Interview de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, accordée au holding médiatique RBC sur les questions d'actualité de l'ordre du jour international, Moscou, 15 mai 2020
Question: L'épidémie de coronavirus a foncièrement affecté l'ouverture des pays. Selon vous, le monde redeviendra-t-il un jour aussi ouvert et mobile qu'il l'était avant le début de l'épidémie?
Sergueï Lavrov: De nombreuses discussions se déroulent actuellement à ce sujet. En effet, de nombreuses mesures visant à lutter contre le coronavirus sont prises à l'aveugle car personne ne sait quelles sont les méthodes les plus efficaces pour combattre cette maladie. Les solutions sont recherchées en fonction de la réaction aux défis épidémiologiques immédiats. Ces mesures restreignent sérieusement la vie habituelle non seulement des États et des sociétés, mais également de chaque individu, de chaque famille.
On n'aurait jamais pu imaginer une situation dans laquelle une autorisation spéciale aurait été nécessaire pour sortir de son propre appartement ou de sa maison. Néanmoins, les spécialistes affirment que ces mesures permettent de contenir la propagation de la pandémie. De nombreux pays ont fermé leur territoire aux entrées et sorties. Nous avons également pris de telles décisions, avec une exception pour les citoyens russes et leurs familles qui se sont retrouvés à l'étranger et souhaitent rentrer, pour les diplomates étrangers, pour les personnes qui assurent le transport de fret terrestre, aérien, ferroviaire et automobile. Mais pour la plupart des citoyens la traversée de la frontière est restreinte. Ce n'est pas seulement une initiative russe: cette action est entreprise par la plupart des pays.
Ces restrictions seront progressivement levées en fonction de l'évolution de la situation dans les différents pays. Partout où ces mesures d'assouplissement ont été décrétées, il a été annoncé que les gouvernements et les autorités épidémiologiques compétentes surveilleront la situation pour corriger la ligne de conduite si besoin. Mais tout le monde est d'accord sur le fait que le rétablissement du fonctionnement à part entière des liens mondiaux, qu'ils soient économiques, culturels ou simplement humains, prendra du temps.
La grande majorité des analystes est d'avis que même quand tous les risques de propagation de la pandémie seront éliminés, les vaccins seront approuvés et la vaccination générale sera adoptée, nous vivrons avec cette maladie tout comme avec d'autres maladies biologiques contre lesquelles un vaccin a été inventé depuis longtemps. Sachant que, vous le savez, selon certains pronostics l'infection restera longtemps parmi nous - avec une seconde vague et des épidémies annuelles. La plupart des experts pensent que le système de communication absolument libre qui existait jusqu'à présent ne sera plus le même, et que des mesures de prévention seront prises notamment dans les transports.
Vous savez comment les aéroports comptent reprendre le travail. Comment il est prévu d'assurer la sécurité biologique à l'intérieur des avions, des trains, des voitures, des restaurants - on en parle beaucoup actuellement. Je ne pense pas qu'il sera reconnu utile de décréter des mesures préventives très strictes, mais je ne m'attends pas à la liberté qui existait jusqu'à présent. Des mesures seront prises à partir des conclusions tirées de la situation actuelle.
Question: Vous avez mentionné des mesures de précaution. D'après vous, la Russie souhaite-t-elle maintenir un grand contrôle sur ses citoyens à l'étranger après la levée de la quarantaine? Peut-être avec des visas de sortie? On en parle même sur les réseaux sociaux.
Sergueï Lavrov: J'ignore qui en parle. Si les gens sont nostalgiques de l'Union soviétique, c'est leur droit. Je ne vois aucune nécessité et je n'ai pas entendu parler de tels plans parmi les gens qui sont concernés par la prise de décisions en la matière.
Question: Ne craignez-vous pas que la situation épidémiologique soit utilisée comme un prétexte par les pays hostiles envers la Russie pour refuser l'accès aux Russes à leur territoire?
Sergueï Lavrov: Nous avons suffisamment d'exemples de démarches hostiles entreprises envers les Russes sans aucune raison. Je ne peux pas prévoir ce qu'inventeront encore nos partenaires occidentaux. Ils savent déjà inventer sans raison des sanctions, comme ce fut le cas à plusieurs reprises: avec l'empoisonnement à Salisbury ("affaire Skripal"), avec le Boeing malaisien.
