Réponses de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, lors de l'émission "Le Grand jeu" sur la chaîne de télévision Perviy kanal, Moscou, 22 décembre 2019
Marina Kim: "Le Grand jeu" dresse aujourd'hui le bilan de l'année politique. Comment a été 2019 pour la Russie sur la scène internationale? L'invité de cette édition spéciale de notre émission est l'homme qui dirige depuis 15 ans la diplomatie russe, le Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Bonsoir!
Sergueï Lavrov: Bonsoir!
Viatcheslav Nikonov: Monsieur le Ministre, votre récente rencontre avec le Président américain Donald Trump a fait beaucoup de bruit, surtout aux États-Unis. Ce dernier l'a organisée de manière ostentatoire le jour où le Comité du Congrès américain se prononçait sur la procédure de sa destitution. A mon avis, il s'agit d'un trolling politique de très haut niveau. Comme vous l'avez justement souligné, il est impossible d'organiser aux États-Unis une rencontre un jour ordinaire, car on y évoque sans cesse des sanctions, la destitution, etc. Dans tous les cas, que pensez-vous de Donald Trump?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas ma première rencontre avec le Président américain Donald Trump. Il m'avait reçu à la Maison blanche en mai 2017, sous l'ancien Secrétaire d'État Rex Tillerson. L'opposition américaine a tenté ensuite de créer un véritable scandale d'espionnage en affirmant qu'on nous aurait transmis des informations secrètes. C'est, évidemment, n'importe quoi, une bêtise absolue montée de toutes pièces. De plus, nous nous sommes parlés avec le Président américain Donald Trump lors de ses rencontres avec le Président russe Vladimir Poutine. Leur dernier entretien s'est déroulé en juin dernier à Osaka, en marge du sommet du G20. Ainsi, nous nous connaissons assez bien. J'aime sa manière d'évoquer les questions internationales et bilatérales. Il évite les ambiguïtés et essaie de dire directement ce qu'il pense. Il s'agit d'une approche rare chez les politiciens de niveau très élevé, mais elle est à mon avis très productive car elle permet de mieux comprendre les opportunités, les difficultés et les perspectives des relations, dont nous nous soucions naturellement.
Dimitri Simes: Monsieur le Ministre, le fait que Donald Trump vous a reçu est, à mon avis, très important, notamment compte tenu de la pression qu'il subit en matière de politique russe. Comme on me l'a dit à la Maison blanche - si je ne me trompe pas, le Département d'État américain l'a officiellement évoqué - il existait une entente préliminaire: comme Vladimir Poutine avait reçu le Secrétaire d'État Mike Pompeo, Donald Trump vous recevrait après votre rencontre avec Mike Pompeo. Donal Trump avait probablement la possibilité d'organiser votre rencontre avec Mike Pompeo loin de Washington - comme l'on lui recommandait certainement. Et tout le monde l'aurait compris d'un point de vue humain, car les contacts de ce genre seraient indésirables dans sa situation politique actuelle. On m'a dit que sa décision d'accepter cette rencontre était liée premièrement à son respect réel envers vous - il rencontre très rarement avec les ministres des Affaires étrangères. Deuxièmement, il voulait montrer son intransigeance face à ses opposants politiques. "Ne me faites pas peur!", comme l'aurait dit Piotr Stolypine. Cette rencontre s'est donc déroulée dans un contexte très difficile pour Donald Trump. A votre avis, a-t-elle été fructueuse ou plus ou moins protocolaire?
Sergueï Lavrov: Premièrement, je pense que l'organisation de la rencontre au début de la procédure de destitution à la Chambre des représentants n'est qu'une coïncidence. La date a été concertée un mois avant mon déplacement à Washington. Selon les traditions des relations russo-américaines, si un chef de diplomatie se rend dans la capitale du partenaire, il est reçu par le chef d'État. Cette coutume existe depuis assez longtemps.
Dimitri Simes: Cela ne concerne que les relations russo-américaines? Ce n'est pas du tout la norme pour les autres pays, n'est-ce pas?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas la norme générale, mais il s'agit d'un élément de principe des relations russo-américaines. Les deux parties se tiennent toujours à cette règle. Oui, si nous nous rencontrons quelque part en Europe, en marge des événements internationaux, il n'y a naturellement aucune condition prévoyant une réception par le Président. Mais quand nous nous rendons dans la capitale de l'autre, cette règle s'applique. La rencontre n'a pas été vide ou strictement protocolaire. Elle a été substantielle: nous avons évoqué plus d'une dizaine de questions concrètes, notamment les relations bilatérales, la stabilité stratégique, le contrôle des armes et des conflits régionaux tels que le Moyen-Orient, l'Ukraine, la péninsule coréenne etc. Nous avons débattu de ces questions de manière absolument directe, sans tenter d'éviter les divergences. Nous avons parfois des désaccords très sérieux, notamment sur le programme nucléaire iranien ou certaines autres questions. Mais nous voulons dialoguer et Donald Trump l'a confirmé. A mon avis, il s'agit d'un élément très important. Il a envoyé un message très clair à son establishment, aux collaborateurs de la Maison blanche et du Département d'État: il faut continuer de parler à la Russie. Nous estimons que c'est le seul chemin juste.
Viatcheslav Nikonov: Dans le domaine de la stabilité stratégique, le Traité New Start de réduction des armes stratégiques joue un rôle central. Vladimir Poutine l'a mentionné jeudi en répondant à une question posée par Dimitri Simes lors de la Grande conférence de presse. Monsieur le Ministre, que pouvez-vous dire des chances de prolongation du New Start suite à vos entretiens avec Donald Trump et Mike Pompeo à Washington? Est-ce qu'elles augmentent ou se réduisent davantage?
Sergueï Lavrov: C'est difficile à dire. Je pense que cette question est toujours en suspens. Outre les propos de Vladimir Poutine, qu'il a tenus lors de la conférence de presse du 19 décembre, je voudrais attirer l'attention sur la déclaration qu'il a faite avant l'une de ses réunions régulières avec les dirigeants du Ministère de la Défense et des Forces armées russes. En ouvrant la dernière réunion de ce type, qui a traditionnellement eu lieu à Sotchi, Vladimir Poutine a évoqué la prolongation du traité New Start et a souligné notre volonté de l'acter immédiatement et sans aucune condition préalable. Cette précision est assez importante car les États-Unis affirmaient lors des négociations que nos questions sur le respect par les Américains de leurs engagements dans le cadre du Traité empêchaient prétendument sa prolongation sans problème. Comme cette ambiguïté a été levée, nos collègues américains n'ont plus aucune excuse. Nous comptons sur leur réaction constructive, parce que - comme l'a dit le Président russe Vladimir Poutine - si le Traité disparaissait, nous perdrions le dernier outil de contrôle des armes et le dernier instrument dans le domaine de la stabilité stratégique. Ce sujet a été évoqué en détail à Osaka. Le Président américain Donald Trump a dit qu'il était nécessaire d'impliquer la Chine dans les négociations. Vladimir Poutine a répondu que nous leur avions posé cette question. Les Chinois ont déjà publiquement commenté la proposition américaine. Ils ont dit que leurs forces stratégiques nucléaires étaient incomparables à celles de la Russie et des États-Unis du point de vue de leur envergure et de leur structure. Ainsi, ils n'ont aucune raison de négocier et ne participeront à ce processus. A Osaka, nous avons indiqué aux Américains que si les Chinois avaient adopté cette position, nous la respections. Si Washington estime qu'il est absolument crucial d'assurer leur participation aux pourparlers, qu'il le négocie avec Pékin.
