient parler russe pourraient le faire et que personne ne devait les harceler ou les discriminer. Regardez ce qu'il dit maintenant. Dans la série télévisée Serviteur du peuple, Zelenski jouait un démocrate, un "primesautier". Un simple enseignant sorti du peuple a vaincu toute l'oligarchie, réglé les comptes avec le FMI. Les citoyens sont devenus libres. Il a dissous le parlement et le gouvernement corrompus. Il y a des vidéos qui ne peuvent pas être cachées où Zelenski défend les droits de la langue russe, de la culture russe...
Question: C'est un artiste!
Sergueï Lavrov: Oui, un artiste: il "retourne vite sa veste". On lui a récemment demandé quelle était son attitude envers les habitants du Donbass. Monsieur Zelenski a répondu qu'il y avait des personnes et qu'il y avait des "spécimens". Il a également déclaré que si quelqu'un se sentait Russe, alors "pour l'avenir de ses enfants et petits-enfants", qu’il parte en Russie. Il en est aussi de même à propos de Dmitri Iaroch qui a déclaré le lendemain du coup d'État de février 2014: "Les Russes ne penseront jamais en ukrainien, ne parleront pas ukrainien, n'honoreront pas les héros ukrainiens, les Russes doivent quitter la Crimée."
L'élite qui est arrivée au pouvoir à la suite du coup d'État a déjà développé un code génétique national. Arseni Iatseniouk dans "l'intervalle" entre Iaroch, Porochenko et Zelenski a qualifié les habitants du Donbass d’"inhumains".
Question: Vous souvenez-vous comment Piotr Porochenko disait que les enfants ukrainiens iraient à l'école, tandis que les enfants russes "seraient assis dans les sous-sols"? Il l'a déclaré au peuple qu’il "considérait" comme le sien.
Sergueï Lavrov: Maintenant, ils disent qu'ils vont libérer leurs terres...
Question: Sans la population?
Sergueï Lavrov: Je ne sais pas comment Kiev va traiter ces gens. Ils vont se révolter.
Question: Quels gens? On s'apprête à les massacrer avec des lance-roquettes multiples HIMARS. Vous avez parlé d'espoir pour la conscience, mais "on ne juge pas les gens d'après soi-même". Si vous avez une conscience, cela ne signifie pas forcément que nos "partenaires" l'ont. Avant votre arrivée, Maria Zakharova et moi avons discuté de ceux que vous avez maintenant décrits comme des "gens soi-disant sérieux". Bien sûr, on se moquait d'eux, car comment ne pas le faire? Par exemple, le dernier commentaire de la porte-parole de la Maison Blanche, Karine Jean-Pierre, qui a remplacé notre "fameuse" Jen Psaki. On lui a demandé ce que faisait le président Joe Biden pendant deux jours. Elle a déclaré qu'il "pensait au peuple américain". Ce que je veux dire… Les dirigeants occidentaux sont désormais tous en train de "s'effondrer". Beaucoup d'entre eux montrent des signes de, disons, "une adéquation limitée", et parfois même d’une "santé mentale limitée". Maintenant, ils vont changer. A-t-on des raisons de croire que ceux qui viendront les remplacer pourront montrer des signes d'une moindre "adéquation limitée"?
Sergueï Lavrov: On peut le dire différemment. L'establishment politique actuel, qui a "grandi" en Occident, appartient à la classe d'une "adéquation limitée" :de leur propre point de vue, ils sont adéquats, mais en termes d'expérience et d'horizons politiques, ils représentent une élite limitée.
Question: Pourquoi en est-il ainsi?
Sergueï Lavrov: Je ne sais pas, mais beaucoup de gens y prêtent attention. Récemment Henry Kissinger en parlait se souvenant de Gerhard Schröder et Jacques Chirac. Pas d'une manière aussi dure, mais, dans l'ensemble, il a précisé que le contraste était frappant.
Il s’agit d’une attitude "moyenne" envers les processus politiques. Il faut élire des personnes compréhensibles qui miserons sur un simple point banal. Ils ont inventé cette "transition verte": tout le monde va bientôt s'asphyxier, mourir, les dauphins, les poissons vont disparaître, les gens vont rester seuls dans le désert. C'est cette "transition verte" qu'ils ont obtenue. Le président russe Vladimir Poutine a expliqué en détail comment cela se construisait dans la politique occidentale et comment cela s'est avéré être un énorme échec, puisque rien n'a été calculé.
Je ne sais pas ce qui ne va pas. Peut-être que l'absence de leaders marquants est confortable pour certains.
Question: Pour qui?
Sergueï Lavrov: Pour les bureaucrates qui composent la Commission européenne, il y en a 60.000. C'est beaucoup. Ils sont devenus une "chose en soi". Ce n'est pas un hasard si la Pologne, puis la Hongrie, ou quelqu'un d'autre se pose la question: pourquoi obéir à ces gens, y compris dans les domaines où la compétence ne leur a pas été transférée. C'est effectivement le cas.
Question: Autrement dit, c'est une sorte d'"État profond" américain en Europe?
Sergueï Lavrov: Il s'avère que oui. Pas tout à fait, cependant, "l'État profond", alors que la Commission européenne est l'élite.