Personne n'apporte de preuves concrètes. On entend "highly likely", et ensuite des sanctions sont décrétées. C'est pourquoi j'espère que le sens de la mesure et le bon sens prévaudront en Occident, tout comme la nécessité de respecter dans toutes ses actions les normes du droit international qui impliquent d'apporter des preuves à toutes les accusations, des faits concrets, par la voie des tribunaux ou au sein des structures internationales. Pour l'instant nous ne constatons pas une telle attitude de l'Occident par rapport aux accusations gratuites à notre égard.
Attendons-nous de nouvelles mesures hostiles? J'espère qu'il n'y en aura pas. Mais je vous assure que nous sommes prêts à tout scénario.
Question: Quand la Russie pourra-t-elle ouvrir les frontières avec ses voisins de la CEI? Les déclarations des dirigeants des pays de la CEI concernant la victoire contre le coronavirus suffiront-elles? La Russie peut-elle simplement croire ces déclarations? Nous avons déjà connu certains conflits, par exemple avec le Belarus.
Sergueï Lavrov: Cette question ne s'adresse pas à moi, mais aux structures publiques responsables, conformément à la loi, de la sécurité sanitaire et biologique dans notre pays, la santé de la population. Selon moi, ce sont des choses évidentes pour tout individu qui comprend comment fonctionne l’État, russe ou autre. Tout ce qui est fait pour combattre le coronavirus poursuit l'objectif principal qui consiste à garantir la sécurité de la population, de l’État, notamment à cause des menaces épidémiologiques. Les décisions sont prises dans le cadre des structures interministérielles qui existent auprès du gouvernement et du Conseil d’État russe: le Centre opérationnel, le Conseil de coordination. Le Ministère russe des Affaires étrangères en fait partie mais il est responsable uniquement des questions qui relèvent de ses compétences. Elles sont secondaires par rapport à la stratégie choisie pour combattre le coronavirus et pour sortir progressivement et de manière indolore des mesures actuelles de confinement.
Question: Concernant la situation liée au Financial Times et au New York Times. Apparemment - et la porte-parole du Ministère russe des Affaires étrangères Maria Zakharova en a parlé hier - ils pourraient se voir retirer leur accréditation s'ils ne démentaient pas leurs publications (ndlr - en réalité Maria Zakhariva a déclaré exactement le contraire: "La privation d'accréditation, l'expulsion de journalistes ou d'autres mesures de répression ne sont pas dans nos méthodes"). Nous avons connu une situation similaire avec le Belarus. En l'occurrence, quelle est la différence entre Perviy kanal au Belarus et la situation actuelle? Pourquoi constate-t-on une réaction aussi dure au fait que les statistiques officielles russes pourraient ne pas être parfaitement exactes?
Sergueï Lavrov: Je n'ai pas entendu d'idées ou d'affirmations selon lesquelles en cas d'absence de réaction leur accréditation serait retirée, nous n'en avons pas parlé avec Maria Zakharova. Je pense que ni moi ni elle ne devons avancer de telles idées.
Quant au fond de la question, cela relève avant tout du Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l'information et des médias de masse (Roskomnadzor). Conformément à la loi russe sur l'information, les technologies de l'information et la protection de l'information, Roskomnadzor a entrepris les actions juridiques appropriées. Nous verrons quelle sera la réaction.
En principe, je suis opposé à juger les journalistes, mais, évidemment, ils doivent répondre de leurs publications. Vous savez quelles actions ont été entreprises contre la chaîne RT à Londres, où existe un analogue de Roskomnadzor, Ofcom, parce que, selon lui, RT couvrait les événements en Syrie uniquement selon le point de vue russe. Les demandes de RT de présenter des preuves qui mettraient en évidence le parti pris de cette chaîne dans la couverture de la situation syrienne n'ont été suivies par aucune réaction. Elle a reçu une amende de 200.000 livres.
Je pense que le problème lié à la véracité de l'information mérite une attention particulière et une approche vraiment universelle. Comme c'est le cas aujourd'hui. Un "groupe d'amis" a été créé au sein de l'Unesco depuis longtemps pour la sécurité des journalistes. Et soudainement ils créent un mouvement qui se proclame fondateur des traditions et protecteur des standards du journalisme libre. Je pense que ce n'est pas tout à fait correct. Les journalistes peuvent et doivent créer des associations, promouvoir des concepts, mais déclarer que c'est la vérité de dernière instance, que tout le monde doit respecter ces standards précis, c'est un peu exagéré. Tout comme l'initiative avancée par la France qui consiste à étudier les problèmes de liberté dans le cyberespace et de véracité de l'information dans le cadre d'un certain mouvement créé en dehors des structures universelles.