Nous sommes en principe prêts à examiner des approches multilatérales, mais il faudrait dans ce cas prévoir la participation de la France et du Royaume-Uni (si l'on se limitait aux puissances nucléaires officielles). Il existe également des puissances nucléaires ouvertes, déclarées ou non avouées. Ce processus devra probablement s'enclencher tôt ou tard, mais nous ne forcerons pas nos partenaires stratégiques chinois à rejoindre une plateforme de négociations qu'ils considèrent comme étrangère. A Osaka, Vladimir Poutine a proposé de s'entendre au moins sur la prolongation du Traité New Start - qui devrait continuer d'être un fondement dans le domaine du contrôle des armes et du renforcement de la confiance - pour continuer parallèlement d'évoquer l'élargissement de la liste des participants.
Lors de l'examen de la position chinoise à Washington, nous avons attiré l'attention sur le fait que la Chine avait évoqué le caractère incomparable des arsenaux. Les Américains ont souligné une chose assez intéressante. Ils ont précisé qu'ils ne parlaient pas de réductions ou de limitations, mais voulaient plutôt s'entendre sur un éventail de conditions mutuellement acceptables, la transparence et les règles de conduite. Je pense que cette approche est intéressante. Mais afin de comprendre si elle est en effet acceptable pour nous et d'autres participants potentiels que les Américains voudraient inviter, il est nécessaire de la voir sur le papier pour bien appréhender comment ils se représentent cette notion-même.
Nous sommes attachés à la prolongation du Traité New Start dans le contexte bilatéral. Nous sommes également prêts à parler dans un cadre multilatéral si les autres pays le jugeaient possible (je voudrais le souligner spécialement). Mais nous ne forcerons personne à rejoindre ce format. A notre avis, si les Américains sont si persuadés de la nécessité de faire quelque chose de nouveau, ils doivent mettre cette certitude sur le papier, la formuler plus concrètement.
Dimitri Simes: J'ai parlé à certains responsables de l'Administration après votre visite. La Maison blanche en a donné une estimation très positive. L'approche du Département d'État était plus prudente. J'ai entendu des choses très intéressantes de la part des militaires Américains. Selon eux, la Russie a absolument raison quand elle souligne l'importance de la stabilité stratégique, mais cette dernière ne peut pas être assurée par le Traité New Start sous sa forme actuelle.
Premièrement, il existe le facteur chinois. Deuxièmement, on a vu apparaître de nouvelles technologies russes et américaines non couvertes par le Traité. A quel point le New Start est une base utile du futur progrès? Ou est-il possible d'atteindre des ententes informelles sur les règles du jeu que vous avez mentionnées, et de faire preuve de ce qu'on appelle au Pentagone une "retenue raisonnable" dans le déploiement de nouvelles armes qu'il considère comme une garantie plus fiable de la stabilité stratégique par rapport au Traité existant?
Sergueï Lavrov: Selon Otto von Bismarck, le rôle décisif dans le domaine militaire n'appartient pas aux projets - raisonnables ou déraisonnables - mais au potentiel. Cette règle est toujours d'actualité. Le Traité est incapable de couvrir tous les problèmes qui existent et qui s'accumuleront dans le domaine de la stabilité stratégique, car de nouvelles technologies ne cessent d'apparaître.
Nous avons déjà dit aux Américains (cet entretien a eu lieu dans le cadre de la Commission consultative bilatérale créée par le Traité New Start) que nous avions présenté nos nouveaux systèmes, notamment nos armes hypersoniques. Nous estimons que les systèmes de missiles Avangard et Sarmat sont couverts par le Traité. Nous sommes prêts à ce que ces armes et ces systèmes fassent partie du Traité existant (suite à sa prolongation, naturellement). Qui plus est, nous avons déjà organisé pour les Américains une présentation grandeur nature de l'Avangard, et nous serons prêts, à une certaine étape, à le faire avec le Sarmat. Les autres systèmes présentés par Vladimir Poutine dans son discours devant l'Assemblée fédérale en mars 2018, ne sont pas couverts par le Traité. Nous avons souligné notre volonté d'évoquer ces systèmes, ainsi que les nouveaux systèmes technologiques militaires des États-Unis, dans le cadre d'une conversation à part, parallèle. Il n'est certainement possible de mener cette dernière que dans le cadre de l'examen de tout l'éventail de problèmes relatifs à la stabilité stratégique.
Nous avons formulé le Traité New Start. L'un des facteurs décisifs a résidé dans le consentement des Américains à préciser dans le préambule (mais à préciser quand même) le lien entre les armes stratégiques offensives et défensives, en parlant évidemment de la défense antimissile. Nous n'avons jamais renoncé à la nécessité d'examiner tout l'éventail des problèmes dans le domaine de la stabilité stratégique et tenant compte de tous les aspects de la situation qui influaient sur la stabilité stratégique, notamment des armes stratégiques nucléaires offensives, des armes stratégiques conventionnelles, que les Américains développaient dans le cadre de la conception de frappe globale rapide, ou de la défense antimissile. Aujourd'hui, quand nous constatons que cette défense antimissile n'a rien à voir avec une protection contre l'Iran, mais revêt un caractère réellement global, nous insistons sur la nécessité d'évoquer les problèmes liés aux projets déclarés de déployer des armes dans l'espace, évoqués non seulement par les Américains mais aussi par les Français. Le refus américain de ratifier le Traité d'interdiction complète des essais nucléaires ne rend en aucune façon la situation plus stable et plus rassurante. C'est pourquoi, parallèlement à la prolongation du Traité New Start, tous les acteurs-clés doivent évoquer tous l'éventail de ces problèmes.
Viatcheslav Nikonov: Valeri Guerassimov, chef de l'État-major général de l'armée russe, a tenu cette semaine des propos assez fermes à ce sujet: "La situation dans le monde reste instable, et son développement revêt un caractère de plus en plus dynamique. Cela s'explique dans une grande mesure par la volonté de certains États d'imposer leurs principes à d'autres pays souverains, y compris par la force. On constate une pression politique, économique et d'information inédite sur les États qui tentent de mener une politique indépendante, notamment sur la Russie. Dans ce contexte, on ne peut pas exclure l'apparition de situations de crise susceptibles de dégénérer et de se transformer en conflit militaire de grande envergure".
Un "conflit de grande envergure" auquel se préparent les pays de l'Otan. A quel point l'indicateur de danger des instruments de mesure diplomatiques est-il proche de la limite critique?