Question: "Shallow state" (État peu profond)?
Sergueï Lavrov: Oui, et ici le pendule oscille maintenant: du côté associé à l'intégration rapide à l'autre. Les exigences imposées par Bruxelles, qui ne reposent pas toujours sur des accords législatifs quelconques, commencent à agacer et à empêcher les pays de construire leur vie intérieure, nationale, dans le respect des traditions et de leur religion. Aujourd'hui, ils "harcèlent" Budapest avec la propagande des valeurs non traditionnelles. Les Hongrois, comme nous et bien d'autres, ne veulent pas cela. La Commission européenne commence à les sommer, à exiger qu'ils changent de position, faute de quoi les financements déjà convenus ne leur seront pas alloués. Je pense que c'est triste pour l'Union européenne.
Question: Mais bien pour nous?
Sergueï Lavrov: Je ne pense pas que ce soit une joie pour nous. Je pense que nous devrions adopter une position indifférente. Nous ne pouvons pas nous réjouir du fait que les gens en Europe vont geler et vivre mal.
Question: Geler - non. Ou peut-être que les Européens en auront plein le dos de "l'imposition" dont vous parlez? Et des politiciens à orientation nationale et pensant à leurs citoyens, et donc ne voulant pas se quereller avec la Russie, arriveront au pouvoir dans ces pays. Se quereller avec notre pays n'est bon pour personne.
Sergueï Lavrov: Exact. Ce processus de guérison est correct. Les gens se débarrassent de l'illusion que Bruxelles décidera de tout pour eux, que tout sera pareil chaque jour: énergie bon marché, nourriture, que tout ira bien. Il est probablement dans l'intérêt de l'Europe elle-même et des peuples qui l'habitent de le faire, mais je ne sais pas comment de tels processus se dérouleront. Nous ne nous réjouirons pas, mais nous ne nous inquiéterons pas trop. Je pense que nous devrions nous mettre à l’écart. Ce sont eux qui se sont mis dans une telle situation, ils veulent vivre dans de telles conditions, se débarrasser des liens naturels et bénéfiques qui étaient créés depuis de nombreuses décennies dans le domaine de l'énergie, de la logistique et des communications de transport. C'est leur choix. "On ne peut pas faire boire un âne qui n'a pas soif."
Ce processus, lorsqu'ils l'achèveront (s'ils peuvent le faire, puisque ce n'est pas possible en tirant un bénéfice), sera coûteux pour le développement ultérieur de l'économie européenne. Qu'ils ne nous demandent pas de revenir une fois de plus sur certains accords. Ils ont prouvé leur manque de fiabilité. Nous ne pouvons pas planifier des investissements stratégiques à long terme dans le développement de notre pays et de ses relations extérieures en tenant compte de tels "partenaires". Nous aurons d'autres partenaires, fiables. Ils l'ont toujours été: à l'est, au sud, sur d'autres continents. Maintenant que la part de l'Occident dans nos relations économiques extérieures a fortement chuté, la part de nos autres partenaires augmentera en conséquence.
Sur les tendances en Europe. Il y a aussi une irresponsabilité totale vis-à-vis de l'explication aux peuples de leurs pays des causes de la crise actuelle. Le chancelier allemand Olaf Scholz déclare qu'il ne fait aucun doute que la Russie a l'intention de limiter l'approvisionnement en gaz via le Nord Stream pour des raisons politiques et non techniques. Il n'a aucun doute! Comme si les faits que nous avons rapportés à plusieurs reprises, et le président russe Vladimir Poutine en a parlé, ne montraient pas comment l'Europe a systématiquement et successivement réduit les opportunités pour le Nord Stream 1, comment elle a "suspendu" le Nord Stream 2, comment les restrictions à l'utilisation du Nord Stream ont été introduites rétroactivement, alors que des investissements avaient déjà été réalisés et qu'il était impossible de modifier les règles d'investissement à ce stade. Cependant, la Commission européenne a insisté et cela a été fait. Au lieu de remplir le tuyau à 100%, ils ont limité son volume à la moitié. Nous sommes maintenant accusés d'utiliser la faim comme une arme. Ursula von der Leyen l'a déjà dit.
Question: La faim et le froid. Vous souvenez-vous de l’époque lorsqu’on avait le "Général Froid"? Aujourd’hui, c'est le "Général Blé" et le "Général Chauffage".
Sergueï Lavrov: La secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, a récemment fait une déclaration pleine de pathos selon laquelle les États-Unis ne permettraient pas à la Russie, à la Chine ou à quiconque de modifier les règles économiques internationales qui sont censées être approuvées par le monde entier. Elle a déclaré que la Russie ne serait pas autorisée à utiliser les processus d'intégration économique comme une arme. À mon sens, cela "dépasse déjà les autres chefs-d’œuvre" que nous entendons toujours en plus grand nombre aujourd'hui, et ressemble à une agonie: les gens ne savent plus comment expliquer leurs échecs.