Les problèmes existent. Ce qu'on appelle le principe de "highly likely" accompagne aujourd'hui tous les thèmes médiatiques, que ce soit l'"affaire Skripal", le Boeing malaisien, le Brexit ou le référendum en Catalogne. Nous avons été accusés d'ingérence dans tous ces processus, d'avoir organisé certains d'entre eux. Maintenant on entend à Prague: "Un diplomate russe a fait passer un poison mortel dans une valise." Les services secrets le savaient mais l'ont laissé passer. Il faut mettre en prison les gens qui laissent entrer quelqu'un dans leur pays en sachant qu'il transporte un poison mortel. Où est maintenant ce poison selon les services secrets tchèques? Je l'ignore.
Un exemple récent dans le domaine du "highly likely". Le Bundestag a soudainement déclaré qu'il y a cinq ans, dans le cadre d'une enquête, les services allemands avaient découvert qu'une attaque de piratage a été perpétrée contre le Bundestag, contre le courriel personnel de la Chancelière allemande Angela Merkel. Cinq ans plus tard aucune preuve ne nous a été apportée. Regardons de l'autre côté de l'océan Atlantique. En 2013, Edward Snowden a révélé les documents confidentiels de l'Agence de sécurité nationale des États-Unis. Ils montraient clairement que cette agence espionnait en Allemagne, entre autres, Angela Merkel. Ce fait a été établi et reconnu par les autorités allemandes. Le directeur de la représentation de l'agence en Allemagne a été extradé. Un an plus tard le Parquet fédéral allemand a annoncé la clôture de l'enquête parce que l'accusation ne pouvait pas être prouvée au tribunal. Le fait est là, mais impossible de prouver. Par rapport à la Russie il n'y a pas de preuves, mais c'est "prouvé" très facilement. Voilà le problème dans l'espace de l'information, quand nous parlons de preuves.
En ce qui concerne les statistiques liées au coronavirus. Je vous assure que les autorités russes sont les dernières qui voudraient cacher la vérité. Ce n'est pas une plaisanterie, c'est la vie des gens. Je trouve révoltant de jouer avec elle. Tout comme essayer de profiter de la situation pour diaboliser tel ou tel pays. L'agence de presse Bloomberg, qui a relayé les publications du Financial Times et du New York Times, a titré qu'il n'y avait pas de réponse à la question "pourquoi le coronavirus n'a pas tué plus de Russes". Nous sommes déjà dans une situation où les gens qui travaillent dans les médias utilisent les choses les plus graves et les plus tragiques à des fins géopolitiques. Ils cherchent à séduire certains et à en énerver d'autres. Il faut être très prudent avec cela du point de vue du respect de la loi et du code de l'éthique journalistique.
Question: Avez-vous des informations exactes sur le nombre de Russes qui souhaitent encore rentrer en Russie? Quand le processus de rapatriement pourrait-il s'achever?
Sergueï Lavrov: Durant toute cette campagne liée à la pandémie, nous avons rapatrié plus de 250.000 personnes. Selon nos estimations, encore un peu moins de 30.000 voudraient rentrer en Russie.
Sur le site Gosuslugi (Services publics) le nombre d'inscrits est deux fois plus élevé, mais la vérification que nous menons en permanence avec les ministères de l'Intérieur et des Communications montre qu'une grande partie des personnes enregistrées n'a pas l'intention de revenir en Russie. Certains citoyens russes qui résident à l'étranger ont décidé de profiter de la situation et se sont enregistrés "au cas où".
Ceux qui voudraient réellement rentrer sont environ 30.000. C'est un grand groupe, si vous imaginez le nombre de personnes qui peuvent embarquer en moyenne sur un avion. C'est un sérieux travail. A l'heure actuelle, il est en grande partie mis en place. Mais jusqu'à aujourd'hui surviennent des situations extraordinaires, bien qu'elles soient bien moins nombreuses. Nous interagissons avec le Centre opérationnel, le Ministère des Communications, le Ministère de l'Intérieur, Rosaviatsia, la compagnie Aeroflot et d'autres transporteurs aériens. Nous avons mis en place une coordination précise au niveau officiel et individuel, ce qui permet de régler les problèmes qui surviennent. Nous avons été grandement aidés par la décision prise par le Premier ministre russe Mikhaïl Michoustine. En plus des critères élaborés dans le cadre de l'algorithme déterminant les individus ayant le droit d'être rapatriés en priorité pour établir les listes, depuis près d'un mois les Ambassadeurs de Russie à l'étranger ont le droit d'y ajouter des personnes à partir de listes dites "humanitaires" - c'est-à-dire des individus qui ne satisfont pas tous les critères définis par le Centre mais se trouvent dans une situation difficile qui nécessite une intervention immédiate.