Sergueï Lavrov: La diplomatie est tout d'abord l'art de présenter ses idées et ses arguments afin de persuader son partenaire. Ainsi, si l'on analyse la rhétorique des cercles de l'Otan - cela concerne les pays membres aussi bien que le Secrétariat général -, on constate que le degré de russophobie est énorme. Ce qui m'a surtout impressionné, ce sont les réactions à l'initiative du Président français Emmanuel Macron qui a proposé de réformer l'Otan, de débattre de son avenir (cela concerne ses propos bien connus sur la "mort cérébrale" de l'Alliance qu'il serait nécessaire de guérir, de faire sortir de cet état). Parmi ceux qui l'ont indirectement dénoncé, on peut notamment citer l'Allemagne: le ministre des Affaires étrangères Heiko Maas et, plus tard, la chancelière Angela Merkel, ont dit que cette approche de l'Otan était erronée car la sécurité de l'Allemagne ne pouvait être assurée que par l'Alliance atlantique. Franchement, j'ai été frappé par ces propos, qui n'ont pas été tenus par les représentants d'un petit pays souffrant de la mentalité russophobe et de phobies historiques, mais de l'Allemagne, leader de l'Union européenne et de l'Europe. Autrement dit, ces idées et cette paranoïa ont des racines très profondes. A mon avis, l'un des objectifs principaux de la diplomatie est de changer les éléments de narration. Nous constatons des tentatives en ce sens chez le Président français Emmanuel Macron et plusieurs autres leaders des pays membres de l'Otan et de l'Union européenne. Nous estimons que la nouvelle Commission européenne et les nouveaux représentants des organes dirigeants de l'UE - notamment du service diplomatique européen - devront formuler leur attitude envers le dialogue sur les questions de sécurité politique et militaire sur le continent européen, ainsi que le dialogue sur ces thèmes avec la Russie et d'autres pays qui ne font pas partie de l'UE et de l'Otan.
Dimitri Simes: Vous vous souvenez certainement d'une question posée à Henry Kissinger sur la position de l'Europe. Ce dernier avait répondu: quelle Europe? Quel est son numéro de téléphone? Je pense qu'il serait encore difficile aujourd'hui de préciser l'indicatif téléphonique européen. Ne pensez-vous pas que ce dernier se soit déplacé de l'Ouest à l'Est en 20 ans? Si vous parlez à l'Otan et à l'Union européenne, entendez-vous qu'elles ont un accent polonais et balte de plus en plus prononcé? Ou est-ce une exagération?
Sergueï Lavrov: Non, je suis d'accord avec vous. Comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises, la position de l'Otan et de l'UE sur la Russie est très malheureusement définie par une minorité russophobe assez agressive. C'est en effet le cas. Quand les pays qui comprennent le caractère anormal des relations entre Moscou et l'Occident nous expliquent dans le cadre bilatéral qu'ils ont un principe de solidarité, qu'ils ne soutiennent pas les sanctions mais sont obligés de rejoindre le consensus, je leur rappelle amicalement que le consensus prévoit l'absence d'objections, et qu'une seule objection est suffisante pour briser le consensus si les deux organisations - l'Otan et l'UE - s'appuient sur le principe de solidarité (ce qui est en effet le cas). On constate des processus difficiles. De nombreux acteurs comprennent qu'une telle situation ne peut plus durer.
Je pense que l'établissement d'une position claire sera l'une des priorités de l'agenda de la nouvelle direction de l'Union européenne. Ils ont cinq principes adoptés il y a quelques années, et qui constituent toujours la base de leurs relations avec la Russie. Tout est bien connu: la Russie doit mettre en œuvre les accords de Minsk, ce qui permettra de lever les sanctions. En attendant, l'Union européenne travaillera avec notre société civile et nos voisins dans le cadre du Partenariat oriental, élargira ce programme à l'Asie centrale. L'UE souligne de manière contrastée que le travail avec les pays de cette région sera établi différemment, en dépit de leurs relations avec nous. Ces cinq principes ne mèneront évidemment nulle part.
Viatcheslav Nikonov: Lors de sa rencontre avec vous, Donald Trump a déclaré que les États-Unis avaient intérêt à élargir leurs relations commerciales et économiques avec la Fédération de Russie, et que le niveau actuel, de 27 milliards de dollars, était insuffisant. Votre entretien avec Mike Pompeo a notamment porté sur le Conseil d'affaires Russie-États-Unis: une entente à ce sujet avait été conclue par Vladimir Poutine et Donald Trump encore à Helsinki, mais sa mise en œuvre n'a toujours pas commencé. Ensuite, les Américains adoptent leur budget militaire dont un article spécial prévoit des sanctions contre le Nord Stream 2. Ils travaillent également à un projet de loi sur les "sanctions de l'enfer", dont on a entendu parler pendant si longtemps. Enfin, le Congrès américain prépare un projet de loi qui devrait proclamer la Russie en tant que sponsor du terrorisme. Ce contexte soulève la question suivante: quel est le sens de ces entretiens si les États-Unis disent une chose, mais agissent de manière absolument différente?
Concernant les sanctions contre le Nord Stream 2. Vous avez souligné assez fermement que le projet n'était pas menacé. Pourquoi en êtes-vous si certain?
Sergueï Lavrov: Il est menacé. J'ai dit qu'il serait réalisé dans tous les cas, malgré toutes ces menaces. Premièrement, je suis convaincu que les Européens comprennent bien leur intérêt commercial. Deuxièmement, le projet répond à leur intérêt d'assurer leur sécurité énergétique à long terme. Troisièmement, ils ont été humiliés. Nous avons entendu des propos, y compris de Berlin, qui montraient que nos partenaires européens n'avaient pas perdu leur dignité.
Je suis convaincu que le Nord Stream 2 sera réalisé, tout comme le Turkish Stream qui sera lancé dans deux ou trois semaines.
En ce qui concerne la volonté du Président Donald Trump et du Secrétaire d'État Mike Pompeo de développer le commerce, tandis que le Congrès torpille nos relations à l'aide des sanctions, cela s'explique par le contexte actuel aux États-Unis: à cause de leur volonté de faire revoir les résultats des élections et le vote du peuple américain, ces congressistes sont prêts à faire tout, y compris des choses absolument déraisonnables et peu dignes de politiciens sérieux.
Viatcheslav Nikonov: Répondrons-nous aux sanctions?
Sergueï Lavrov: Nous y répondrons, mais sans nous porter préjudice. Mais nous y répondrons sans aucun doute. Et en tiendrons absolument compte en développant nos relations. Pour moi, cette situation est très difficile à comprendre, parce que la plupart de ces congressistes, de ces membres de la Chambre des représentants, tout d'abord du Parti démocrate, je les connais, directement ou indirectement. Je n'ai jamais pensé que ces responsables pourraient adopter des décisions si honteuses pour un politicien sérieux.
Viatcheslav Nikonov: Monsieur le Ministre, vous avez en effet travaillé pendant des années à New York et à Washington. Comment peut-on comparer l'atmosphère actuelle à celle qui y régnait par le passé?
