Interview du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov accordée à l'agence de presse TASS pour le téléfilm "Les 70 ans des nations unies" de la série "La formule du pouvoir"
Question: Quelles sont les particularités de la session actuelle de l'Onu consacrée aux 70 ans de la création de l'organisation, outre son caractère anniversaire? Quel est son format? Quelles décisions envisage-t-elle d'adopter? Qu'attendez-vous personnellement de cette session?
Sergueï Lavrov: Tout d'abord, l'Onu est une organisation à la légitimité unique, le seul mécanisme de coopération internationale à s'appuyer sur le fondement solide du droit international et couvrant tous les domaines de l'activité humaine: militaire et politique, sécurité, règlement des conflits, développement de la coopération économique et humanitaire. Il faut noter encore une fonction très importante: la modernisation de la législation internationale, à laquelle un comité spécial est dédié. Le 70ème anniversaire de l'Onu est sans doute une date qui doit être analysée non seulement du point de vue de ce que nous avons fait ou des leçons que nous aurions dû tirer au cours de ces décennies, mais aussi compte tenu des perspectives d'avenir. Les leçons à tirer son évidentes. Les Nations unies sont nées sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, le conflit le plus sanglant de l'histoire de l'humanité. Il fallait donc obligatoirement éviter sa répétition et c'était exactement l'objectif de la création de l'Onu, lancée par l'Union soviétique en tant que l'un des trois acteurs principaux de sa formation. Juste après la signature des accords de 1991, quand la Russie soviétique s'est transformée en Fédération de Russie, l'une des premières initiatives prioritaires de la diplomatie russe fut l'affirmation du fait que la Russie était le successeur de l'Union soviétique concernant tous ses engagements relatifs à la Charte de l'Onu. Dans cette démarche nous avons obtenu le soutien de nos collègues au sein de la Communauté des États indépendants - à l'époque en cours de formation - et de toute la communauté internationale. Notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l'Onu reflète que tout le monde considère la Russie comme un pays fondateur des Nations unies.
Ce 70ème anniversaire est étroitement lié aux leçons que nous avons tiré de la Seconde Guerre mondiale, aux efforts que la plupart des États entreprennent pour éviter de voir renaître l'idéologie antihumaine du fascisme et du nazisme. Cela fera l'objet de la nouvelle résolution régulière que la Russie promeut chaque année avec d'autres pays au sein de l'Assemblée générale: il faut prévenir l'héroïsation du nazisme, de nouvelles formes de la discrimination raciale, de la xénophobie et de toute idéologie antihumaine. En outre, la session sera rythmée par beaucoup d'autres événements. A la veille d'une discussion sur les questions politiques de l'actualité mondiale, qui réunira plusieurs chefs d'État, l'Onu organisera un sommet consacré au développement durable. Il devrait se solder par l'adoption du nouveau programme sur 15 ans consacré aux efforts internationaux visant à résoudre les problèmes économiques et financiers, ainsi que les questions sociales et environnementales à l'horizon 2030. En septembre la Russie est la présidente du Conseil de sécurité de l'Onu, et nous organisons une réunion ministérielle spéciale consacrée à l'analyse globale des menaces terroristes venant du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord. Je suis certain que cette question fera l'objet d'un débat actif et intéressé de l'Assemblée générale. Nous tenterons de donner le ton lors de la séance du Conseil de sécurité, y compris compte tenu de l'initiative du président russe Vladimir Poutine concernant la formation d'un front uni de lutte contre les structures telles que l'État islamique (EI) et la promotion du règlement politique dans la région et notamment en Syrie.
Question: La Charte des Nations unies a été signée, pour notre pays, par Andreï Gromyko. Il a dirigé le ministère des Affaires étrangères, ici, dans ce bâtiment sur la place Smolenskaïa, pendant près de 30 ans. Vous avez commencé votre carrière au ministère et à l'Onu à l'époque où Gromyko était encore ministre. Quel a été son rôle dans le développement des Nations unies - il y a même ici son buste - et dans le renforcement des relations entre notre pays et l'organisation? Quel est le rôle de l'URSS et de la Russie dans la constitution, la consolidation et l'affirmation de l'autorité de l'Onu?