Question: Vous avez mentionné la "transition verte" et la façon dont certains pays d'Europe de l'Est, qui, comme nous, ne sont pas intrinsèquement favorables à LGBT, subissent la pression. Peut-être cela est-il plus clair et plus compréhensible pour vous, qui observez de nombreux processus depuis des décennies, que pour nous, les gens ordinaires. Voici l'ensemble de l'agenda: transition verte, LGBT, MeToo, BLM, abolition du ballet dans une grande école de danse anglaise, interdiction aux minorités de faire des maths parce que les minorités ne maîtriseront pas cette matière dans certaines autres écoles, interdiction de désigner le lait maternel comme du lait maternel et les mères comme des mères. Les gens sont en train de réfléchir, mais ils ne trouvent pas de réponses aux questions suivantes: à quoi cela sert-il, quelle en est l'idée, qui contrôle tout cela, qui en profite? Qu’est-ce qui se cache derrière tout cela, selon vous?
Sergueï Lavrov: Avec l'analyse dont nous disposons, nous ne pouvons pas nous mettre dans leur "peau" et comprendre de quoi il s'agit. Il est impossible d’y donner un sens. Si une personne a un certain penchant, pourquoi ne pas la laisser avec? Laissez-la se divertir. Pourquoi en faire une "bannière du mouvement"?
Question: Pourquoi la nouvelle porte-parole du président vient-elle sur le podium pour dire qu'elle est lesbienne et "noire"?
Sergueï Lavrov: Je me demande moi aussi comment et dans quel sens évolue la pensée politique occidentale. Certains philosophes progressistes, du point de vue du rejet de l'impérialisme et du colonialisme, pensent que le "milliard de privilégiés", ou ceux qui le dirigent et décident des questions politiques, veulent réduire la population mondiale, car "il n'y a pas assez pour tous". Il n'y a pas assez de tout et il y a beaucoup de tout le monde. Comme l'a dit [l’écrivain humoriste] Mikhaïl Jvanetski en plaisantant dans sa mise en scène, "nous devrions être moins nombreux". C'était vrai en Union soviétique. À cette époque, nous manquions de nourriture et de biens. Or, l'une des explications que j'ai lues dans certaines sources occidentales est exactement la même. C'est effrayant.
Question: Cela n'a pas beaucoup de sens car le "milliard de privilégiés" est donc en train de diminuer ce même "milliard de privilégiés", alors que l'Afrique est, au contraire, en train de se peupler de plus en plus. Au Nigeria, qui veut maintenant être ami avec nous, on recense sept hommes pour une femme.
Sergueï Lavrov: Non. Toutes ces habitudes sont diffusées en permanence dans cette direction également.
Question: Pour le moment elles n’y sont pas encore... Regardez toute l'élite d'Hollywood. Un enfant sur deux est déjà transgenre ou quelque chose d’assimilé, non binaire, c'est-à-dire qu'ils n'auront pas de petits-enfants. Ils ont commencé par eux-mêmes. C'est certain.
Sergueï Lavrov: Peut-être que cela fait aussi partie du plan: partager moins. J'ai dit tout de suite que je ne pouvais pas expliquer cela de manière claire et raisonnable. Je suppose que je vous ai exposé l'une des théories du complot.
Question: Tant avant l'opération spéciale qu'aujourd'hui, il est communément admis que l'Occident ne peut se passer de nous. C'est vrai à bien des égards. Nous pouvons le voir avec la levée partielle des sanctions. C’est à se demander si le paquet adopté cette semaine est une série de nouvelles restrictions ou la levée des précédentes. Et s'ils se passent de nous après tout? Comment voyez-vous les perspectives? L'Occident pourrait-il renoncer complètement à nos hydrocarbures à l'avenir, pas cet hiver mais l'hiver prochain ou celui d'après, ne jamais lancer le Nord Stream 2, cesser d'utiliser les ressources du Nord Stream 1? Y a-t-il une telle possibilité? Comment l'évaluez-vous?
Sergueï Lavrov: Le prochain paquet de restrictions annoncé contient aussi bien des sanctions que des exemptions - les deux, car l'Occident a déjà épuisé tous les domaines possibles dans lesquels il était prêt à nous nuire. Aujourd’hui, ils sont déjà bien obligés de réfléchir à ce qu'ils ont fait et à la manière dont cela les affecte. Maintenant, si je comprends bien, les Occidentaux ont apporté des clarifications qui leur permettront de servir les exportations alimentaires russes. Depuis des mois, on nous serine que la Russie est "coupable" de la crise alimentaire parce que les denrées alimentaires et les engrais ne sont pas soumis à des sanctions, et que notre pays ne devrait donc pas, disent-ils, "tourner autour du pot" mais faire du commerce – après tout, personne ne l'en empêche. À notre tour, nous expliquons depuis longtemps que si les denrées alimentaires et les engrais eux-mêmes ne sont pas soumis aux sanctions, le fret, l'assurance, les visites de nos navires transportant ces marchandises dans des ports étrangers et les visites de navires étrangers dans nos ports pour récupérer les cargaisons ont été immédiatement soumis au premier ou au deuxième paquet de restrictions occidentales. On nous ment effrontément en affirmant que rien de tout cela n'est vrai et que tout dépend de nous. Ce n'est pas honnête.