Sergueï Lavrov: Globalement, il s'agit d'une atmosphère de maccarthysme. Je n'étais pas présent à l'époque du maccarthysme, mais je peux bien m'imaginer de tels événements. Dimitri Simes pourrait présenter son opinion à ce sujet. La "chasse aux sorcières", par exemple. Ces termes ont déjà été prononcés par Donald Trump, par les journalistes qui tentent de comprendre ce qui se passe là-bas. Il est dommage que ces cycles électoraux incessants transforment tout le reste en otage du combat politique intérieur aux États-Unis. On organise tous les deux ans des élections, lors desquelles il faut nécessairement obtenir quelque chose pour faire ressentir sa défaite à l'adversaire. Mais que faire? C'est la démocratie…
Dimitri Simes: En ce qui concerne le maccarthysme, c'est une question compliquée et intéressante. Comme vous le comprenez certainement, me trouvant à Washington, j'y ai beaucoup réfléchi. Quand la chaîne CNN a retransmis la réponse du Président russe Vladimir Poutine à ma question, elle m'a présenté comme le chef d'un think tank de Washington qui avait fait l'objet d'une enquête et avait été mentionné par le rapport de Robert Mueller pour avoir mené une activité de consulting sur la Russie dans le cadre de la campagne de Donald Trump. Il ne s'agit pas de liens avec la Russie, mais de conseils dispensés à l'équipe de campagne du candidat vainqueur. Cela leur semble très répréhensible et éloquent.
D'un autre côté, je ne connais que très peu de cas de licenciements ou d'élimination d'une personne, contrairement au maccarthysme. Je constate une atmosphère de grande peur, où les gens commencent à se censurer de manière préventive. Si un congressiste levait la voix pour mettre en doute la nouvelle orthodoxie concernant la Russie, on ferait immédiatement pression sur lui en l'accusant de répéter la "politique de Poutine". On humilie de cette manière jusqu'au membres les plus éminents du Congrès.
Je voudrais vous poser une autre question. Nous avons tous les trois assisté à la conférence organisée il y a un mois à Noursoultan par l'ancien président kazakh Noursoultan Nazarbaïev. Le Ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif - que vous connaissez bien - était lui aussi présent. Lors de son intervention publique et des entretiens privés, il répétait une chose très simple concernant les sanctions: on ne nous forcera pas à nous plier, nous tiendrons à notre politique, nous sommes un État fier et souverain. Mais quand j'entends les responsables européens, y compris la chancelière allemande Angela Merkel et ses ministres, je ne sais pas quelle sera leur réponse aux sanctions éventuelles des États-Unis. A votre avis, résisteront-ils à ces sanctions? Ou finiront-ils pas céder après quelques propos retentissants?
Sergueï Lavrov: Je ne sais pas. Je ne peux pas juger à leur place.
D'abord, je voudrais brièvement revenir au maccarthysme. L'absence d'emprisonnements s'explique probablement par le fait que le maccarthysme a été lancé par le parti au pouvoir, alors que le néomaccarthysme moderne est promu par le parti d'opposition. Si ce parti arrivait plus tard au pouvoir, on constaterait peut-être ce dont vous avez parlé. Mais je préférerai l'éviter. Nous souhaitons que l'Amérique - elle est notre partenaire, nous avons des échanges commerciaux, nous voulons et devons coopérer au nom de la paix globale - soit stable, comme n'importe quel autre partenaire de la Russie. La même chose concerne l'Union européenne. Nous voudrions bien nous focaliser sur un agenda positif: faire du commerce, investir, gagner, améliorer le bien-être de nos citoyens.
Concernant le Ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif et ses propos. Nous attirons régulièrement l'attention sur sa position quand nous évoquons le programme nucléaire iranien avec les Américains ou d'autres collègues. On ne peut pas traiter l'Iran de la manière dont Washington tente de le faire. Ce dernier, non seulement, viole ouvertement la Charte des Nations unies en refusant de mettre en œuvre une résolution contraignante du Conseil de sécurité des Nations unies, mais formule aussi assez grossièrement ses exigences envers la République islamique d'Iran, pays qui a une histoire millénaire, des traditions riches et une grande dignité. Les Américains ont de fait dit qu'ils n'avaient aucune envie de mettre en œuvre cette résolution, et que l'Iran devait absolument respecter ses engagements dans le cadre de ce texte. Quant aux autres pays qui ont obtenu le droit de commercer librement avec l'Iran en échange des accomplissements de ce dernier en matière de limitations de son programme nucléaire, ils leur interdisent également de faire du commerce avec l'Iran. Autrement dit, personne n'est autorisé à faire un pas, quel qu'il soit, vers le développement de ses liens économiques avec l'Iran comme le prévoit la résolution. Mais l'Iran devrait quant à lui continuer de respecter toutes les clauses qu'il a signées. C'est une absurdité. Je comprends que les États-Unis n'ont pas toujours assez de spécialistes du Proche et du Moyen-Orient. Mais il s'agit d'une chose évidente. Pas besoin d'avoir fait de longues études d'histoire à Harvard pour le comprendre.
Marina Kim: Évoquons le bilan du sommet marquant du Format Normandie à Paris et les perspectives de la mise en œuvre des accords de Minsk par Kiev.
Viatcheslav Nikonov: Finissons d'abord notre conversation sur la sécurité globale. Les États-Unis ont détruit le traité FNI, qui était un pilier de la sécurité internationale. Ils évoquent désormais leur volonté de déployer en pratique des missiles à portée intermédiaire. Cela signifie que les États-Unis disposaient déjà de ces missiles, et que c'est toujours le cas aujourd'hui. A quel point la question des missiles à portée intermédiaire, qui concerne aussi bien l'Est que l'Ouest, est-elle réellement évoquée lors des négociations russo-américaines?
Sergueï Lavrov: Elle est examinée. Je l'ai évoquée lors de mes pourparlers avec le Secrétaire d'État Mike Pompeo et au cours de ma rencontre avec le président américain Donald Trump dans le bureau ovale de la Maison blanche.