Le travail est loin d'être terminé. 30.000 personnes, c'est un grand groupe. Mais nous avons déjà de l'expérience et des raisons de penser que nous réagissons désormais bien plus efficacement aux situations extraordinaires.
Question: Selon vous, les Russes doivent-ils modifier leur attitude par rapport aux voyages à l'étranger? Adopter une attitude plus responsable vis-à-vis de ce processus et le considérer comme un certain privilège?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas un privilège, c'est un droit constitutionnel.
Question: Les voyages à l'étranger - c'est sérieux?
Sergueï Lavrov: Je pense qu'un voyage touristique dans son propre pays est une affaire sérieuse. Par exemple, j'aime les activités extrêmes - le rafting. Un voyage sur le lac Baïkal ou ailleurs en Extrême-Orient, dans le Kamtchatka demande une sérieuse préparation. Alors que vous vous trouvez dans votre propre pays. A l'étranger, sans parler de voyages extrêmes, dans des stations balnéaires ordinaires, différentes situations peuvent survenir. Vous souvenez-vous du terrible tsunami en Asie du Sud il y a quelques années? Tout le monde fuyait la Thaïlande, des vagues de 12 mètres rasaient des hôtels et des villages. Alors que des vols charter avec nos touristes russes partaient en Thaïlande. Puis une opération complexe a été organisée pour évacuer ces gens. Mais c'était un seul pays et un groupe très concret. C'est complètement différent quand il faut faire la même chose à travers le monde entier.
En préparant des voyages à l'étranger, chaque individu doit prendre une décision personnelle. Il convient probablement de suggérer de souscrire une assurance en achetant un voyage. Ce n'est pas obligatoire aujourd'hui. Je pense que l'industrie touristique tirera également des conclusions à l'issue de toute cette situation. Nous serons prêts à participer à ce travail.
En ce qui concerne les interdictions de départ à l'étranger, il n'y a aucune raison de formuler la question ainsi.
Question: Clôturons le thème touristique et passons à la grande politique. Dans le conflit entre les États-Unis et la Chine suite aux possibles données contradictoires concernant la propagation et l'apparition du coronavirus, de quel côté se trouve la Russie et pourquoi?
Sergueï Lavrov: Nous sommes du côté de la justice et du bon sens. La justice implique qu'il est impossible d'accuser qui que ce soit de quoi que ce soit sans preuves. J'ai déjà cité des exemples quand nos partenaires occidentaux nous traitent selon le principe du "highly likely" en nous accusant de tout. Je trouve que la même chose s'applique à toute autre situation quand un pays est accusé, sans la moindre preuve, de commettre de graves actions entraînant des conséquences pour la vie des gens. Cela n'est pas à prendre à la légère.
En ce qui concerne le bon sens. Je trouve qu'aujourd'hui toutes les forces doivent être dirigées non pas pour crier "au voleur" en pointant quelqu'un du doigt, mais doivent être déployées pour s'unir et créer au plus vite un vaccin. Des instituts de plusieurs pays y travaillent: en Europe, en Chine, en Russie, aux États-Unis et ailleurs. Il y a une certaine "course au prestige", dont l'enjeu est qui sera le premier à le produire. Il y a déjà des manifestations d'"égoïsme national" avec une course concurrentielle pas toujours honnête - qui sera le premier détenteur du vaccin. Selon des informations, les États-Unis ont racheté la société française Sanofi dans l'espoir qu'elle obtiendrait un résultat avant les autres et que dans ce cas le résultat leur reviendrait. D'un autre côté, il y a des propositions faites en France et dans d'autres pays européens (que nous partageons) selon lesquelles tout résultat positif pour la création du vaccin devra immédiatement devenir mondial et accessible à tous. Cela relèverait du bon sens. Sans géopolitique, aspiration mercantile ou tentatives de tirer un profit politique de cette situation tragique.