Malheureusement, ils (les Occidentaux) ont tenté et tentent toujours d'entraîner dans leurs jeux le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui est venu en Russie parce qu'il était préoccupé par la crise alimentaire. Lors d'une rencontre avec le Président russe Vladimir Poutine, il a proposé un accord global. Il y a le grain russe, qui doit être exempté des restrictions artificielles et illégitimes, et il y a le grain ukrainien, qui doit être "déminé". Antonio Guterres a déclaré qu'il obtiendrait de l'Europe et des États-Unis qu'ils suppriment tous les obstacles à l'expédition de céréales russes, tandis que la Russie coopérerait avec eux, les Turcs et les Ukrainiens pour déminer les ports de la mer Noire afin d'en retirer les céréales. Nous avons répondu qu'en principe, les ports de la mer Noire pouvaient être déminés sans nous, mais que s'il y avait un tel désir, nous pourrions accepter l’offre. Le Secrétaire général a prôné ce paquet, il l'a fait connaître.
La semaine dernière, nos collègues se sont rendus à Istanbul pour convenir de ce schéma. Nous nous sommes mis d'accord sur les principes de base selon lesquels les céréales ukrainiennes seront exportées, mais lorsque la délégation russe a rappelé la deuxième partie de l'accord global, les Ukrainiens ont catégoriquement refusé, et la délégation des Nations unies a simplement gardé un silence gêné.
Hier, nous avons envoyé un message au Secrétaire général pour lui signaler que c'était son initiative. En réponse, Antonio Guterres a suggéré de résoudre d'abord la question des céréales ukrainiennes, puis celle des céréales russes. Ce n'est pas honnête. Ce n'est pas une façon de se comporter pour les personnes engagées dans la grande politique. Ce fait ne signifie qu'une seule chose: je suis convaincu que le Secrétaire général subit une énorme pression, surtout de la part des Américains, des Britanniques, qui se sont installés au Secrétariat de l'ONU autour de Antonio Guterres en tant que secrétaires adjoints et qui utilisent activement cette structure "privatisée" dans leurs intérêts. C'est regrettable.
Question: Comment cette pression peut-elle être exercée techniquement? Pour expliquer aux gens ordinaires: "Si vous ne faites pas ceci, nous allons... vous mettre en prison"? Que menacent-ils de faire?
Sergueï Lavrov: Je ne pense pas que des méthodes personnelles de chantage soient utilisées. Lorsqu'un vote a lieu à l'Assemblée générale des Nations unies, on s'adresse aux ambassadeurs pour leur dire qu'une résolution contre la Russie a été mise aux voix, et en même temps on leur rappelle, par exemple, leur compte en banque à Manhattan et leur fille à Stanford. C'est à peu près de cette manière que l’on procède.
Question: C'est à peu près la même chose.
Sergueï Lavrov: Cela arrive. Bien sûr, dans ces cas-là, ils n'agissent pas avec autant d'impudence. Les membres du personnel du Secrétariat de l'ONU (dont l'écrasante majorité provient de pays occidentaux, puisque le nombre d'employés du Secrétariat délégués dépend de la contribution de chaque État) n'agissent pas, dans la plupart des cas, de manière tout à fait neutre, comme l'exigent la Charte de l'ONU et le règlement du Secrétariat. C'est la vie. Je peux affirmer ceci. Il en a toujours été ainsi.
Pour ce qui est de la deuxième partie de votre question, je pense que les Occidentaux n'essaient pas du tout de montrer leurs erreurs. Les partis au pouvoir le feront par tous les moyens, ils n'ont pas d'autre choix, mais il y a toujours une opposition. En Autriche, des voix ont déjà commencé à émerger (le Parti de la liberté d'Autriche, qui n'est pas très apprécié à Bruxelles, existe, et c'est une entité légitime). Dans d'autres pays, l'opposition s'élève, demandant pourquoi ils font cela, pourquoi ils ne peuvent pas bien regarder et parvenir à un accord. De nombreuses personnes ont des questions.
Les pays en développement n'ont pas l'impression que la Russie a franchi une "ligne rouge". Ils se souviennent de ce que les Américains ont fait en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, en Yougoslavie en 1999. Aucune mise en garde, aucun avertissement que les intérêts américains sont lésés, pas d'appel à faire quelque chose...
Question: Pas de délai de huit ans pour essayer de négocier...
Sergueï Lavrov: À 10.000 kilomètres de leurs côtes, les États-Unis ont bombardé ces pays, rasé des villes. Aucune Europe n'a même osé pipé mot pour dire que c'était une mauvaise chose.
Question: Sans défendre la population américaine vivant en masse sur ces territoires...
Sergueï Lavrov: Oui. Dans notre cas, la situation est fondamentalement différente. Il s'agit d'une menace réelle, qui n'a pas été inventée pour étendre des tentacules impérialistes au-delà de l'océan; c’est une menace à nos frontières. Nous prévenions depuis de nombreuses années qu’il ne fallait pas transformer l'Ukraine en une anti-Russie, introduire l'Otan dans ce pays et créer une menace militaire directe pour notre sécurité. Tout le monde le comprend très bien.