La situation nous semble préoccupante car les États-Unis, après avoir quitté de manière ostentatoire le Traité FNI, n'ont même pas vraiment tenté de dissimuler qu'ils planchaient depuis longtemps sur la conception d'armes interdites par le traité. Le fait qu'ils ont assez rapidement testé un missile de croisière de cette catégorie et ont récemment lancé un missile de croisière depuis un système de défense antimissile - comme ils l'ont toujours affirmé - confirme ce que nous disions depuis longtemps: il s'agit d'un système à double usage, comme on peut le lire, d'ailleurs, sur le site internet de Lockheed Martin, son producteur. Achetez un système de missiles à la fois défensif et offensif. Aujourd'hui, c'est un fait prouvé. Les Américains affirment qu'ils ne peuvent pas rester les bras croisés quand la Chine - qu'ils mentionnent tout le temps - développe ces armes, alors que les États-Unis n'ont rien de ce genre. Ils ont évoqué la nécessité de déployer ces armes dans la région Aie-Pacifique, et ont directement mentionné le Japon et la Corée du Sud. Il y a quelques jours, j'ai évoqué en détail cette question avec le Ministre japonais des Affaires étrangères Toshimitsu Motegi. Il souligne toujours que le Japon gérera lui-même les systèmes Aegis Ashore vendus par Washington. Mais les faits que je viens de mentionner nous poussent à soupçonner l'apparition éventuelle des missiles à portée intermédiaire, notamment au Japon et en Corée. Les raisons de leur déploiement sur ce territoire par les Américains - ces derniers évoquent sans cesse la Chine - ne nous importent pas vraiment. Qui cibleront-ils formellement? Premièrement, nous ne voudrions pas qu'ils ciblent la Chine. Elle est notre partenaire stratégique. Quant à nous, si ces missiles étaient déployés au Japon ou en Corée, ils couvriraient notre territoire pratiquement jusqu'à l'Oural. Nous voulons évidemment établir des règles dans ce domaine après la destruction du Traité.
Le Président russe Vladimir Poutine a envoyé en octobre dernier à plus de 50 chefs d'État et de gouvernement un message détaillé présentant notre estimation de la situation après la destruction du Traité FNI. Il proposait également d'examiner des moyens d'empêcher le déchaînement éventuel de la situation dans ce domaine. Le Président a rappelé le moratoire sur la production et le déploiement de ces missiles, que nous avions proclamé, a souligné que notre proposition présentée à l'Otan l'été dernier était restée sans réponse, et a confirmé notre invitation à examiner un moratoire réciproque. Nous n'avons pas publié ce message, car nous espérions obtenir une réponse, voulions respecter les règles de la diplomatie. Mais compte tenu des fuites de son contenu en Occident, je doute que je sois susceptible actuellement de violer des règles ou des normes. Ce message disait clairement que nous étions prêts - tout en parlant du moratoire - à évoquer des mesures de vérification. L'Occident nous accuse constamment de refuser ces dernières. La position occidentale est la suivante: vous proposez ce moratoire car vous avez déjà déployé les missiles concernés, selon nos estimations, par l'interdiction, et tout est déjà bien pour vous. Ensuite, vous voulez garder ces missiles et nous forcer à respecter ce moratoire, alors que nous n'avons rien déployé. Le message a constitué une réponse à ces accusations. Il a directement souligné que nous étions prêts à évoquer des mesures de vérification. Personne n'a répondu à l'exception du Président français Emmanuel Macron, qui a confirmé sa position: il a pointé des problèmes de notre part, mais a souligné sa volonté de dialoguer. Les autres membres de l'Otan n'ont même pas réagi à cette lettre. Le Président Donald Trump a envoyé un message court indiquant que l'Amérique était prête à continuer de rechercher des moyens de surmonter les problèmes existants dans nos relations. Autrement dit, nous proposons encore une fois une alternative constructive à la situation actuelle: prolonger le New Start sans aucune condition préalable, évoquer des mesures de vérification du moratoire dans le contexte du FNI. Mais nous constatons en réponse un silence assourdissant, à l'exception du Président français Emmanuel Macron.
Dimitri Simes: Vous venez de mentionner la Chine. Il est évidemment impossible de comprendre la politique internationale contemporaine et la politique étrangère russe sans évoquer les relations avec la Chine. Ces derniers temps, les États-Unis y font très souvent référence quand ils parlent de leurs rapports avec Moscou. On dit que, du point de vue des intérêts américains, il faut être très prudent pour ne pas favoriser le rapprochement entre la Russie et la Chine. C'est l'un des arguments contre l'alimentation du conflit artificiel avec la Russie. Je l'ai dit et écrit moi-même à plusieurs reprises. Beaucoup de représentants de l'establishment américain répondent que les traditions, les cultures politiques, et les situations économiques de la Russie et de la Chine étaient si différentes que le rapprochement entre Moscou et Pékin ne pouvait pas aller trop loin, de la part de la Chine tout comme de la part de la Russie. La Russie et la Chine veulent créer l'image d'une alliance qui se renforce, alors qu'il existe en pratique des divergences sérieuses, une contradiction des intérêts. Moscou se rend de plus en plus compte du fait que la superpuissance chinoise constitue un problème aussi sérieux pour la Russie que pour les États-Unis. Comment pouvez-vous répondre à ces arguments?
Sergueï Lavrov: La Chine a un comportement tout à fait différent sur l'arène internationale. Elle ne tente d'humilier personne pas des ultimatums. Oui, la Chine utilise sa puissance économique selon les règles établies encore à l'époque de Bretton Woods: le FMI, l'OMC, la Banque mondiale. Les pères de la mondialisation moderne sont probablement offensés par le fait qu'ils perdent le jeu mené selon les règles qu'ils avaient fixées. Mais c'est la vie, la concurrence, le marché libre, les règles créées à Bretton Woods qui existent toujours. On tente de moderniser ces dernières comme on le constate sur l'exemple de la Banque mondiale, etc. Comme le Président russe Vladimir Poutine l'a souligné à plusieurs reprises, nous n'avons aucun projet de création d'une alliance militaire avec la Chine. Mais nous sommes certainement alliés d'un point de vue politique, du point de vue de la protection du droit international; du caractère polycentrique des relations internationales. Nos potentiels économiques différent, mais nous avons des formes respectueuses de coopération sur le plan bilatéral, ainsi que dans le cadre de l'UEEA et de l'OCS. Compte tenu de l'entente bilatérale avec Pékin, nous tentons d'harmoniser tous ces processus avec des projets réalisés dans le cadre de l'initiative chinoise "La Ceinture et la Route". Cela suscite également l'intérêt des pays de l'ASEAN. Nous estimons qu'il est nécessaire de réunir les efforts de tous les pays du grand continent eurasiatique - l'OCS, l'UEEA, l'ASEAN - et de laisser la porte ouverte à l'UE pour qu'elle se joigne à tous les processus d'intégration. Sinon, nous perdrons la possibilité de profiter de notre avantage concurrentiel naturel du fait que nous vivons sur le même continent énorme. En ce qui concerne les États-Unis et leurs tentatives de jouer sur la Russie et la Chine, c'est une vielle histoire. Ce sujet était déjà évoqué par les jeunes Zbigniew Brzeziński et Henry Kissinger. Nous suivons évidemment l'analyse occidentale de cette question. On l'a évoquée lors de mes rencontres à Washington. Mais je ne vais pas vous préciser les détails, pour des raisons évidentes.
Dimitri Simes: Mais on l'a évoquée?