Je voudrais rappeler que fin décembre déjà nous avons été informés par nos collègues chinois de la situation sur place (quand ils ont établi qu'il s'agissait effectivement d'une épidémie). En janvier en parlaient déjà les spécialistes, notamment sous l'égide de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Début février, des experts de l'OMS se sont rendus à Wuhan, et parmi eux se trouvait d'ailleurs un spécialiste russe. Il est donc incorrect de dire que les Chinois étaient fermés à l'OMS ou que l'Organisation n'était pas au courant ou alors savait mais cachait des informations. Personne ne s'attendait à une telle évolution de la situation et une telle ampleur de la pandémie, mais c'est une situation sans précédent. Il a fallu agir dans des conditions où l'expérience accumulée avec les pandémies précédentes s'est avérée insuffisante. Cette pandémie est bien plus grave. Je pense qu'il ne faut pas gratuitement accuser les spécialistes de l'OMS, mais les soutenir et les encourager. D'autant que les citoyens des pays qui critiquent durement et exigent de fermer l'Organisation ou la réformer foncièrement représentent la majorité écrasante des collaborateurs du Secrétariat de l'OMS. Les représentants des États-Unis, de la France, de l'Italie, de l'Irlande, de l'Espagne, de l'Australie, du Portugal et du Royaume-Uni représentent plus de 30% des spécialistes de l'OMS, c'est-à-dire des personnes qui s'occupent professionnellement des pandémies et de la santé dans l'ensemble. La plupart des pays occidentaux y disposent de spécialistes dont le nombre dépasse largement le quota moyen prévu. Environ un tiers des 2.100 spécialistes sont des représentants de pays occidentaux. L'Italie, le Canada et l'Australie ont environ 60 personnes, la Chine moins de 40, la Russie 20. Même si la Chine ou un autre pays non occidental auraient eu un plan malveillant d'utiliser l'OMS à leurs fins mercantiles, comment un groupe de 40 personnes auraient-ils pu le faire en opposition à plus de 700 spécialistes de pays occidentaux unis par des engagements d'alliés dans le cadre de l'Otan et de l'UE? Actuellement, je me concentrerais sur l'aide aux experts et aux professionnels pour élaborer un antidote au lieu d'essayer de tirer des avantages géopolitiques, électoraux ou autres de la situation.
Question: Quand la pandémie sera terminée et qu'un vaccin sera créé, la Russie soutiendra-t-elle l'idée d'enquêter sur les origines pour comprendre pourquoi tout s'est produit ainsi? Ou il n'existe aucune raison pour cela au vu de tout ce qui a été dit précédemment?
Sergueï Lavrov: J'en ai déjà parlé. Je n'appellerais pas cela une enquête mais "nécessité de découvrir les raisons concrètes de l'apparition de ce coronavirus". La plupart s'entendent à dire qu'il est d'origine naturelle. Mais il faudra évidemment déterminer comment ce processus naturel a commencé et comment le virus a commencé à se transmettre de l'homme à l'homme. Les chercheurs planchent sur cette question. Ce qui aura une importance clé pour comprendre comment élaborer un antidote contre cette menace et essayer de se prémunir au maximum contre l'apparition de telles menaces à terme, et non pour dire: "J'avais raison, le virus est apparu sur ce marché, c'est pourquoi il faut décréter des sanctions contre ce pays".
Question: Le Président français Emmanuel Macron a proposé à ses homologues du Conseil de sécurité des Nations unies de se rencontrer en visioconférence et d'évoquer la situation du coronavirus. Pourquoi cette réunion n'a toujours pas eu lieu?
Sergueï Lavrov: Je ne sais pas. C'était une initiative du Président français Emmanuel Macron. Il l'a expliquée par la nécessité, pour les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, d'élever leur voix parmi les autres membres de la communauté internationale appelant à s'unir, à faire preuve de solidarité dans la lutte contre le coronavirus du point de vue de l'aide aux personnes dans le besoin et des services médicaux, ainsi que du point de vue de l'élaboration d'un vaccin. Nous l'avons soutenu. A cette époque, une résolution de l'Assemblée générale des Nations unies avait déjà été adoptée. Des déclarations du G20, que la Russie avait contribué à préparer, avaient été adoptées. Ainsi que la déclaration du G77 (Organisation des pays émergents) et de la Chine que nous avons soutenue. Le Président français Emmanuel Macron a proposé que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies se prononcent également à ce sujet. Nous avons accepté, dans la mesure où cela était aussi acceptable pour tous les autres membres permanents du Conseil. Nous avons décidé qu'il faudrait se réunir en visioconférence en sachant que le document final serait préalablement préparé. Nous avons vu toutes les versions du document final. La dernière version nous convient parfaitement. Certains autres membres des Cinq ont encore des propositions qui ne sont pas encore mises au point. Nous sommes prêts à cette conférence à tout moment.