Pour en revenir à l'Europe, je ne pense pas qu'il soit dans l'intérêt de l'Europe de rompre complètement tous les liens avec nous et de passer au GNL que les Américains essaient de leur...
Question: Refourguer.
Sergueï Lavrov: Je voulais dire un mot moins décent, mais "refourguer" fera l'affaire. Ce sera leur choix. Des chercheurs sérieux affirment que toute la vie économique de l'Allemagne, toute sa prospérité au cours des dernières décennies était liée principalement à l'énergie russe à des prix abordables, acceptables et prévisibles. Oui, le GNL est un produit de base plus flexible. Vous devez acheter du gaz à la "sortie" du gazoduc; or le GNL peut être réacheminé. Mais c'est aussi un inconvénient. Lorsque la demande a augmenté en Asie, les Américains y ont réorienté leur GNL parce qu'il y était plus cher. Tout cela pourrait entraîner non seulement une hausse des prix, mais aussi une pénurie d'approvisionnement à un moment donné. Mais s'ils le font, nous n'aurons pas de problème particulier.
Le Président russe Vladimir Poutine a déclaré qu'en raison de ce qu'ils font au sujet du Nord Stream 2 (nous sommes toujours prêts à le lancer, il est sous pression), déjà dans la situation actuelle, 50% des volumes destinés à ce gazoduc sont réservés à notre consommation intérieure: tant pour le chauffage que pour l'industrie chimique et d'autres fins industrielles.
Nous nous réorientons sans subir de pertes majeures. Il n'y a aucun doute là-dessus. Nous avons des acheteurs, nous avons une demande, après tout, nous avons aussi des besoins domestiques: la gazéification et le développement de l'industrie chimique.
Question: Et il y a des milliers de villages sans gaz...
Sergueï Lavrov: C'est ce que je dis – la gazéification.
Ce sera donc leur choix. Je tiens à le dire une fois de plus: nous ne devons pas (et Dieu merci, personne n'essaie de le faire) construire maintenant des schémas qui seront basés sur la possibilité, la probabilité ou même l'opportunité de revenir à la situation d'il y a six mois, lorsque toutes ces "chaînes" auraient pu être rétablies. Je pense qu'il faut y mettre fin et en construire de nouvelles qui seront plus fiables. C'est ce que nous faisons maintenant. Cela inclut le corridor Nord-Sud de Saint-Pétersbourg à l'océan Indien, de l'Inde à Vladivostok. Il existe un certain nombre de projets dont le degré de mise en œuvre est élevé. Si, à un moment donné, l'Europe déclare soudainement qu'elle a réagi de manière excessive et qu'elle souhaite rétablir nos relations économiques et commerciales, il ne faut pas la décourager. Il faut voir dans quelle mesure c'est bénéfique pour nous, et ensuite réagir.
Question: Qui trompe une fois trompera toujours, selon l’adage russe. Vous avez parlé de la diversification de nos domaines de coopération. Nous avons parlé longtemps et beaucoup de l'Asie (Chine, Inde). Maintenant, vous vous envolez vers l'Afrique, vers le Sud. Que ferez-vous là-bas? Qu'attendez-vous de cette visite? Et qu'en attendons-nous?
Sergueï Lavrov: Nous avons de bonnes relations avec l'Afrique depuis l'époque de l'Union soviétique. L'URSS a été le "pionnier" et le leader d'un mouvement qui a finalement abouti à la décolonisation. Nous avons aidé les luttes de libération nationale, puis la restauration d'États indépendants et la relance de leurs économies. Plusieurs centaines d'usines ont été construites, formant l'épine dorsale de l'économie de nombreux pays africains. Aux Nations unies, nous étions à l'avant-garde du mouvement visant à faire de cette décolonisation une partie intégrante du droit et de la vie internationale.
Ensuite, il y a eu une période où l'Union soviétique a disparu et où la Fédération de Russie a émergé. Les problèmes étaient graves. Pas en Afrique, mais beaucoup plus près. Surtout, au sein de notre pays.
Nous rétablissons notre position depuis de nombreuses années maintenant. Les Africains nous rendent la pareille. Ils souhaitent que nous venions à eux. Nous ne leur avons jamais fait de sermons, nous les avons toujours aidés à résoudre des problèmes pour leur permettre de vivre dans leurs pays comme ils le souhaitent.
Question: Ils pensent justement que nous leur avons donné des leçons, mais d'une bonne manière.
Sergueï Lavrov: Non. Nous les avons aidés à résoudre les problèmes qu'ils s'étaient fixés. C'est là le problème. Nous ne leur avons jamais dit: ne soyez pas amis avec l'Amérique ou avec qui que ce soit. Nous ne leur avons jamais fait la morale, contrairement aux Américains qui parcourent l'Afrique et qui disent toujours: "Ne soyez pas amis avec les Chinois ou les Russes. Ils sont toujours guidés par leur propre intérêt, même lorsqu'ils commercent avec vous."