Sergueï Lavrov: A mon avis, l'URSS a joué un rôle crucial avec les Américains et les Britanniques. Par ailleurs, en automne 1943, notre résidence de la rue Spiridonovka à Moscou a pour la première fois accueilli une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères de l'Union soviétique, des États-Unis et de la Grande Bretagne. Les documents signés lors de cette réunion ont été les premiers à mentionner la création d'une organisation internationale. Il ne s'agissait pas encore des "Nations unies", mais tout le monde comprenait la nécessité de former une organisation internationale après la Seconde Guerre mondiale - les alliés n'avaient déjà aucun doute quant à leur victoire finale sur Hitler et les autres puissances de l'axe - pour protéger l'humanité contre de nouvelles tragédies de ce genre. L'URSS soutenait activement les principes de la Charte qui sont actuellement les plus viables: l'égalité des parties, la souveraineté de tous les États, le respect du droit d'autodétermination des peuples en tant que principe fondateur de l'Onu, l'obligation de chaque État de garantir les droits de ses peuples en évitant leur oppression. Ces principes restent très importants aujourd'hui. Nous avons transmis le 29ème instrument de ratification le 24 octobre. Il s'agissait du dernier instrument nécessaire pour l'entrée en vigueur de la Charte de l'Onu. C'est pourquoi le 24 octobre est également lié à la ratification par l'Union soviétique de ce document crucial. Ensuite, nous avons défendu les principes fondamentaux des Nations unies tels que la culture du compromis, la nécessité de tout faire pour que le Conseil de sécurité, en tant qu'organe principal de maintien de la paix internationale, puisse fonctionner sur la base collective de l'unification des efforts. Dans ce contexte, je voudrais souligner que le droit de veto, si souvent critiqué, est en réalité le garant principal des freins et des contrepoids nécessaires à tout système démocratique. Certaines forces tentent parfois de provoquer des situations susceptibles de susciter un veto en suivant leurs propres objectifs politiques: nos partenaires occidentaux ont par exemple plusieurs fois avancé, dans ce but, des résolutions n'ayant aucune importance pratique, comme celle sur l'anniversaire des événements de Srebrenica. Ces événements sont sans doute une tragédie, mais le Conseil de sécurité de l'Onu ne doit pas se ranger du côté de telle ou telle partie quand il s'agit de conflits qui se sont déroulés il y a 20 ans. Tout comme ce n'est pas l'affaire du Conseil de sécurité de se mêler de l'enquête criminelle sur la catastrophe du Boeing malaisien en Ukraine. Mais je ne vais pas entrer dans les détails. L'essentiel est que le Conseil de sécurité maintienne sa viabilité et tous les moyens nécessaires pour jouer un rôle central dans la résolution des crises internationales à l'avenir. Il a déjà été réformé, le nombre de ses membres ayant progressé de 11 à 15. Aujourd'hui on entend parler d'un nouvel élargissement. Nous soutenons ce processus. A notre avis, les pays émergents d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine sont sous-représentés au Conseil de sécurité. C'est pourquoi nous soutenons les demandes de l'Inde et du Brésil d'accéder au statut de membres permanents du conseil. Nous estimons que le continent africain doit également obtenir une présence permanente au sein de cette structure car - je le souligne encore une fois - les pays émergents sont manifestement sous-représentés et leur rôle dans le fonctionnement de cet organe principale est insuffisant. Quoi qu'il en soit, cette réforme ne doit pas rendre le Conseil de sécurité ingérable, amorphe et surchargé. La rapidité de son travail est encore un facteur-clé, tout comme la représentation adéquate de toutes les régions, de tous les centres du développement mondial. Une vingtaine de membres, peut-être un peu plus, est à mon avis la bonne limite.