Question: Vous avez dit que la Russie comptait également organiser une rencontre personnelle entre les dirigeants des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. La proposition venait du Président russe Vladimir Poutine. Quand cette idée a été formulée pour la première fois, elle a été comparée à la Conférence de Yalta, dans le sens où de cette rencontre pourrait naître un nouvel ordre mondial. Est-elle encore d'actualité dans le contexte de la pandémie de coronavirus?
Sergueï Lavrov: Nous ne comptons pas simplement organiser cette réunion: nous l'organiserons. Cette initiative a été immédiatement soutenue par la Chine, la France, puis par le Président américain Donald Trump, auquel s'est ensuite joint le Premier ministre britannique. Vous vous en souvenez, elle a été proposée par le Président russe Vladimir Poutine en janvier 2020. Il a préconisé de préparer minutieusement l'ordre du jour. Nous y travaillons actuellement. Il existe une entente commune entre tous les membres permanents du Conseil de sécurité sur le fait que l'ordre du jour doit englober les problèmes centraux du monde contemporain, avant tout en matière de stabilité stratégique et de sécurité mondiale. Cela est dû au fait que conformément à la Charte de l'organisation, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies assument une responsabilité particulière pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Nous voudrions soumettre à l'étude des dirigeants des cinq pays tous les thèmes relevant de cette compétence de manière globale et solidaire. Cette réunion est encore plus d'actualité dans le contexte de la situation liée à la pandémie de coronavirus. En plus de ce que nous avons dit au début de la conversation au sujet de l'impact sur la vie quotidienne, l'organisation des relations internationales, le coronavirus a également mis en évidence des problèmes qui nécessitent une analyse plus systémique pour savoir comment finalement les pays, leurs associations, les communautés internationales et l'ordre mondial dans l'ensemble sortiront de cette épreuve. Il y aura forcément des conséquences dans le domaine de la sécurité, mais aussi dans les sphères militaro-politique, économique, écologique et sociale. Toutefois, les questions sociales et économiques ne sont pas la prérogative du Conseil de sécurité des Nations unies. Je ne pense pas qu'il serait correct, de la part des cinq membres permanents, de s'ingérer dans la sphère de compétences de l'Assemblée générale des Nations unies et d'autres organes de composition universelle. Mais les questions relatives à la sécurité militaro-politique doivent évidemment être étudiées. Nos partenaires, la France, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Chine, réaffirment dans toutes les discussions et à tous les niveaux que cette initiative reste parfaitement d'actualité dans les conditions actuelles. Dès que la situation épidémiologique le permettra, nous analyserons de près les questions logistiques pour la préparation de ce forum, sachant que dès à présent nous planchons sur son contenu substantiel.
Question: Avez-vous déjà commencé à élaborer les documents finaux de cette réunion?
Sergueï Lavrov: Comme je l'ai dit, nous nous occupons du contenu substantiel de cette réunion, qui nécessite la poursuite des consultations avec nos partenaires.
Question: La Journée de la Victoire est passée, mais les litiges historiques perdurent. Dans une récente interview à RBC le Ministre tchèque des Affaires étrangères Tomas Petricek a déclaré que les contribuables le payaient pour construire les relations actuelles et futures avec la Russie, et non s'occuper de litiges historiques. Il propose de laisser cette question aux historiens. Pourquoi, dans les relations avec la Tchéquie et la Pologne, ne parvient-on pas à laisser l'histoire aux historiens? Pourquoi, vous et votre Ministère, êtes-vous contraints de faire des déclarations pratiquement tous les jours?
Sergueï Lavrov: Je suggère à ceux qui font de telles déclarations de consulter les archives récentes. Ces dernières années, nous avons souligné plusieurs fois la nécessité de faire de la politique concrète et de laisser l'histoire aux historiens. C'est bien: cette pensée est finalement arrivée aux destinataires, même des années plus tard - mais pas à tous.