Nous échangeons des visites réciproques chaque année. Tous les un à deux ans, le ministre des Affaires étrangères se rend dans les pays africains. Nous essayons de le faire de manière à couvrir le plus grand nombre de pays possible sur une période de deux à trois ans. Cette année, ce sera l'Égypte, l'Éthiopie, l'Ouganda et la République du Congo. Dans tous ces pays, nous avons une bonne tradition et un bon contexte économique.
L'Égypte est notre premier partenaire commercial et économique en Afrique. Les échanges avoisinent 5 milliards de dollars. La première centrale nucléaire est en cours de construction. La mise en place de la zone industrielle russe sur la rive du canal de Suez est en cours d'achèvement. L'histoire devient encore plus prometteuse dans le contexte des décisions prises par l'Union africaine l'année dernière pour créer la zone de libre-échange continentale africaine. Les critères et tarifs spécifiques constituant le contenu de cette zone sont en cours d'approbation (cela prendra un certain temps). Pour la Russie, en tant que partenaire croissant de l'Afrique, cela sera bénéfique en termes d'augmentation de nos échanges commerciaux et de nos investissements. Mais nos chiffres sont très modestes par rapport aux États-Unis, à la Chine et à l'Union européenne. Nous devons maintenant bien travailler avec nos collègues pour préparer le deuxième sommet Russie-Afrique. Le premier a eu lieu à Sotchi en 2019. Le deuxième est prévu pour l'année prochaine.
Question: À Odessa, par exemple?
Sergueï Lavrov: Non. Probablement pas à Odessa. Nous l'annoncerons plus tard. Mais le sommet sera accompagné d'un forum économique et de tables rondes sur le commerce, l'énergie, les cyber-affaires, l'agriculture, l'espace et l'énergie nucléaire.
Nous devons augmenter nos échanges. L'Afrique compte 1,4 milliard d'habitants. C'est comparable à la Chine et à l'Inde. C'est l'un des éléments les plus puissants du monde moderne. C'est probablement le marché le plus prometteur. C'est pourquoi, des entreprises et des États prévoyants élaborent une stratégie à long terme pour l'Afrique. C'est le continent de l'avenir. Nous disposons d'une excellente base politique pour nos relations et d'une bonne compréhension fondée sur le fait que des milliers d'Africains ont étudié et continuent d'étudier chez nous, en occupant des postes dans leurs gouvernements. Nous devrions traduire ce capital (humain, politique) en forme économique.
Question: Quelles sont nos relations avec nos "ex" (je me rend compte que les "ex" sont rarement des amis, mais cela arrive quand même parfois)? Avons-nous de vrais amis parmi nos "ex", y compris le Belarus? Que se passe-t-il réellement avec le Kazakhstan (des signaux divergents nous en parviennent)? N'avons-nous pas le sentiment d'être nous-mêmes un peu coupables de certaines choses? Que nous les avons "laissé aller" nous-mêmes, que nous les avons "cédées" à l'Europe, à l'Amérique, voire à la Turquie. Qu'en pensez-vous?
Sergueï Lavrov: Cette période a réellement eu lieu. L'Union soviétique a cessé d'exister. L’accord de Belovej a été signé. Bien sûr, les pays qui n'avaient pas été invités dans la forêt de Belovej ont été vexés. Il n'y a aucun doute là-dessus. Je les comprends. On a ensuite essayé de rectifier la situation (pour atténuer l'embarras, en quelque sorte). Avant la fin de 1991, on a organisé une réunion spéciale à Almaty. Mais l’arrière-goût est resté. Plus important encore, il s'agissait d'un événement, et l'événement était suivi d'un processus.
Au cours des premières années qui ont suivi l'accession de nos pays à l'indépendance et à la souveraineté, nos dirigeants, dans l'ensemble, accordaient peu d'attention à la prévention d'un refroidissement des relations avec nos voisins, nos plus proches alliés et nos compagnons d'armes. Des milliers, des centaines d'années de vie commune. Je m’en souviens. J'ai été vice-ministre des Affaires étrangères de 1992 à 1994, jusqu'à ce que je parte travailler à New York. J'étais chargé des organisations internationales, mais à un moment donné, [le ministre des Affaires étrangères] Andreï Kozyrev m'a demandé de "prendre en charge" la CEI. Je n'ai pas eu à le faire pendant longtemps. La situation n'était pas très optimiste (il est clair que ce n'est pas le ministère des Affaires étrangères qui décidait de la politique à mener dans cet espace - c'est l'administration présidentielle qui prenait les décisions). Tout le monde se disait à l'époque: où iront-ils? Nous avons toujours vécu ensemble: nous parlons la même langue, nous avons fréquenté les mêmes universités, nous avons les mêmes goûts qu'eux. C'est pourquoi nous "vivons sans nous poser trop de questions". L'économie, bien sûr, avait été imbriquée pendant toutes ces longues décennies et tous ces siècles d'une manière telle qu'il était impossible de rompre les liens.
Mais l'Occident n'est pas resté les bras croisés. C'est vrai. Et pas seulement l’Occident. Si vous regardez l'Asie centrale maintenant, vous y retrouverez une multitude de formats "Asie centrale plus partenaire". C’est à la fois "plus les États-Unis", "plus l’UE", "plus le Japon", "plus la Chine", "plus la Turquie", "plus l’Inde". Et "plus la Russie", entre autres. En effet, malgré l'existence de la CEI, de l'Union économique eurasiatique (UEE), de l'OCS et de l'OTSC, il n'existait aucune structure réunissant les cinq pays d'Asie centrale et la Russie. Il existe une telle structure maintenant.