Je voudrais également mentionner d'autres domaines de l'activité de l'Onu. Nous affirmons activement que l'organisation doit travailler dans le domaine de la diplomatie préventive. Elle a déjà une expérience considérable de maintien de la paix, il y a des processus très importants. Parfois, au cours de conflits sérieux, les missions de maintien de la paix de l'Onu obtiennent des mandats qui s'apparentent largement à une gouvernance extérieure dans les domaines de l'administration publique, de la sécurité, de la protection de l'ordre etc. Cela prévoit évidemment une grande responsabilité. En principe, de tels mandats sont adoptés suite à de longues consultations réunissant les pays qui doivent envoyer leurs contingents pour prendre part aux opérations de maintien de la paix. Il s'agit d'une nouveauté de l'activité du Conseil de sécurité dans le contexte de l'élargissement de son partenariat avec les pays restant hors de cet organe principal. Il faut noter l'attention qu'accorde l'Onu au soutien des pays ayant vécu des conflits armés pour la consolidation de la paix - qui doit prendre le relais des casques bleus, aider les experts dans les domaines de l'administration civile et de l'économie.
Question: S'agit-il également d'une institution Onusienne?
Sergueï Lavrov: Exactement. Les Nations unies ont créé la Commission et la Fondation de consolidation de la paix - un organe conjoint de l'Assemblée générale et du Conseil économique et social - ce qui est également une nouveauté importante. Les droits de l'homme sont un autre domaine de réformes. Il y a quelques années, l'organisation a réformé l'institution qui s'occupe de ce problème, et créé le Conseil des droits de l'homme. Il se différencie de son prédécesseur car il garantit le principe de l'égalité des parties. Selon les textes fondateurs de cette structure, chaque État sans aucune exception doit présenter régulièrement au conseil le bilan de la mise en pratique des documents universels stipulant le respect des droits de l'homme dans tous les pays.
La Russie a déjà passé cet examen deux fois. Les États-Unis l'ont fait récemment. Cet examen du rapport américain s'est soldé par des dizaines de recommandations, auxquelles il faudra ensuite répondre. Contrairement au système précédent, dans le cadre duquel l'ancienne commission se laissait guider par des principes spontanés - s'il fallait par exemple critiquer tel ou tel pays, on le "traînait" sur la scène pour lui imposer des recommandations - tout le monde sans exception doit rendre compte pour une période fixée. Cela discipline les pays, y compris nos collègues qui ont tenté jusqu'à un certain moment de se présenter au monde comme un exemple de la défense des droits de l'homme. Mais personne n'est parfait, cela les concerne également. Ces réformes aident l'Onu à promouvoir de manière cohérente les principes de sa Charte et à influer sur les relations internationales. Un autre exemple est celui d'un document qui devrait être adopté à la veille des débats à l'Assemblée générale de l'Onu: ce texte concerne le développement durable dans les domaines économique, financier et humanitaire, l'agenda du développement durable d'ici 2030. Il crée les standards qui, j'en suis certain, doivent être pris en considération par les mécanismes décideurs du système monétaire et financier international: le Groupe de la banque mondiale, le Fonds monétaire international et le Groupe des vingt qui, en tant que structure informelle, ne peut pas ignorer dans son activité les principes universels du développement de l'économie mondiale et de la sphère sociale adoptés par tous les États de notre planète.
Question: Vous avez mentionné une réforme éventuelle du Conseil de sécurité de l'Onu, mais, franchement, j'avais déjà eu l'honneur d'évoquer avec vous cette question dans cette même salle il y a dix ans. Et à l'époque vous aviez également parlé d'une réforme possible du Conseil de sécurité. Cet élargissement devait déjà impliquer des pays asiatiques et sud-américains. On parlait de certains État européens. Je me rappelle même de votre blague: un représentant d'un pays européen aurait dit: "Nous aussi, nous prétendons à un rôle au Conseil de sécurité, nous aussi, nous avons perdu la guerre". Qu'est-ce qui (ou qui est-ce qui) a empêché de le mettre en œuvre pendant ces dix dernières années? Est-ce que ce processus touche actuellement à sa fin?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas tout: si vous m'avez rencontré il y a dix ans, j'ai sûrement dit que ce processus était déjà en cours.
Question: Question rhétorique…
Sergueï Lavrov: A mon avis, ce processus a été lancé en 1993 avec l'adoption de la résolution de l'Assemblée générale de l'Onu stipulant le lancement des consultations visant à obtenir un résultat acceptable globalement, capable de garantir la représentation géographique de toutes les régions dans cet organe pour assurer sa meilleure efficacité supérieure, etc.