Sergueï Lavrov: Oui. Quand on a entendu des appels à faire revenir la Russie au sein du G7 pour rétablir le G8, la plupart des analystes l'expliquaient exactement par les raisons que vous venez d'évoquer: la volonté d'éloigner la Russie de la Chine. Mais il s'agit d'un format peu représentatif. Il ne peut rien décider en son sein. Ce fait a été avoué lors de la formation du G20 réunissant le G7, les Brics et d'autres pays-clés. En ce qui concerne le dernier commentaire sur la Russie, la Chine et les États-Unis, Henry Kissinger a évoqué ce sujet pendant notre rencontre cet automne. Il a écrit il y a quelques années tout un livre sur la Chine. Ce livre est assez réfléchi. Selon lui, la situation idéale pour les États-Unis serait que leurs relations avec la Russie et la Chine soient meilleures que celles entre la Russie et la Chine.
Dimitri Simes: C'est absolument logique du point de vue américain, n'est-ce pas?
Sergueï Lavrov: Certainement, mais ce n'est pas très réaliste. Nous n'aggraverons pas nos relations avec la Chine pour faire plaisir aux Américains. Mais il faut au moins reconnaître la justesse de l'idée selon laquelle il est nécessaire d'atteindre ses objectifs par des actions positives et le développement de la coopération plutôt que par des sanctions et des ultimatums.
Viatcheslav Nikonov: Aujourd'hui, les relations entre la Russie, les USA et la Chine sont exactement le contraire de ce qui avait été prédit par Henry Kissinger, parce que les États-Unis mènent une politique de double endiguement - à la fois à l'égard de la Chine et de la Russie. Par conséquent, les USA ont de très mauvaises relations avec la Russie et, cela va sans dire, avec la Chine. Je pense que les USA ne parviendront jamais à atteindre la parité dans les relations entre la Russie et la Chine.
Vous avez été à Paris pour participer aux négociations. Des sources ukrainiennes ont même signalé qu'à un certain moment, vos nerfs ont lâché. Honnêtement, j'ai du mal à imaginer une chose pareille car je vous connais depuis très longtemps, et je ne peux même pas imaginer que vous puissiez perdre votre retenue, même en discutant avec la délégation ukrainienne.
À Paris, avait-on le sentiment que Kiev avait quand même l'intention de se conformer aux accords de Minsk? Y avait-il une différence dans le comportement de l'équipe de Vladimir Zelenski par rapport à l'équipe précédente de Piotr Porochenko, avec laquelle, d'ailleurs, le dialogue a cessé depuis longtemps? Peut-on espérer que l'équipe de Vladimir Zelenski pourra faire avancer le processus de Minsk?
Sergueï Lavrov: Cela fait beaucoup de questions. Premièrement, en ce qui concerne les accords de Minsk, la plus grande réussite de la rencontre à Paris a été l'adoption d'un document, qui, dans ses premières lignes, proclame que tous les participants sont attachés à la mise en œuvre complète des accords de Minsk. Ensuite, le texte expose des mesures concrètes que le Format Normandie demande au Groupe de contact d'examiner et d'adopter, y compris le désengagement des forces et des moyens, le déminage, l'échange de prisonniers selon une formule "tous contre tous", le travail au niveau des conseillers et des ministres pour préciser tous les aspects juridiques du statut spécial du Donbass, y compris l'intégration de la "formule Steinmeier" dans la législation ukrainienne, etc. Toutes ces mesures sont des étapes concrètes de la mise en œuvre des accords de Minsk. Mais le président russe Vladimir Poutine a dit qu'une fois revenus à Kiev, les membres de la délégation ukrainienne, à commencer par le président Vladimir Zelenski et le ministre des Affaires étrangères Vadim Pristaïko - sans parler du ministre de l'Intérieur Arsen Avakov qui était aussi présent en coulisses lors des négociations - ont commencé à faire des déclarations qui, en fait, balayaient tout ce qui était écrit dans ce texte. D'ailleurs, cela avait déjà commencé à Paris. C'était un moment très révélateur, quand les Ukrainiens ont commencé à revenir sur le document convenu d'avance, et Vladimir Zelenski a déclaré de façon assez dure et ferme qu'il ne pourrait pas soutenir l'appel au désengagement des forces tout le long de la ligne de contact.
Viatcheslav Nikonov: Cela veut dire qu'il ne sera pas en mesure de soutenir la séparation des forces stipulée par les accords de Minsk?
Sergueï Lavrov: Les accords de Minsk le stipulent comme l'un des objectifs. Nous devons progresser vers cet objectif. Dans le document de Paris, il y a cette phrase qui dit que les leaders du Format Normandie s'adressent au Groupe de contact pour convenir du désengagement des forces et des moyens tout au long de la ligne de contact. Cette phrase a été convenue il y a un mois.
Le président Vladimir Zelenski a dit qu'il ne pouvait pas soutenir cet objectif sous prétexte qu'il serait très lointain, et que le désengagement qui a déjà eu lieu - à Stanitsa Louganskaïa, à Petrovskoye et à Zolotoye - lui ayant pris plus de cinq mois, si l'on extrapolait un désengagement définitif à cette vitesse prendrait sept ou même dix ans. Pour cette raison, il peut seulement accepter que le Format Normandie appelle le Groupe de contact à convenir du désengagement dans trois autres zones. La réponse de Vladimir Poutine était de dire: d'accord, nous pouvons l'écrire comme cela, mais parallèlement à cet appel au désengagement dans trois endroits précis, disons quand même qu'en principe, nous appuyons le désengagement des forces et des moyens tout au long de la ligne de contact. Refus catégorique. Cela témoigne clairement du fait que même sur le point principal de sa campagne électorale, lorsque le président Vladimir Zelenski disait qu'il voulait, avant tout, mettre fin à la guerre pour que les gens ne meurent plus, même sur ce point-là, il a les mains liées. Soit il a certains engagements vis-à-vis de ceux qui ne veulent pas mettre fin au conflit, soit il comprend simplement qu'il pourrait avoir des problèmes en revenant chez lui.
Viatcheslav Nikonov: Comment la chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron ont-ils réagi à cette tentative de revisiter le document? C'est quand même un manque de respect flagrant à l'égard des parties qui avaient négocié d'avance cette position.
Sergueï Lavrov: Avec surprise. Malheureusement, ils n'ont pas pu "hausser le ton" au moins sur cette question pour confirmer la tâche de désengager les forces et les moyens tout au long de la ligne de contact.
Dmitri Simes: N'ont pas pu ou n'ont-ils pas voulu?
Sergueï Lavrov: Sans doute, n'ont pas pu, parce que…
Dmitri Simes: Parce qu'ils ne le voulaient pas?
Sergueï Lavrov: Oui, probablement.
Dmitri Simes: Je voudrais connaître votre opinion - peut-être je vous demande de me donner une réponse non diplomatique, incorrecte et impossible, mais je vais essayer quand même…
Sergueï Lavrov: On verra bien.
Dmitri Simes: Ce que vous et Viatcheslav Nikonov avez dit démontre bien que la délégation ukrainienne et le président ukrainien n'étaient pas très expérimentés en matière de protocole diplomatique. Cela se comprend. Cela peut changer avec une certaine expérience et avec l'âge. Une autre hypothèse: l'Ukraine est profondément incapable de trouver un terrain d'entente avec la Russie, même pas à cause du Donbass ou de la Crimée, mais parce que toute la nouvelle identité ukrainienne se construit sur la base de la confrontation avec la Russie. C'est la façon dont ils se présentent à l'Occident, c'est l'objectif pour lequel ils demandent des subventions, c'est la base sur laquelle ils veulent unir leur peuple. Qu'en pensez-vous, dans quelle mesure cela est-il vrai?