Non seulement à travers les départements de politique étrangère, mais aussi à travers nos structures économiques. Il s'agit d'un processus important. Les secteurs de l'eau et de l'énergie - tout était unifié. Or, c'est précisément dans ces sphères que nos "partenaires" occidentaux tentent de "s'ingérer". L'Union européenne et les États-Unis proposent leurs programmes, qui serviront à adapter les processus dans la sphère de l'utilisation de l'eau et de l'énergie, qui sont basés sur l'héritage soviétique, à "eux", à des acteurs "extérieurs". Ici, il semblerait que ce serait tout indiqué. Comme nous le suggérons d'ailleurs à nos partenaires. Ils sont d'accord avec cela, mais l'Occident essaie par tous les moyens de "bouleverser" ce processus naturel et de s'infiltrer de l'extérieur dans nos affaires avec nos "ex" comme vous dites. [Le poète] Andreï Voznessenski a dit en son temps: "Ne retournez pas vers vous anciens bien-aimés." C'est ainsi que le poème commence. Mais il se termine par ces mots: "Vous n'avez nulle part où aller de toute façon."
Question: Vera Polozkova, une poétesse moderne à la mode, a de tels vers: "Elle est amie avec tous ses ex comme s'ils ne l'avaient jamais trahie."
Vous et le Ministère des Affaires étrangères avez dit que vous n’aviez rien su de l’opération militaire spéciale avant son commencement. Du moins, vous n’aviez pas été au courant bien avant que l’opération ne commence. Ce n'est peut-être pas vrai, mais c'était l'impression que nous avions eue. Puis-je vous demander comment vous avez appris la nouvelle? Quels ont été vos sentiments? Je me souviens très bien des sentiments que j'ai éprouvés avec Tigran Keossaïan la nuit à la maison, lorsque nous avions appris la nouvelle. Je me demande ce que vous avez ressenti. Que pensez-vous des personnes que l'on appelle maintenant "patriotes effrayés", qui ont émigré après avoir eu peur, qui ont "honte", etc.
Sergueï Lavrov: À propos du moment où j'ai été mis au courant, ce n'est pas mon secret.
Question: Ce n'est donc pas un secret d'État?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas un secret d'Etat, mais ce n'est pas mon secret non plus. Je ne m'étendrai pas sur ce sujet, si vous me le permettez.
Quant aux sentiments et aux sensations que j'ai éprouvés à l'annonce de tout cela, c’était le sentiment d’inévitabilité. Pas la joie. Il est difficile de se réjouir lorsque les hostilités sont imminentes et que des citoyens de votre pays partent défendre la justice et risquent leur vie. Mais l'inévitabilité et même un sentiment de soulagement. Pendant des années, nous n'avons pas pu répondre à la question de ces personnes, non seulement du Donbass, mais aussi de beaucoup de nos citoyens: "Jusqu'à quand?" Combien de temps pouvons-nous tolérer le bafouage du bon sens, du peuple, de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, tout ce qui allait avec et qui avait été saboté "effrontément".
Question: Que pensez-vous de ceux qui ont honte d'être Russes?
Sergueï Lavrov: Il y a un grand débat en ce moment dans notre pays sur les agents étrangers, et sur le bien-fondé de l'élaboration d'une nouvelle loi que certains considèrent comme expansive et se demandent si c'est bien ou mal.
Je regarde des talk-shows, y compris ceux auxquels vous participez et où il y a un débat que tous peuvent comprendre: "Ils sont partis, que faire d'eux ensuite?", "S'ils reviennent, comment les traiter?", "Faut-il les laisser entrer?" Je n'ai pas de point de vue propre. Chacun est maître de son propre destin. Ça, c'est sûr. Mais tout le monde devrait avoir une conscience. Et chacun en particulier doit vivre avec. Je pars de là. Mais ce que je ne peux accepter, ce sont les publications (mon travail m’oblige à lire certaines ressources qui ont été déclarées comme agents étrangers dans notre pays) qui se délectent à décrire les problèmes insurmontables (de leur point de vue) auxquels la Fédération de Russie a été confrontée. Imaginez la...
Question: La malignité.
Sergueï Lavrov: Oui, il y a des prédictions d'effondrement. Quelqu'un a écrit que la Russie était aujourd'hui menacée de mort en termes de haute technologie, en l'absence de cerveaux et de structures organisationnelles. C'est comme ça qu'on écrit à propos de son propre pays!
D'autres font également des exercices similaires. Lorsque Roscosmos a répondu aux sanctions en disant aux Américains que puisqu'ils n'en veulent pas, nous ne leur transférons pas, à eux et aux Britanniques des moteurs, étant donné qu’ils ont contribué à ce que notre entreprise soit frappée de sanctions. Cela signifie qu'ils ne peuvent avoir aucun contact avec Roscosmos. Le site d'un autre agent étranger a publié un passage disant que notre entreprise avait violé toutes les obligations imaginables, qu'elle était désormais un partenaire malhonnête et que personne ne communiquerait avec elle désormais. Nous parlons de deux poids deux mesures. Le voici. Vous n'avez même pas besoin de chercher des agencements trop compliqués.