Question: S'agit-il de membres permanents?
Sergueï Lavrov: Non. Ce texte mentionnait tout simplement une réforme du Conseil de sécurité, y compris son élargissement. La question concerne les formes de cet élargissement: permanentes ou non-permanentes. Faut-il ajouter des membres aux deux catégories? Cela fait l'objet d'un débat très pointu. Tout ce processus ne peut pas toujours aboutir à cause des contradictions irrémédiables entre deux groupes de pays et des accusations contre les cinq membres permanents, qui n'arriveraient à s'entendre et saboteraient ainsi tout résultat.
Le problème principal est qu'il y a deux positions contradictoires. Un groupe de pays affirme qu'il faut absolument créer de nouveaux sièges de membres permanents, alors que l'autre s'y oppose catégoriquement et se prononce pour l'élargissement du nombre de membres non-permanents.
Question: Ce deuxième groupe de pays, qui regroupe-t-il? Si je comprends bien, nous faisons partie du premier groupe qui se prononce pour l'élargissement.
Sergueï Lavrov: Non. Les deux groupes sont pour l'élargissement. Mais le premier dit que ces nouveaux sièges qu'on ajouterait aux 15 existants doivent inclure de nouveaux membres permanents. Et le deuxième groupe répond: "Non, nous n'avons pas besoin de nouveaux membres permanents, il faut résoudre le problème via l'élargissement du nombre des membres non-permanents du Conseil de sécurité".
Question: De manière quantitative?
Sergueï Lavrov: Non, de manière qualitative. Le statut de membre permanent signifie que le pays est représenté au Conseil de sécurité constamment, comme la Russie, les États-Unis, la Grande Bretagne la Chine ou la France.
Question: Avec le droit de veto?
Sergueï Lavrov: Comme je l'ai déjà dit, l'Inde et le Brésil prétendent à ce statut. Nous les considérons comme des candidats dignes et très puissants. L'Allemagne et le Japon ont également les demandes en ce sens. Ce groupe des quatre a déjà lancé une campagne assez solide de soutien de leurs prétentions et leurs requêtes, et propose régulièrement des votes. Selon la Charte de l'Onu, les questions de ce genre doivent être résolues par deux tiers des voix de l'Assemblée générale.
Il y a également un autre groupe de pays "réunis au nom du consensus" - ils l'affirment eux-mêmes - qui comprend l'Italie, le Mexique, les pays scandinaves, l'Espagne, certains pays asiatiques comme le Pakistan, la Malaisie, l'Indonésie, ainsi que de nombreux pays latino-américains. Ils estiment que l'introduction de nouveaux sièges permanents n'est pas raisonnable, car ils seront occupés pas plusieurs pays, alors que les États restants auront moins de possibilités d'être élus au Conseil de sécurité car au lieu de l'alternance actuelle, ces sièges seront occupés par de nouveaux membres permanents - je résume. Il faut chercher un compromis.
Nous sommes prêts à soutenir n'importe quelle position. Ce n'est pas une blague, je le dis tout à fait sérieusement. On peut ajouter soit seulement des sièges permanents, soit seulement des non-permanents, soit les deux. L'essentiel est qu'il faut obligatoirement respecter le mandat initial de l'Assemblée générale dans ce travail, et ce mandat indique que la décision doit être prise par une large majorité des voix, ce qui n'est pas du tout les deux tiers. Il ne s'agit pas bien sûr d'un consensus à 100% - l'Assemblée générale ne l'a jamais exigé. Un ou deux pays peuvent toujours se laisser guider par leurs propres représentations et ne pas rejoindre le consensus, mais une large majorité n'est pas deux tiers des voix. Elle est nécessaire pour une raison très simple: si l'on votait sur l'élargissement du Conseil de sécurité en reposant sur la majorité de deux tiers des voix pour cette réforme radicale prévoyant de nouveaux membres permanents, cela serait une décision légitime compte tenu des principes juridiques de la Charte. Toutefois, d'un point de vue politique, il y aurait des pays qui voteraient contre et constitueraient cette minorité d'un tiers. Et il ne s'agit pas d'États voyous, mais de pays solides et respectés "de taille moyenne", comme l'Italie, l'Espagne, le Mexique, ou d'autres d'Amérique latine et d'Asie. Une telle situation pourrait isoler injustement ces pays. Ils apportent leur contribution au budget de l'Onu et des opérations de maintien de la paix. Les pays scandinaves qui font partie de ce groupe sont des donateurs importants de nombreuses fondations visant à résoudre des problèmes sociaux et humanitaires, comme l'UNICEF notamment. Si le Conseil de sécurité était réformé malgré leur volonté de trouver un consensus et un compromis, ce conseil modernisé serait à leurs yeux beaucoup mois légitime qu'aujourd'hui.