Du point de vue de la justice et du droit international, c'est exactement ce qui devrait se produire. Mais le fait est que nos collègues, qui proposent de s'occuper de la politique actuelle et non de l'histoire, sous-entendent par l'expression "politique actuelle" la promotion d'idées qui réécrivent l'histoire. Ils proposent des approches qui rayent les résultats de la Seconde Guerre mondiale, les verdicts du procès de Nuremberg, les accords internationaux signés à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, notamment entre notre pays et la République tchèque, la Pologne et d'autres pays européens, y compris les anciens pays membres du Pacte de Varsovie dont il est question.
Notre approche s'appuie sur la nécessité de respecter l'histoire fixée dans le droit international. Et les réflexions sur l'évolution de différents événements historiques doivent faire l'objet d'un dialogue entre les historiens. Nous disposons de plusieurs commissions d'historiens qui soulèvent ces questions, notamment des structures communes avec la Pologne, la Lituanie, l'Allemagne. La commission avec la Pologne travaille au niveau de l'Institut de l'histoire de l'Académie des sciences de Russie. Ils coécrivent des manuels scolaires, sur certains épisodes de l'histoire commune il y a des chapitres écrits ensembles, sur d'autres épisodes est exprimé l'avis des historiens russes et, à côté, le point de vue des historiens polonais.
Si, par l'appel à laisser l'histoire aux historiens, nos partenaires sous-entendent leur droit de ne pas remplir les engagements juridiques internationaux qui découlent de la Charte de l'Onu et des décisions du procès de Nuremberg, et, en parlant de la République tchèque, des accords conclus en 1993 (Accord d'amitié et de coopération) et par la suite, ils n'y arriveront pas.
En parlant de la Tchéquie, après les actions révoltantes d'un "délégué" d'une municipalité de Prague, le Ministre des Affaires étrangères Tomas Petricek s'est dit prêt aux consultations que nous avons proposées afin d'analyser comment les parties remplissaient l'Accord de 1993, notamment l'exigence de garantir l'intégrité et l'accès aux monuments et aux cimetières militaires signée et ratifiée à Moscou et à Prague. Dans le cas du monument au maréchal Ivan Konev, cet engagement a été grossièrement transgressé par la Tchéquie. Il nous a été expliqué, je dirais de manière "infantile", que le gouvernement tchèque n'a rien à voir dans cette histoire parce que le monument était la propriété de cette municipalité, c'est-à-dire de ce "délégué". Je trouve que c'est une explication "infantile" parce que l'engagement de préserver ce monument reposait sur l’État tchèque. De plus, jusqu'à dernièrement, nous savions (et les autorités tchèques nous le confirmaient) que le monument était inscrit au registre du Ministère tchèque de la Défense. Et soudainement, quand il a été démantelé, ils nous ont dit pudiquement que ce n'était pas leur propriété. Je trouve cela inadmissible. Je pense que nos collègues tchèques devront sérieusement s'expliquer lors des consultations à venir, nous dire comment ils comptent redresser cette situation. L'engagement reste en vigueur, et le monument doit être restauré.
Question: Vous avez mentionné les archives. Dans son récent article, le Représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l'UE Vladimir Tchijov a mentionné le Plan Dulles. La mention de ce plan dans des documents officiels est-elle justifiée étant donné que l'existence de ce document est une théorie conspirationniste?
Sergueï Lavrov: La Représentation de la Russie auprès de l'UE a déjà fait un commentaire et a remercié les journalistes pour l'attention portée à l'article écrit par notre Représentant permanent Vladimir Tchijov, en expliquant que ce personnage n'a pas été mentionné à titre d'exemple d'existence d'un document concret à des fins conspirationnistes, mais comme un nom lié à l'esprit de cette époque. Nous savons tous quels plans étaient discutés entre nos alliés immédiatement après la victoire contre le fascisme. C'est dans ce contexte que ce nom a été mentionné.
Question: Vous avez dit que dans l'ensemble, le document final de la réunion proposée par le Président français Emmanuel Macron pour élaborer des actions communes afin de combattre le coronavirus était prêt. Pouvez-vous dire globalement de quoi traitera ce document final, sans dévoiler les secrets des autres?
Sergueï Lavrov: Je pense que vous n'y trouverez rien d'inattendu. Je ne vais pas vous raconter ce que ce document contient. Mais dans l'ensemble, en lisant la décision de l'Assemblée générale des Nations unies et du G20, vous pourrez vous faire un avis concernant le sens du travail mené à l'étape actuelle de la préparation de la visioconférence entre les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies proposée par les Français.