Sergueï Lavrov: Je pense que cela est vrai dans une large mesure. Cela a commencé bien avant les événements de février 2014 et tout ce qui a suivi. Ledit "premier Maïdan" a eu lieu fin 2004 - début 2005, au moment des élections en Ukraine, lorsque la Cour constitutionnelle a décidé de lancer un troisième tour, bien que celui-ci ne soit pas prévu par la Constitution. La Russie ne pouvait alors aucunement être associée à ces événements, mais les politiciens européens, y compris les membres des gouvernements des pays européens, les membres de l'Otan, de l'Union européenne, ont publiquement déclaré: l'Ukraine doit choisir entre l'Europe et la Russie.
C'est-à-dire que cette russophobie est imposée consciemment et systématiquement depuis assez longtemps. Une génération de gens qui ont cru à cette propagande est certainement déjà apparue. Voilà pourquoi cet élément est bien sûr présent dans nos relations, et nous avons appelé à plusieurs reprises nos collègues européens à entendre raison, à ne pas ériger de nouveaux murs, à ne pas tracer de nouvelles lignes de démarcation et à travailler ensemble. Nous leur avons proposé de promouvoir ensemble leur concept de partenariat oriental, qui vise six pays de la CEI. Nous avons proposé de faire pareil avec leur nouveau concept pour l'Asie centrale. Ils ne veulent même pas indiquer dans leurs documents que les pays en question sont les six pays de la partie européenne de la CEI et de la Transcaucasie et les cinq pays d'Asie centrale, qu'ils sont tous soit les membres soit de la CEI, soit de l'UEE, soit de l'OCS, soit de l'OTSC. Toutes les doctrines que l'Europe développe à l'égard de ces pays l'ignorent complètement. C'est triste. Mais je pense que cette erreur sera un jour reconnue - et mieux vaut tôt que jamais.
En ce qui concerne l'expérience ou le manque d'expérience de l'équipe du président ukrainien Vladimir Zelenski, des diplomates de carrière qui ont occupé plusieurs postes au sein du gouvernement ukrainien en font partie. Je ne pense donc pas qu'ils manquent vraiment de négociateurs expérimentés. Les récentes négociations sur le dossier gazier et sur d'autres aspects de notre coopération montrent bien que, malgré toutes les difficultés, les Ukrainiens comprennent la nécessité de trouver des solutions. Mais pour l'instant il m'est difficile de dire dans quelle mesure nos collègues ukrainiens sont capables de s'entendre.
Je vais citer deux exemples de ce qui a été convenu à Paris. J'ai déjà mentionné le désengagement des forces et des moyens. Mais même quand, la semaine dernière, le Groupe de contact s'est réuni pour examiner ces trois nouvelles zones, la partie ukrainienne, selon mes informations, a proposé trois endroits au milieu de nulle part, dans les champs, où le désengagement n'aurait aucun effet sur la sécurité des gens et de l'infrastructure civile. Tandis que dans les villages où il est justement nécessaire d'atténuer les menaces contre les civils, ils ont catégoriquement refusé de déterminer ces trois nouveaux points de séparation et de désengagement. Deuxième exemple très révélateur: à Paris, on a appelé le Groupe de contact à convenir des listes pour l'échange de prisonniers selon le principe "tous contre tous". C'était l'objectif, mais lorsqu'ils ont comparé les listes couvrant toutes ces années, il s'est avéré que toutes les listes n'avaient pas été mutuellement confirmées. Mais il y a des listes qui sont reconnues des deux côtés en tant que listes de personnes réelles, tout le monde sait où elles se trouvent et comment elles doivent être libérées et échangées. Cela a été clairement fixé, discuté par les dirigeants: Vladimir Poutine et Vladimir Zelenski ont déclaré en présence d'Angela Merkel et d'Emmanuel Macron que ces personnes avaient été déterminées, qu'il y avait des listes, et que nous serions donc en mesure de les échanger. Maintenant, un nouveau critère vient d'apparaître au sein du Groupe de contact: déterminées, oui, mais elles ne sont pas toutes "libérées de poursuites judiciaires". Cela crée un nouvel obstacle pour que les gens puissent rentrer chez eux avant Noël et le Nouvel an.
Viatcheslav Nikonov: Ma question n'est pas diplomatique. Le président ukrainien Vladimir Zelenski est un mystère pour beaucoup de monde. Vous l'avez rencontré en personne, vous l'avez regardé dans les yeux et avez entendu ses arguments. Est-il capable de faire preuve d'une volonté politique et d'exercer un contrôle sur sa propre élite pour réaliser des avancées positives et sérieuses quelconques dans les relations entre nos pays?
Sergueï Lavrov: Je ne doute pas que lui personnellement, en tant qu'individu, politicien et président, le veuille. En même temps, nous voyons qu'en Ukraine certains essaient par tous les moyens possibles de l'empêcher de le faire, et tentent de maintenir les humeurs russophobes dans la politique extérieure, d'alimenter le conflit dans le Donbass qui convient à beaucoup de monde. C'est regrettable, mais nous serons prêts à l'épauler dans la mesure du possible, notamment en encourageant Donetsk et Lougansk à adopter une approche aussi constructive que possible dans la mise en œuvre des décisions qui seront convenues par le Groupe de contact sur proposition du Format Normandie.
Dmitri Simes: Je me souviens du déjeuner que nous avions eu à New York il y a de nombreuses années, quand vous n'étiez pas encore ministre mais représentant permanent de la Russie auprès de l'Onu. Avant de vous rencontrer personnellement, j'étais attiré par vos interventions à l'Onu qui se distinguaient, par leur ton et leur sarcasme raisonnable, du ton assujetti et timide de la diplomatie russe qui était principalement usité à l'époque. Et lors de notre premier déjeuner, vous m'avez dit quelque chose du genre: "Dmitri, l'une des plus grandes erreurs est de prédire le comportement de la Russie en se basant sur ce qui se passe aujourd'hui. Ce n'est pas la façon dont la Russie va probablement se comporter dans la durée". Vous aviez raison. Si on essaie de se projeter l'année prochaine, on y retrouve plusieurs défis dont vous avez parlé de manière très éloquente et convaincante. Notamment, si j'ai bien compris, vous avez dit que le président américain Donald Trump avait une approche différente des relations avec la Russie par rapport à la majorité des membres du Congrès, et qu'il ne serait sans doute pas démis de ses fonctions dans un avenir proche, mais au contraire qu'il avait des chances réelles d'être réélu. Alors, peut-être, il pourra mener une politique qui reflétera mieux ses préférences personnelles. Cela peut avoir un effet sur l'Ukraine, car si le président Vladimir Zelenski tient aussi à s'acquitter de ses promesses devant les électeurs et rechercher la paix avec la Russie, une position différente de Washington pourrait lui donner la marge de manœuvre nécessaire.