C'est pourquoi de nombreux membres raisonnables de la communauté internationale - nous soutenons les mêmes positions - affirment qu'il faut trouver un compromis. S'il y a de telles positions contradictoires, il faut trouver un juste milieu. Certains pays proposent déjà de créer une troisième catégorie de membres, pas permanents ou non-permanents, mais semi-permanents.
Question: Temporaires?
Sergueï Lavrov: Non, semi-permanents. Aujourd'hui, les membres non-permanents sont nommés pour deux ans et n'ont pas le droit d'être réélus immédiatement après ce mandat. On prévoit de créer une nouvelle catégorie de pays membres qui auraient un mandat plus important - de huit ans, certains parlent même de dix ans - et le droit à une réélection immédiate. Cela signifiera qu'à condition d'un bon travail avec ses partenaires au Conseil de sécurité, un candidat pourrait être représenté constamment. Je ne dis pas que c'est une position qu'il faut déjà absolument soutenir, mais cela signifie qu'on tente déjà de rapprocher les positions contradictoires.
Question: Votre implication dans les affaires de l'Onu et une connaissance si profonde de ses problèmes doivent être liées au fait que vous avez passé dix ans dans le bâtiment au bord d'East River, en qualité de chef de la mission russe. Je comprends parfaitement que tout ambassadeur et notamment celui auprès des Nations unies doit suivre les directives du centre, mais y-a-t-il des limites? Quelle est la marge de manœuvre de l'ambassadeur dans la prise de décision? A cette époque, quelles décisions ont été les plus difficiles pour vous? Qu'est-ce qui vous a coûté des nuits blanches à New York?
Sergueï Lavrov: Si tu ne peux pas dormir à cause des nerfs, tu es tout simplement incapable de travailler. A vrai dire, il vaut mieux oublier ses inquiétudes sur ce travail car il exige patience, cohérence et un contrôle constant de soi-même: il faut savoir comprendre si tes arguments sont précis, s'ils suscitent la compréhension et l'émotion de la part de l'interlocuteur. Il faut constamment écouter celui qui est en face pour trouver dans ses paroles, ses idées et ses pensées des possibilités de rapprocher les positions, de promouvoir tes idées ou de prendre en considération ses propositions si elles ne contredisent pas, bien sûr, tes intérêts.
L'ambassadeur est bien sûr un représentant du président, qui définit la politique étrangère du pays. En ce qui concerne nos ambassadeurs dans les pays étrangers et auprès de l'Onu, de l'OSCE, du Conseil de l'Europe ou d'autres structures internationales, ils reçoivent des directives avant de partir en mission. Ces directives sont fixées par le Ministère des Affaires étrangères sur la base des principes et des orientations prioritaires de la politique étrangère définis par le président dans le cadre de la doctrine de la politique étrangère de la Fédération de Russie et d'autres textes similaires. Il s'agit des fondements de notre travail et l'ambassadeur doit consulter régulièrement ces directives. Mais aucun document ne peut prévoir tous les scénarios, ce qui, par ailleurs, arrive très souvent. L'ambassadeur a donc des pouvoirs extraordinaires, l'expérience, l'intelligence et la clarté d'esprit pour gérer ces événements inattendus compte tenu des principes de base qu'il doit promouvoir dans tel ou tel État ou au sein de telle ou telle organisation.