Je suppose que ces personnes ont besoin d'être seules avec elles-mêmes et de comprendre. La façon de les traiter est une autre question. Leurs anciennes connaissances, voudront-elles communiquer avec elles? L'État a-t-il l’intention de reprendre ses relations avec elles? Ce sont des questions à part. L'essentiel est de les laisser seules en tête-à-tête avec leur propre conscience.
Question: Votre conviction que tout le monde a une conscience vous a déjà joué un mauvais tour dans vos relations avec Piotr Porochenko et au sujet des Accords de Minsk. Peut-être que vous devriez juste arrêter d'y croire? Tout le monde n'a pas une conscience, malheureusement.
Nous nous demandons tous, et chaque personne dans le pays se demande quand "ça" va se terminer. Nous voulons tous que l'opération militaire spéciale prenne fin le plus rapidement possible. Pour que les gens cessent de mourir: nos combattants, des civils qui sont malmenés chaque jour par leur ancienne Ukraine, qui les considère toujours en droit comme ses citoyens, ce qui ne la dérange pas, comme nous le savons. Quand cela se terminera-t-il? Nous ne savons pas. Je ne vous demanderai rien à ce sujet. Il est évident que vous ne serez pas en mesure de me répondre.
À votre avis, où est-ce que cela doit se terminer? Nous ne parlons pas maintenant de ce que Vladimir Poutine a initialement annoncé comme étant les objectifs et donc le résultat futur de cette opération: la démilitarisation et la dénazification. C'est compréhensible. Mais où, géographiquement? Où cela serait-il raisonnable, correct et bon pour nous?
Sergueï Lavrov: Je me souviens d'un fait amusant concernant les prédictions et les échéances. L'autre jour, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmitri Kouleba, a déclaré que Vladimir Zelenski avait fixé une date limite pour l'adhésion à l'UE, mais qu'il ne la nommerait pas, car de nombreuses personnes dans l'UE pourraient prendre peur et commencer à freiner l’adhésion [de l’Ukraine] à l'UE.
Nous n'avons pas de dates limites. Quant à l’opération militaire spéciale et aux coordonnées géographiques, le Président Vladimir Poutine a dit clairement (comme vous l'avez cité): la dénazification et la démilitarisation, en ce sens qu'il ne devrait y avoir aucune menace pour notre sécurité, aucune menace militaire émanant du territoire de l'Ukraine. Cette tâche demeure. Lorsque les négociateurs se sont rencontrés à Istanbul, il y avait là une géographie. Notre volonté d'accepter la proposition ukrainienne était basée sur la géographie de fin mars 2022.
Question: Donc la RPD et la RPL?
Sergueï Lavrov: C’est cela, plus ou moins. La géographie est différente maintenant. Ce ne sont pas seulement la RPD et la RPL, ce sont aussi les régions de Kherson et de Zaporojie et un certain nombre d'autres territoires. Ce processus se poursuit, et il se poursuit de manière constante et persistante. L'Occident, dans une colère impuissante et dans le désir de rendre la situation aussi mauvaise que possible, "sature" l'Ukraine avec de plus en plus d'armes à longue portée, avec notamment des HIMARS. Le ministre [ukrainien] de la Défense Alexeï Reznikov se vante d'avoir déjà reçu des munitions d'une portée de 300 kilomètres. Les objectifs géographiques seront donc encore plus éloignés de la ligne actuelle. Nous ne pouvons pas permettre que la partie de l'Ukraine contrôlée par Vladimir Zelenski ou par celui qui le remplacera contienne des armes qui constitueraient une menace directe pour notre territoire et pour les républiques qui ont déclaré leur indépendance et veulent déterminer leur propre avenir.
Question: Comment cela est-il techniquement faisable? Voici notre territoire. Voici le territoire des républiques qui nous rejoindront. Oui, évidemment, elles nous ont déjà rejoint. Kherson, la région de Zaporojie. Vous êtes des diplomates, vous ne pouvez pas le dire en ces termes. Je suis journaliste. J'appelle les choses par leur nom propre. Plus loin, il y a le territoire contrôlé par Vladimir Zelenski. Ils sont frontaliers. Il doit donc y avoir entre eux une zone tampon de 300 km de long, ou bien il faudrait aller jusqu'à Lvov.
Sergueï Lavrov: Il existe une solution à ce problème. Les militaires connaissent cette solution.
Question: Mais est-ce un secret? Qu'en pensez-vous: y a-t-il une chance que nous nous retirions sans avoir terminé? Nos abonnés, nos spectateurs le craignent surtout.
Sergueï Lavrov: Je ne vois aucune raison de remettre en question ce que le Président Vladimir Poutine a annoncé le 24 février dernier et ce qu'il a réitéré il y a quelques jours: tous les objectifs restent les mêmes. Et ils seront atteints.