Vous venez d'évoquer le président français Emmanuel Macron qui a commencé à voir les imperfections de l'Otan. Dans quelle mesure pensez-vous que l'année prochaine pourrait constituer une année de progrès, voire de percée en matière de la sécurité internationale?
Sergueï Lavrov: Dans la mesure où nous pourrons convaincre nos partenaires que nous devons tous chérir ces premiers bourgeons de la compréhension de l'anomalie de la situation actuelle, et que nous devons cultiver ces premières pousses pour revenir à la table des négociations et commencer à parler sans ultimatums, sans accusations infondées, ce qui nous permettra de mesurer tous les événements à l'aune du droit international.
Nous venons de parler de l'Ukraine. Aujourd'hui, au début de chaque conversation portant sur l'Ukraine, nos partenaires occidentaux disent tout de suite: "Si seulement vous n'aviez pas annexé la Crimée", "si seulement vous n'aviez pas occupé le Donbass". Nous répondons: et pourquoi pas regarder la situation à partir de février 2014, à partir du coup d'État anticonstitutionnel, et non pas à partir de mars 2014, comme vous le voulez? Les putschistes ont piétiné les signatures de l'Allemagne, de la France et de la Pologne, apposées sur l'accord avec l'ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch, qu'ils ont déchiré, crachant ainsi au visage de toutes ces puissances européennes. Et personne ne les a même appelé à respecter l'accord qu'ils avaient violé, personne. Cela a été avalé, cela a été accepté, du genre "mort, donc mort".
Un peu plus tard, en 2014, il y a eu un coup d'État au Yémen. Le président yéménite Mansour Hadi s'est enfui en Arabie saoudite, où il vit encore aujourd'hui. L'ensemble de la communauté internationale partage l'avis selon lequel, pour régler le conflit, il faut faire revenir le président Hadi au Yémen et forcer l'opposition à entamer des négociations avec lui. Ne s'agit-il pas là des fameux doubles standards? Sans aucun doute. En quoi le Yémen est-il meilleur que l'Ukraine ou différent de l'Ukraine? Je ne sais pas. Donc, quand on nous dit que nous devons faire quelque chose, nous répondons qu'ils doivent quand même d'abord comprendre que leur complaisance à l'égard de ce qui s'est passé en Ukraine, leur silence après que ces nouvelles autorités, ces putschistes, par leur premier décret, ont annoncé l'abolition de la loi qui garantissait les droits de la minorité nationale russophone (le décret n'a finalement pas été adopté, mais a bien montré les instincts politiques des nouvelles autorités), lorsque ceux qui ont eu recours à la force sur le Maïdan, ont commencé à menacer publiquement d'expulser les Russes de Crimée, lorsqu'ils y ont envoyé des "trains d'amitié" - des combattants pour occuper le bâtiment du Conseil suprême de la République autonome de Crimée, l'Occident, les membres de l'Otan, ont appelé ces nouvelles autorités à recourir à la force de façon "proportionnée". C'est-à-dire qu'ils n'étaient même pas opposés à l'usage de la force par ces putschistes contre le reste du peuple.
Ni la Crimée ni le Donbass n'ont attaqué personne. Eux, par contre, ont été déclarés terroristes uniquement parce qu'ils ont dit: le nouveau pouvoir est illégitime, ne nous touchez pas, s'il vous plaît, nous voulons comprendre ce qui se passe. Ils n'ont pas attaqué le reste de l'Ukraine. Ce sont les putschistes qui les ont attaqués en les proclamant terroristes.
Bien sûr, la réputation de l'Union européenne en a pris un coup. Et ce n'était pas la première fois. Si l'on étudie les accomplissements de l'Union européenne dans le cadre du dossier du Kosovo (ils se sont proposés en tant qu'intermédiaire entre Pristina et Belgrade), en 2013, un accord a été signé sur la création de la communauté des municipalités serbes au Kosovo. L'accord a été signé et approuvé, certains droits ont été délégués aux municipalités serbes, notamment le droit d'avoir des symboles "semi-étatiques", mais aussi des droits réels portant sur la vie quotidienne tels que les droits linguistiques, etc. Pristina a refusé de les appliquer, et l'Union européenne s'est montrée complètement impuissante. Bien sûr, nous souhaitons que l'Union européenne regagne la conscience de son rôle actif et équitable dans les affaires mondiales. J'ai écouté il y a quelques jours le discours du trône de la reine du Royaume-Uni Elizabeth II, qui a dit: après avoir quitté l'Union européenne, nous serons, entre autres, beaucoup plus actifs dans la politique extérieure. Vous voyez, c'est une logique un peu étrange. Tant que nous faisions partie de l'Union européenne, nous n'étions pas très actifs, tandis que quand nous serons seuls nous allons faire des choses. À l'Union européenne en tant qu'acteur potentiellement très fort de la politique étrangère, je souhaiterais plus d'indépendance.
Viatcheslav Nikonov: Monsieur Lavrov, nous nous rencontrons à la veille de la nouvelle année. L'année 2020 sera une année symbolique, le moment de faire le point sur plusieurs choses: les 20 premières années du XXIe siècle, les 20 ans de la présidence de Vladimir Poutine et plus de 15 ans de votre fonction en tant que chef de la diplomatie russe. Quels sont pour vous les grands résultats de cette année et de ce premier cinquième du XXIe siècle?
Sergueï Lavrov: Vladimir Poutine a bien résumé les résultats de l'année lors de sa grande conférence de presse. Effectivement, le chiffre est symbolique, un cinquième de siècle, 2020, on est tenté de faire certaines généralisations, mais nous sommes maintenant au milieu d'une période historique très étendue. Nous sommes au milieu du chemin. D'un chemin qui doit nous conduire à des relations fondamentalement nouvelles sur la scène internationale, avant tout entre les principales puissances mondiales. On comprend que cette tâche devient de plus en plus urgente, mais nous sommes encore loin de là. Notre objectif est de changer notre attitude les uns envers les autres sur l'échiquier mondial et d'essayer de passer à un dialogue basé sur le respect mutuel, la prise en compte des intérêts des uns et des autres et sur la recherche d'un juste équilibre des intérêts dans le cadre des principes qui sont inscrits dans la Charte des Nations Unies.
Dmitri Simes: Vous savez, Monsieur le ministre, comme on dit, les vainqueurs écrivent l'histoire. Vous venez de montrer que chaque pays a sa propre chronologie et sa logique, et cela est sans doute impossible à surmonter, mais je veux bien croire qu'un certain rapprochement est néanmoins possible.
Sergueï Lavrov: Je ne peux pas m'empêcher de commenter ce que vous venez de dire, que l'histoire est écrite par les vainqueurs. Si c'est bien le cas, les accords de Minsk doivent être réalisés de A à Z, jusqu'à la dernière virgule.