Aujourd'hui je ne me rappelle même pas tous les détails de mon travail. Mais s'il y a des séances de nuit, quand à Moscou tout le monde est déjà endormi, mais on nous dit: "Téléphonez!", tu réponds que tu refuses parce que tu as déjà tes instructions. L'essentiel est ici de voir les limites du possible. Mais quand tu comprends que nos intérêts de principe sont en jeu, tu ne peux montrer aucune faiblesse. Dans ce contexte il est parfois nécessaire d'utiliser le droit de veto.
Par exemple, un jour nous étions obligés de résoudre un problème que personne n'avait pu prévoir. C'était au milieu des années 1990, 12 ou 18 mois après mon arrivée à New York. Des immigrés cubains de l’État de Floride volaient au-dessus de Cuba pour jeter des tracts en violation de l'espace aérien cubain. Les Cubains protestaient, envoyaient des notes, annonçaient leur volonté de défendre l'espace aérien de leur État souverain. Ils ont même abattu un avion. A Moscou la nuit était déjà avancée. Madeleine Albright, ambassadrice américaine, a tout de suite convoqué la réunion du Conseil de sécurité pour condamner cet acte de terrorisme du gouvernement cubain. Les formules ont été très sévères. Avec les collègues de notre mission, nos collègues chinois et d'autres membres du Conseil de sécurité des pays émergents, nous nous sommes prononcés pour que cette déclaration soit mesurée, sans annoncer d'avance les résultats de l'enquête ni formuler d'accusations infondées. Nous avons réussi à élaborer un texte que le gouvernement cubain a même ensuite salué. Je me rappelle bien cet épisode, car il s'était agi d'un travail très long, qui avait duré plusieurs heures. Madeleine Albright a téléphoné à Washington, mais nous avons obtenu le résultat escompté.
Question: A propos de ces symboles que vous avez mentionnés… Le monde entier connaît l'image du Conseil de sécurité de l'Onu. Cette image est toujours présente à la télévision, mais près de la salle centrale du Conseil de sécurité il y a une petite pièce qui - comme vous l'avez dit - est baptisée la "pièce russe" - j'ai même tenté d'apprendre pourquoi - où ont lieu les séances fermées du Conseil de sécurité, où on concocte ses décisions principales.
Sergueï Lavrov: Oui.
Question: Pouvez-vous nous en dire un peu plus?
Sergueï Lavrov: Cette pièce a été créée dès le début par les architectes du bâtiment de l'Onu. Ce groupe d'architectes était international et comprenait donc des représentants soviétiques. Cette pièce s'appelle la "pièce des consultations".
Question: Du Conseil de sécurité?
Sergueï Lavrov: Il y a là-bas des sièges pour chaque ambassadeur, qui sont situés beaucoup plus proches l'un de l'autre que dans la salle des séances officielles. Derrière chaque siège d'ambassadeur il y en a également deux autres destinés à ses assistants. Il y a également encore quelques sièges le long des murs. Chaque délégation peut donc, au maximum, être représentée par un ambassadeur et trois autres personnes. Et dans ce cas la pièce est complètement remplie. Elle est très petite et compacte.
Au début de ma carrière en tant qu'ambassadeur, on a envisagé des travaux de réparation dans le bâtiment et demandé aux membres du Conseil de sécurité: "Faut-il changer le format de vos locaux?" Là-bas, outre la salle principale et la salle des consultations, il y a une antichambre avec des canapés où on peut regarder la télé, boire du café, se reposer un peu - et une autre pièce liée à cette antichambre où on peut réunir une dizaine de personnes. On nous a demandé s'il fallait élargir la pièce de consultations qui était toujours comblée, au détriment de cette antichambre, c'est-à-dire repousser un peu le mur pour qu'il y ait plus d'espace. Je ne vais pas vous citer de noms, mais un des membres permanents du Conseil de sécurité - pas l'ambassadeur russe - a répondu: "Non, il ne faut pas déplacer ce mur parce que dès que nous le ferons, cela suscitera la tentation de pousser plus activement l'élargissement du conseil, car il y aura de l'espace". C'était une blague, bien sûr…
Question: Voilà donc l'obstacle principal aux réformes du Conseil de sécurité…
Sergueï Lavrov: Il y a beaucoup de gens avec le sens de l'humour. Sans ce dernier il serait difficile de travailler au conseil.
Question: A mon avis, le secrétaire général actuel Ban Ki-moon a un sens excellent de l'humour. Il est un homme souriant, mais il va devoir partir. Le ministère russe des Affaires étrangères a-t-il des priorités concernant le futur secrétaire général de l'Onu? On sait que la région d'où il provient est choisie à tour de rôle. Mais Ban Ki-moon a souligné dans son interview qu'il fallait élire depuis longtemps une femme. Est-ce un scénario réaliste pour l'année prochaine?
Sergueï Lavrov: Concernant ses attentes concernant une femme, je n'en sais rien…
Question: C'est Ban Ki-moon qui l'a dit.
Sergueï Lavrov: Probablement. En tout cas, cette problématique homme-femme ne doit pas devenir l'objectif principal. Par ailleurs, parmi les réformes de l'Onu, il faut noter la création d'une structure hybride baptisée Onu Femmes, qui réunit des gouvernements et des organisations non-gouvernementales pour traiter beaucoup de problèmes: les droits des femmes dans la famille, l'égalité des droits, les droits des femmes et des enfants dans des situations différentes, dans les zones de conflits etc. Il s'agit d'un sujet important qu'il faut promouvoir.
Mais si nous parlons du secrétaire général de l'Onu, il faut tout d'abord tenir compte de critères comme l'expérience et les qualités professionnelles. Compte tenu du caractère ramifié de l'Onu, il est très difficile d'occuper ce poste sans connaissance du système des Nations unies. Il faut bien sûr prendre en considération les principes d'universalité de l'Onu, qui a donc besoin d'une alternance bien que cela ne soit pas prévu dans la Charte. Cette dernière stipule seulement que le secrétaire général de l'Onu, en tant que haut fonctionnaire, doit assurer le fonctionnement de l'organisation, a le droit de consulter les chefs des organes intergouvernementaux de l'Onu et de rapporter ses idées, y compris sur les problèmes de paix et de sécurité, au Conseil de sécurité de l'Onu. Il a beaucoup de fonctions, formulées de manière large, qui lui donnent une marge considérable de manœuvre. Par ailleurs, il vaudrait mieux élargir les obligations du secrétariat que de rendre compte aux organes intergouvernementaux, car ils manquent parfois de transparence. Je comprends parfaitement qu'il y a beaucoup de choses confidentielles, mais il faut toujours être honnête avec le Conseil de sécurité. L'organisation ne devrait avoir aucun secret pour le secrétariat.
En ce qui concerne l'élection de nouveau secrétaire général, je voudrais souligner notre grand respect envers Ban Ki-moon. Nous entretenons de bonnes relations, il s'est rendu plusieurs fois en Russie, a eu beaucoup d'échanges avec le président russe Vladimir Poutine. Mais son deuxième mandat prend fin l'année prochaine et il ne peut plus être réélu, comme le stipule la Charte de l'Onu. Il faut donc assurer cette universalité et cette équité concernant les origines géographiques des chefs du secrétariat. Ce poste a déjà été plus d'une fois occupé par des personnes originaires d'Europe occidentale, d'Asie, d'Afrique (Boutros Boutros-Ghali et Kofi Annan) et d'Amérique latine. Mais nous n'avons jamais connu aucun représentant du groupe régional est-européen, qui existe pourtant à l'Onu depuis l'époque soviétique.
Il y a cinq groupes au sein de l'Onu: asiatique, latino-américain, africain, ouest-européen (il comprend également les États-Unis, l'Australie et la Nouvelle Zélande) et est-européen. Ces groupes n'ont pas été initialement destinés à des consultations politiques, mais à assurer une élection efficace et rationnelle des organes de l'Onu, dont le personnel est limité. Ainsi, le Conseil économique et social comprend 54 pays. Le Conseil des droits de l'homme n'a pas non plus beaucoup de membres. Ces structures ne sont pas universelles. Il y a des organes dont les membres doivent être choisis parmi les membres des Nations unies. On a donc créé ces groupes pour que tout le monde soit représenté de manière plus ou moins équitable dans ces organes économiques et des droits de l'homme. Ils concertent donc les candidatures, y compris au Conseil de sécurité, au Conseil économique et social, au Conseil des droits de l'homme etc. Le groupe est-européen a perduré après la dissolution de l'Union soviétique et de l'Organisation du traité de Varsovie, parce qu'il ne porte pas de caractère politique et est nécessaire à l'organisation de ces élections.
Le groupe est-européen a formulé une position unie, soutenue par la Russie et tous ses membres, indépendamment de leur appartenance ou non à l'Otan. Nous avons signé et distribué parmi tous les membres de l'Onu une lettre indiquant que nous étions certains que le futur secrétaire général devrait être un représentant d'un pays est-européen. Il y a actuellement une dizaine de candidats - dont des candidates - des pays d'Europe de l'Est. Je doute que le groupe soit en mesure de s'entendre, mais l'élection du secrétaire général et la présentation des candidats sont un processus assez souple. Ainsi, le groupe est-européen pourrait transmettre à l'Assemblée générale plusieurs candidatures. Au cours des consultations actuelles, certains de ces dix candidats devront probablement se résigner. On aura sans doute plus d'un candidat, mais le fait que l'Assemblée générale reçoive une liste de plusieurs noms ne pose pas de problème selon moi.
Question: Le consensus du Conseil de sécurité n'est donc pas nécessaire dans ce cas-là?
Sergueï Lavrov: Si, il est nécessaire. En premier lieu, cette liste est transmise au Conseil de sécurité, où sont appliquées des méthodes spécifiques de travail, un vote non-contraignant "à l'aveugle" pour que personne ne sache qui soutient qui, mais pour qu'il soit possible de comprendre quel candidat obtiendrait les neuf voix nécessaires. Il existe également d'autres astuces. Mais dans le contexte actuel le résultat le plus probable des consultations au Conseil de sécurité sera l'examen de plusieurs candidatures par l'Assemblée générale.
Question: Le candidat a-t-il besoin de la majorité ou de deux tiers des voix de l'Assemblée générale?
Sergueï Lavrov: L'Assemblée a toujours examiné une seule candidature, car le Conseil de sécurité l'a, à chaque fois, sélectionnée grâce aux procédures mentionnées. Cette fois, compte tenu des candidats existants, je ne vois pas comment il serait possible de laisser une seule candidature sans offenser d'autres candidats très dignes.
Question: Notre conversation se tient au musée du ministère russe des Affaires étrangères. Il s'agit d'une institution unique. Y-a-t-il d'autre musées de ce genre dans le monde?
Sergueï Lavrov: Très probablement.
Question: Mais je suis certain qu'aucun autre musée n'a ce que j'ai trouvé ici.
Sergueï Lavrov: Rendez-le s'il vous plaît avant de partir.
Question: Il s'agit d'un recueil de poèmes des diplomates russes et soviétiques. Il y a également vos poèmes - ce qui vous caractérise de certaine manière comme ministre. Votre musée est probablement le seul à avoir un recueil de poèmes des diplomates. Comme nous parlons du programme lié à la session anniversaire de l'Onu et aux Nations unies en général, je pense que ces dix ans au bord d'East River vous ont influencé d'un point de vue poétique.
Il y a dans ce recueil votre photo, bien que vous y soyez très jeune, sans un seul cheveu gris. Vous avez écrit ce poème quand vous travailliez déjà à l'Onu. Il est consacré à votre alma-mater.
Sergueï Lavrov: C'est vrai. Ce poème est actuellement l'hymne de l'Institut d’État des relations internationales de Moscou, qu'on chante le 1er septembre. C'est très flatteur pour moi, mais je n'ai pas pesé sur cette décision, elle a été prise par le recteur.
Question: De nombreux rapports, notes et thèses ont été consacrés à cet institut. Mais vous avez sans doute dépassé tout le monde sur le plan poétique. Dans votre poème vous soulignez l'importance de la fraternité étudiante. A ce que je sais, vous la conservez pendant toute votre vie. Merci monsieur le ministre.
Sergueï Lavrov: Merci à vous.